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DIAL 2905
AMÉRIQUE DU SUD - Sommets de Cochabamba : vers quelle intégration ?
Sally Burch
lundi 1er janvier 2007, mis en ligne par
L’intégration du continent sud-américain est en cours, depuis notamment le rapprochement de la Communauté andine des Nations (CAN, composée de la Bolivie, de la Colombie, de l’Équateur, du Pérou, et du Venezuela – ce dernier étant en cours de désaffiliation) et du Mercosur (Marché commun du Sud, composé de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay, et du Venezuela [1]) et la création de la Communauté sud-américaine des Nations (CSN) le 8 décembre 2004. Comme le souligne Sally Burch dans cet article publié par ALAI le 14 décembre 2006, la question est désormais de savoir la forme qu’elle prendra. Intégration traditionnelle basée sur le libre-échange, et bénéficiant d’abord aux acteurs économiques majeurs, ou intégration des peuples, par les peuples et pour les peuples ? C’est la problématique qu’évoquent les deux sommets qui se sont tenus à Cochabamba (Bolivie), début décembre.
Les deux rencontres qui ont eu lieu la semaine dernière à Cochabamba en Bolivie – le Sommet sud-américain des Nations (8 et 9 décembre) et le Sommet social pour l’intégration des peuples (du 6 au 9 décembre) – sont un nouveau signe des changements que vit actuellement l’Amérique latine. Cependant, il est encore tôt pour juger si le processus d’intégration qui s’ébauche dans le sud du continent marquera réellement un nouveau cap pour le développement économique, politique et social, ou s’il ne sera qu’une prolongation du modèle antérieur, enrobé d’un discours innovant.
Alors que le Sommet officiel a obtenu de timides progrès dans les accords pour institutionnaliser le processus d’intégration sud-américaine, le Sommet social, pour sa part, a été marqué par les avancées proposées par les mouvement sociaux de la région qui cherchent à donner corps à un modèle d’intégration mettant en avant les droits humains, la justice sociale, la coopération entre les peuples et la solidarité. Dans ce dernier rassemblement, quelques 4 400 personnes (chiffre qui dépasse de 50% ce qu’on attendait), principalement des réseaux et des organisations sociales d’Amérique latine et de Bolivie, ont participé aux ateliers, aux débats et aux 14 tables rondes thématiques ou sectorielles qui ont élaboré des propositions à présenter aux gouvernements et aux peuples de la région.
Le caractère des deux sommets - surtout le social - a été fortement marqué par la réalité du pays d’accueil, la Bolivie, dont le gouvernement, issu des mouvements sociaux eux-mêmes, a ouvert de larges espaces de participation politique. Il a été marqué également par l’importance dans ce pays de la présence indigène, majoritaire parmi les 30 000 personnes présentes lors de la séance de clôture, et par les expressions répétées de solidarité internationale avec le processus bolivien en butte aux pressions de la droite nationale qui, avec des grèves de la faim et l’occupation d’édifices publics, ont cherché à bloquer les réformes en marche.
Confronter les visions
Le Sommet social n’a pas prétendu être un contre-sommet, mais plutôt un espace d’accompagnement, de proposition et de dialogue avec le Sommet officiel – sans écarter la critique –, à partir d’un espace autonome des mouvements sociaux et citoyens. S’il est vrai que l’appui du gouvernement bolivien a été important, ce sommet a eu néanmoins le caractère d’un rassemblement auto-organisé par les mouvements et les organisations sociales regroupés dans l’Alliance sociale continentale, la Campagne continentale contre la ZLÉA [2], le Mouvement bolivien pour la souveraineté et l’intégration solidaire des peuples et autres organisations régionales. Après avoir été en tête des luttes contre la ZLÉA et les Accords de libre-échange [3] – avec les États-Unis, ces mouvements affrontent, dans la conjoncture actuelle, un défi nouveau et ardu : celui de passer de la résistance à la construction de propositions alternatives viables d’intégration, en mettant l’accent sur les peuples.
Selon le Manifeste de Cochabamba, déclaration politique du Sommet social, on vit actuellement un « nouveau moment politique et social, avec la formation de gouvernements sensibles aux demandes populaires qui se distancient du programme du gouvernement des États-Unis et des grandes entreprises et qui recherchent un chemin qui leur soit propre » ; cette conjoncture constitue une « opportunité historique… d’avancer vers une véritable intégration souveraine et pour les peuples ».
En plus des débats internes, des espaces formels de dialogue avec le Sommet sud-américain ont été créés : une délégation a été invitée à l’espace officiel pour échanger avec les vice-présidents des 12 pays de la région. Cette délégation a présenté ses inquiétudes et ses propositions sur le caractère général de la Communauté sud-américaine des Nations (CSN). Au Sommet social, sept dialogues ont rassemblé des représentant-e-s des gouvernements et des mouvements sociaux pour débattre de thèmes comme l’intégration énergétique, commerciale et financière, les infrastructures, les grands problèmes sociaux, l’environnement et l’eau. Plus encore : un nombre non négligeable de délégués officiels de différents pays sont venus écouter les débats qui ont eu lieu dans l’espace des peuples.
Divers-es participant-e-s ont souligné que le sommet est arrivé à une vision plus élaborée et solide des différents thèmes, comme on peut le voir dans les textes de conclusion des 14 tables rondes. S’est aussi renforcé la volonté de promouvoir une intégration qui ne soit pas construite sur le libre-échange « fondé sur l’exportation de produits de base et de biens naturels, sur l’endettement et l’inégale distribution de la richesse », comme le dit le Manifeste de Cochabamba.
Cependant beaucoup de personnes expriment aussi leur préoccupation devant certaines tendances présentes du sommet officiel. Il est certain que sous beaucoup d’aspects la Déclaration de Cochabamba, signée par les 12 présidents de la région (ou leurs représentants) reprend des éléments qui ont été défendus par les mouvements sociaux (comme le combat contre la pauvreté, l’exclusion et l’inégalité sociale ; la réduction des asymétries ; l’insistance sur la solidarité et la coopération ; le respect des droits des peuples autochtones ; l’égalité des sexes, entre autres). Mais, en même temps, plusieurs gouvernements ont une nette tendance à favoriser un modèle orienté vers les grands projets d’infrastructure, les investissements privés et étrangers et le libre-échange. Cela concerne parfois des présidents qui considèrent faire partie du camp progressiste, comme le président du Brésil, Lula da Silva, dont le discours au sommet officiel ressemblait à une apologie du néolibéralisme, particulièrement avec sa défense – qui n’est pas critique – de l’Initiative d’intégration de l’infrastructure de la région d’Amérique du Sud (IIRSA).
Ce projet, qui consiste en 300 mégaprojets pour améliorer les infrastructures d’échange du continent, a justement été durement critiqué lors du Sommet social parce qu’il répond uniquement aux intérêts des grands groupes économiques. Il prévoit la construction de grands axes qui constituent autant de corridors d’exportation « générant sur leur passage des corridors de misère et l’augmentation accélérée de la dette », comme le signalent les conclusions de la table ronde sur ce thème. Cela correspond à un modèle économique d’exportation de matières premières et d’extraction de biens naturels.
Le Sommet social : avancées dans les propositions
Les réunions thématiques du Sommet social pour l’intégration des peuples ont abordé les questions de la militarisation, de l’eau, du commerce, de l’agriculture, de la terre et des territoires, de l’énergie, de la revalorisation de la feuille de coca, de la justice et l’impunité, des migrations, des infrastructures, de la communication, du financement, de l’environnement et des industries d’extraction minières, des droits sociaux et des peuples autochtones. Les tables rondes sur l’énergie, les infrastructures et les peuples autochtones ont été particulièrement productives.
Les récentes mesures, en Bolivie notamment, pour récupérer le contrôle et les bénéfices des hydrocarbures, ont servi de point de départ aux débats sur l’énergie. Les propositions insistent sur la nécessité de renforcer les entreprises publiques, de nationaliser les réserves énergétiques, de garantir l’accès de tous à l’approvisionnement énergétique et de développer un modèle gaspillant moins d’énergie.
Pour ce qui est des infrastructures, on a avancé dans la formulation d’une contre-proposition à l’IIRSA qui appelle à la construction des « infrastructures pour l’intégration et le développement des communautés de tous les pays d’Amérique du Sud, étant entendu qu’elles doivent inclure des aspects politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux ». Cela passe par la rénovation des chemins de fer, la création d’entreprises publiques de transport maritime et par l’interconnexion des réseaux de télécommunications.
Les peuples autochtones, de leur côté, ont élaboré une proposition dans laquelle ils revendiquent l’intégration régionale qu’eux-mêmes sont en train de mettre en œuvre, partant du principe qu’ « aujourd’hui nos peuples doivent être les acteurs d’une intégration pour Vivre Bien en termes d’identité culturelle, d’harmonie entre nous et avec notre mère la terre ». La proposition souligne que « nous ne sommes pas le folklore des démocraties et nous ne demandons pas seulement des droits sectoriels. Nous sommes des acteurs cherchant à obtenir des changements structurels allant dans le sens du « Tout Pour Tous ». Les propositions indigènes touchent d’autres thèmes (comme les industries d’extraction minières, l’eau, l’environnement) et ont influencé les différentes propositions finales ; et ce d’autant plus qu’il s’agit aujourd’hui de répondre à des réalités politiques qui exigent des réponses plus urgentes.
L’Appel des Autochtones porte sur des thèmes divers, et notamment la nécessité de politiques publiques interculturelles, la représentation directe des peuples indigènes au sein de la CSN, la restructuration de l’IIRSA, les moyens de communication indigènes et l’intégration sans militarisation.
Quelques thèmes ont été récurrents dans les différents espaces thématiques : ainsi par exemple presque toutes les tables rondes demandent des mécanismes concrets pour garantir la participation citoyenne au processus d’intégration. Plusieurs tables exigent l’abrogation des traités bilatéraux de protection des investissements et refusent la présence militaire étrangère dans le sous-continent, et en particulier le Plan Colombie [4].
D’autres propositions ont été avancées : faire de l’accès à l’eau un droit humain, interdire sa privatisation, protéger les réserves d’eau et préparer une Convention sud-américaine de l’eau ; sur la question des droits sociaux, l’élaboration d’une Charte sociale de l’Amérique du Sud et l’établissement d’une citoyenneté régionale ; sur la question du financement, une juridiction pour les dettes, un fonds commun de réserve et la création de la Banque du Sud ; sur la question de la militarisation, la participation des organisations sociales aux décisions touchant aux politiques de défense et de sécurité nationale et le départ d’Haïti de la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, sous commandement du Brésil) ; sur la question de l’agriculture, une réforme radicale de la propriété de la terre dont la répartition actuelle ne peut pas durer ; sur la question de la communication, la reconnaissance du droit à la communication, l’adoption de politiques pour garantir l’accès citoyen aux moyens et aux technologies de communication, et le renforcement des réseaux régionaux de communication publique (comme Telesur).
Le Sommet social s’est caractérisé aussi par l’affirmation des diversités. Par exemple, on a pu noter la présence du secteur LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels), qui a participé à la commission d’organisation, et s’est mobilisé dans tout le pays pour apporter sur les divers thèmes des propositions en lien avec la lutte contre la discrimination basée sur l’identité. De leur côté, les femmes se sont autoconvoquées pour revendiquer droit de présence et de parole dans les processus d’intégration des peuples. S’il est vrai qu’en règle générale ces diversités ont été reconnues, les protestations n’ont pas manqué face à la présence majoritaire des hommes dans les postes de représentation et devant certaines expressions de sexisme et d’homophobie.
Pour l’avenir il reste un autre défi, car il ne suffit pas de faire de bonnes propositions, il faut aussi consolider les forces sociales qui les feront avancer. S’il est vrai que l’on part d’un fort capital de mouvements sociaux dans la région, il reste encore à définir comment réorienter et soutenir le dynamisme et les divers niveaux d’articulation obtenus par la Campagne continentale contre la ZLÉA et qui se sont prolongés avec les luttes contre les Accords de libre-échange.
Le Sommet officiel : le poids de la CAN et du MERCOSUR
La Déclaration de Cochabamba signée par les présidents évoque, parmi les objectifs de l’intégration, un nouveau contrat social sud-américain, l’intégration énergétique, les finances, l’industrie et la production, les infrastructures, la coopération économique et commerciale, la citoyenneté sud-américaine, les migrations et l’identité culturelle, la coopération environnementale, la participation citoyenne et la coopération pour la défense. Comme chaque point est développé en termes très généraux, la Déclaration ne permet pas d’apprécier l’orientation qui sera donnée à ces thèmes.
Mais c’est surtout dans les accords institutionnels que l’on commence à entrevoir la proximité du projet avec les modèles antérieurs d’intégration, avec le risque qui s’en suit d’hériter de ses défauts et de ses travers. Ainsi, par exemple, s’établit la coopération des secrétariats de la CAN, du MERCOSUR, de CARICOM [5], de ALADI [6] et de la CAF [7] avec les instances de la CSN.
Une autre décision a été d’amorcer le processus de création d’un parlement sud-américain, dont le siège devrait être établi dans cette même ville de Cochabamba. Il a aussi été décidé que le prochain Sommet aura lieu à Cartagena, en Colombie, en 2007.
Un développement plus complet de certains thèmes se trouve dans le second document émis par le Sommet officiel, la Synthèse de la IIIe Réunion de la Commission stratégique de réflexion sur le processus d’intégration sud-américaine, même si ce n’est pas un document consensuel.
Divers acteurs des mouvements sociaux remettent en question ce processus qui est perçu comme trop marqué par les influences cumulées de la CAN et du MERCOSUR qui portent le sceau du libre-échange et du modèle exportateur, ce qui pourrait rendre difficile la définition d’un modèle d’intégration nouveau et différent.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2905.
– Traduction de Bernard & Jacqueline Blanchy pour Dial.
– Source (espagnol) : ALAI, 14 décembre 2006.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Dans les deux cas, nous ne nommons ici que les membres permanents.
[2] Mis pour Zone de “libre-échange” des Amériques. ALCA est le sigle espagnol et FTAA est le sigle anglais.
[3] TLC en espagnol, mis pour Tratado de libre comercio.
[4] Plan de coopération entre les États-Unis et la Colombie pour éradiquer la production et donc le trafic de drogue. Il comporte une très large composante militaire.
[5] Acronyme anglais mis pour Caribbean Community and Common Market.
[6] Acronyme de Association latino-américaine d’intégration. Organisme d’intégration économique intergouvernementale d’Amérique latine, créé le 12 août 1980 par le Traité de Montevideo. Tous les pays d’Amérique latine sont libres d’y adhérer. L’organisme compte actuellement 12 membres, dont Cuba.
[7] Corporación Andina de Fomento (Corporation andine de développement). Organisme financier international composé par les pays de la CAN, certains pays d’Amérique latine, par l’Espagne et par 16 banques privées. L’organisme a été créé le 8 juin 1970.