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PÉROU - Miguel Palacín : « Il y a cinq ans, il n’y avait pas de mouvement indien ; maintenant nous sommes acteurs »

Martín Cúneo et Emma Gasco

lundi 7 novembre 2011, mis en ligne par Dial

Cet entretien avec Miguel Palacín, l’un des fondateurs de la Confédération nationale des communautés affectées par les mines (CONACAMI) et actuel coordinateur de la Confédération andine des organisations indiennes (CAOI), a paru dans le numéro 153 du journal Diagonal (27 juin 2011). On verra qu’on y retrouve certaines des idées développées dans le texte de Benjamín Maldonado, publié dans ce même numéro. La traduction de ce texte et du suivant, des mêmes auteurs, est l’occasion pour nous de saluer la qualité du travail de ces deux journalistes, que l’on peut découvrir plus en détails sur leur site, Los movimientos contraatacan.


Miguel Palacín a été l’un des fondateurs de la Confédération nationale des communautés affectées par les mines (CONACAMI) et il est aujourd’hui coordinateur de la Confédération andine des organisations indiennes (CAOI). Dans cet entretien réalisé à Lima avant le second tour des élections [5 juin 2011], il fait le point sur la situation du mouvement indien au Pérou.

Le retour sur la scène d’Ollanta Humala représente un changement dans le panorama politique. Les mobilisations de 2009 et 2010 ont-elles eu une influence sur ce changement ?

Ollanta porte tout le mécontentement social, mais ce n’est pas lui qui devrait jouer ce rôle. Nous, mouvements indien, paysan, syndical et environnemental, nous avons été exclus et mis en échec avant l’inscription des listes. Les règles ont été pensées pour cela. Et Ollanta a viré au centre. Il a été obligé de dire qu’il allait conserver le modèle économique et qu’il n’allait pas changer la Constitution. Mais les mouvements demandent un changement de modèle, un modèle qui s’attaque aux dirigeants et les tue. Tout le discours des moyens de communication et des analystes est de dire que le modèle est excellent et que nous ne pouvons pas le changer.

Quel danger de cooptation existe-t-il avec un gouvernement d’Ollanta ?

L’expérience de la Bolivie nous sert à ne pas commettre les erreurs qui ont été faites. Notre nature même n’est pas changée ; nous n’avons rien hypothéqué. C’est tout le contraire. Il peut se passer ce qui est arrivé en Équateur avec Rafael Correa qui est en train de criminaliser le mouvement. Il est préférable de maintenir cette indépendance politique. Après la guerre interne atroce [entre le Sentier lumineux et l’État] qui nous a désarticulés, le mouvement a réussi à entamer un processus de croissance.

« La guerre interne a provoqué une profonde désarticulation. C’est la droite qui en a profité et qui a pris les commandes. »

Si le Pérou est à la traîne quant au fait d’avoir un président « progressiste », est-il aussi à la traîne en ce qui concerne la montée en puissance des secteurs populaires ?

La guerre interne a généré une profonde désarticulation. C’est la droite qui a en a profité et qui pris les commandes. Avec la chute de Fujimori, la jeune génération est arrivée à s’organiser, ce fut la première apparition du mouvement social. C’est là que s’est rendu visible le mouvement indien et paysan. Il y a cinq ans, il n’y avait pas de mouvement indien ici ; nous étions de simples paysans. On nous avait réduits à cela et nous n’avions pas de projet politique. Mais aujourd’hui, nous sommes arrivés à faire partie du mouvement social, nous ne sommes plus auditeurs d’ONG ; maintenant, nous sommes acteurs.

Crois-tu que les secteurs sociaux ont assez de force pour conditionner la politique du futur gouvernement ?

Bien sûr. Bien que nous ayons une tâche compliquée parce que quelques secteurs sociaux, principalement dans les villes côtières, ont un autre programme, ils parlent de redistribution des richesses, de droits humains… Par contre, nous qui venons du Pérou réel, nous demandons autre chose : un changement de modèle, le changement de l’État centraliste. Il faut décentraliser et redistribuer les pouvoirs et la richesse et surtout consulter pour prendre les décisions. Nous devons être les maîtres de nos ressources.

« Lorsque l’État attribue des concessions, il ne nous consulte pas. Et quand les gens disent : “non”, l’État commence à les poursuivre. »

Quels ont été les évènements importants pour le mouvement indien ces dernières années ?

Depuis mai 2008, le mouvement indien agit de manière visible ; nous avons décidé de nous organiser sur nos terres, de travailler avec les bases et nous avons commencé à faire de grandes mobilisations de 15 jours, un mois… Ce furent les soulèvements de Canchis, de Pasco, dans le nord… Le point névralgique du choc avec l’État a été Bagua [soulèvement indien en 2009 à cause des lois qui ouvraient la forêt aux multinationales] [1].

Bagua a montré au monde qu’ici il y a une atteinte aux droits, qu’ici on tue les gens qui protestent, que l’État résout les problèmes avec des armes, avec des juges et avec des procureurs et ne les résout pas politiquement. Le gouvernement voulait faire un exemple avec ceux qui s’étaient mobilisés et cela s’est retourné contre lui ; ceux qui portaient des armes, ceux qui venaient pour tuer, ce sont eux qui sont morts. Un fait sans précédent, non seulement à cause des morts, mais par sa signification. Et l’État ne sait toujours pas comment expliquer ce qui s’est passé parce qu’il n’y a pas de preuves. Parce que les principaux responsables ont été Alan García [2] et Meche Cavanillas [3].

Dans toute cette montée en puissance, quel rôle a eu la lutte contre l’industrie minière ?

Cette lutte est une des priorités. L’industrie minière est présente sur tous les territoires [indiens] : sur la côte, dans les Andes et en Amazonie. Quand l’État attribue des concessions, il ne consulte pas ; et quand les gens disent « non », l’État commence à les poursuivre et à les criminaliser. Les morts sont toujours des pauvres ; ce sont des paysans en résistance contre l’industrie minière. Il y a des gens qui ont jusqu’à 20 procès, il y a des gens qui sont dans les prisons.

Quel résultat concret a eu la lutte contre l’industrie minière ?

En 2002, on a obtenu d’engager une consultation à Tambogrande ; et en 2006, à Ayabaca et Huancabamba. Il y a eu ensuite la consultation de Tacna et celle de Tía María [Tante Marie]. Tout un processus de consultation avec mandat de l’ONU, par le biais du rapport d’un défenseur des droits des peuples indiens. Le Congrès a approuvé la loi de consultation préalable, mais le gouvernement objecte que dans le pays ce qui prime, c’est la Constitution actuelle et que les ressources naturelles sont patrimoine de l’État. Mais la Convention 169 de l’OIT qui impose la consultation a été ratifiée en 1994 et est donc devenue ainsi loi nationale. Le gouvernement est obligé de consulter les communautés.

« Il y a deux Pérou : le Pérou légal qui est Lima et le Pérou réel. »

Comment a évolué le thème de l’invisibilité de l’Indien au Pérou, la perte de sa culture dans les villes ?

Le Pérou est un pays très raciste et Lima est le miroir de ce racisme. Si quelqu’un parle quechua ici, il est exclu ; si tu portes un chapeau, c’est que tu fais partie du folklore. Et tes propres compatriotes te regardent ainsi. Pourquoi ? Parce que l’éducation est faite pour cela, pour la haine et pour l’oubli. Toutes les constitutions politiques de l’État ont été faites contre les Indiens et sans les Indiens. Tous les textes scolaires ont été faits à partir d’une optique occidentale, depuis Lima qui regarde vers la mer ou vers Washington. Quand tu vas à l’école et que tu parles en quechua, on te frappe ; quand tu ne prononces pas bien l’espagnol, tu es objet de moqueries, et cela bien qu’à Lima il y ait 70 % de migrants et de personnes qui parlent le quechua. Il y a deux Pérou : le Pérou légal et le Pérou réel.

Quelle différence crois-tu qu’il y ait avec la Bolivie où il semble que l’identité indienne se soit davantage maintenue ?

Nous avons vécu des processus différents à partir de la même colonisation. Ici la colonisation a été tellement dure que celui qui se révoltait le payait de son sang avec toute sa génération. Quand Tupac Amaru [4] se souleva, 150000 personnes moururent. Tous les pays célèbrent en ce moment le bicentenaire [de leur indépendance]. Au Pérou, il nous manque encore treize ans. Notre pays a été le dernier à obtenir la liberté et ce ne sont pas les Péruviens qui l’ont fait. San Martín s’est battu pour que soit proclamée l’indépendance du Pérou sur la Plaza de Armas, mais sans Indiens [5]. Les Indiens étaient sur le Cerro San Cristóbal et on ne leur a pas permis d’entrer [dans la ville]. Cela n’a été qu’un passage de pouvoir de la colonie aux enfants de la colonie. On a reconnu les Indiens en 1919 et la lutte a continué jusqu’aux années 60 quand on a fait la réforme agraire et qu’on leur a rendu les terres, mais pas leur territoire. En 1993, Fujimori efface deux droits des peuples indiens : que les terres ne peuvent pas être mises sous séquestre, elles sont imprescriptibles et inaliénables. Maintenant elles peuvent être vendues et être hypothéquées. Avec la réforme agraire on a restitué les terres et on a aussi créé des coopératives. Le problème, c’est que ces coopératives, très vite, ont été privatisées. Et aujourd’hui, il y a des coopératives contrôlées par des bandes armées. De plus, elles étaient avant limitées à 2000 hectares ; maintenant, elles peuvent atteindre 40000 hectares. On est en train de revenir de manière dissimulée au latifundio.

« Il y a quelque 16 millions d’hectares en concession dans la région amazonienne et dans la région andine, plus de 24 millions. »

Pourquoi dit-on que le Pérou est un paradis pour les multinationales ?

Le nœud du problème est la Constitution qui donne la priorité à la propriété et à l’investissement privé. Fujimori a édicté en plus un ensemble de lois qui bénéficie à l’investissement. Si tu as signé un contrat de stabilité économique et juridique, cela se situe au-dessus de la Constitution parce que c’est un contrat entre l’État et l’entreprise. Il est facile de tuer quelqu’un qui proteste et qui est propriétaire de la terre : voila la sécurité juridique. Approximativement, il y a quelque 16 millions d’hectares en concession dans la région amazonienne et, dans la région andine, plus de 24 millions. Ce sont tous des territoires indiens et on voit apparaître peu à peu l’autre empire, l’empire brésilien qui, avec ses entreprises, est en train d’obtenir des concessions pour construire d’énormes centrales hydroélectriques et ouvrir des voies d’intégration comme la fameuse route interocéanique nord (IIRSA) [6]. Et tout cela, ce sont les gouvernements « progressistes » comme ceux d’Evo, de Chávez ou de Correa qui le font.

Est-ce un bon moment pour les mouvements sociaux ?

Le mouvement social ne vient pas à maturité parce qu’on le souhaite, il vient à maturité quand c’est le moment. Ici, nous avons deux courants : les mouvements sociaux d’après les années 90 et ceux d’avant. La pratique des organisations d’avant relève encore du système des caudillos ; elle est arriviste… Cela va disparaître. Le mouvement social, c’est autre chose : c’est celui qui est dans la rue le matin pour vendre ses produits et l’après-midi rejoint la lutte. La lutte se passe à la campagne. Comment organiser cette lutte pour aller au-delà, c’est la clef du problème.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3170.
 Traduction de Bernard & Jacqueline Blanchy pour Dial.
 Source (espagnol) : Diagonal, n° 153, 27 juin 2011.

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[1Le 5 juin 2009, un affrontement s’est produit à Bagua entre les forces de l’ordre et les Indiens mobilisés contre les décrets favorables aux exploitations minières jugés dangereuses pour leurs territoires et le décret privatisant leurs terres, faisant au moins 34 morts, dont au moins 10 parmi les policiers – NdT.

[2Le président de l’époque (2006-2001) – note DIAL.

[3Mercedes Cabanillas était alors ministre de l’intérieur – note DIAL.

[4Tupac Amaru a été exécuté en 1781 – NdT.

[5L’indépendance du Pérou a été déclarée par San Martín en 1821 – NdT.

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