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DIAL 2907

AMÉRIQUE LATINE - Option pour les pauvres et suite de Jésus

Gustavo Gutiérrez

lundi 1er janvier 2007, mis en ligne par Dial

La cinquième Conférence de l’épiscopat latino-américain et caribéen (CELAM) aura lieu au Brésil en avril 2007. Le thème choisi pour cette assemblée est « la suite de Jésus », expression traditionnelle signifiant « vivre en disciple de Jésus ». Actualiser aujourd’hui le témoignage de Jésus implique un dialogue étroit avec l’Évangile et avec les circonstances historiques. Dans cet ordre d’idées, le Document de participation à la Conférence met en valeur la portée de l’option préférentielle pour les pauvres, mais suggère aussi qu’il reste beaucoup à faire quand elle est prise comme point de départ (n. 34 m et 126). Les textes préparatoires peuvent être consultés sur le site du CELAM.

Le Père Gustavo Gutiérrez op, péruvien, fondateur de la théologie de la libération, nous propose de réfléchir aux liens étroits entre l’option pour les pauvres et la suite de Jésus-Christ. Nous publions l’essentiel du texte d’une conférence qu’il a donnée à l’occasion du 2ème Congrès latino-américain de Doctrine sociale de l’Église, organisé à Mexico du 11 au 15 septembre 2006.

Texte transmis à Dial par la Conferencia Interprovincial Dominicos América Latina y El Caribe (CIDALC).


L’option pour le pauvre pénètre au cœur de la vie chrétienne et se déploie dans différents domaines : la spiritualité, le travail théologique, et l’annonce de l’Évangile. Cette triple dimension donne force et perspective à l’option préférentielle pour le pauvre. Avant de voir ces divers aspects, il convient de rappeler l’exigence biblique du sens de l’autre, qui conduit au décentrage évangélique, racine de tout.

DEPUIS LE MONDE DE L’AUTRE

L’univers des pauvres et des petits apparaît comme le monde de l’autre au regard des secteurs sociaux, des personnes, critères et idées dominantes d’aujourd’hui.

Telle est l’expérience que fait quiconque s’attache authentiquement à eux. Il s’agit d’un engagement avec des personnes concrètes qui tissent leurs relations sociales dans un espace déterminé, culturel et religieux, avec ses coutumes, ses manières de penser et de prier. La solidarité avec le pauvre suppose d’entrer dans ce monde, processus long et difficile, mais nécessaire pour un véritable engagement.

La parabole dite du Bon Samaritain, qui a si fortement marqué la mémoire chrétienne, insiste sur la primauté de l’autre, une des lignes de force du message de Jésus (cf. Lc 10, 25-37). La question « Qui est mon prochain ? » place l’interrogateur au centre d’un espace dans lequel le prochain devrait se trouver parmi ceux qui sont près de lui, des personnes qui, en quelque sorte, forment un cercle autour de lui et dont on doit s’occuper ; dans ce cas-ci, c’est l’homme qui a été attaqué. Jésus retourne le problème et répond par une autre interrogation : « Qui a été le prochain du blessé resté sur le bord de la route ? » (…)

Le prochain, alors, n’est pas la personne que nous croisons sur notre propre route ou territoire, mais celle-là à la rencontre de qui nous marchons, dans la mesure où nous laissons notre chemin pour pénétrer sur la route de l’autre, dans son monde. Il s’agit de rendre proche celui qui est lointain, celui qui ne fait pas forcément partie de nos milieux géographiques, sociaux ou culturels. D’une certaine manière, on peut dire que nous « n’avons » pas de prochains, si ce n’est ceux que nous nous faisons par nos initiatives, gestes et engagements qui nous transforment en proches des autres. Transformer l’autre en notre prochain nous rend prochain à nous-mêmes. Vers la fin du récit, Jésus demande : « Lequel des trois s’est comporté (gegonenai) en prochain ? v. 36) ». La forme verbale « gegonenai » pourrait se traduire plus littéralement « il s’est fait » ou « est devenu prochain ». En effet, la « qualité de prochain » est le résultat d’une action, d’une approche et non d’une simple proximité physique et culturelle (…)

La primauté de l’autre – et personne ne représente plus nettement cette condition que le pauvre et l’exclu –, est une note capitale de l’éthique évangélique. Un poème d’Antonio Machado le dit bien :

« Le Christ nous enseigne : tu aimeras
ton prochain comme toi-même
mais n’oublie jamais qu’il est autre. »

Partant du monde du pauvre, dans le processus de quitter notre route pour nous approcher de l’autre, nous pouvons comprendre les différentes dimensions de l’option préférentielle pour le pauvre, spirituelle, théologique et évangélisatrice. En effet, elles supposent ce que l’Évangile appelle une conversion, une métanoïa, ce qui signifie laisser un chemin et en prendre un autre. C’est à cela que nous sommes invités.

LA DIMENSION SPIRITUELLE : SUIVRE JÉSUS

Être chrétien, c’est cheminer, mu par l’Esprit, dans les pas de Jésus. Cette marche à sa suite, la « sequela Christi », comme on disait traditionnellement, est la racine et le sens ultime de l’option préférentielle pour le pauvre.

Un sens global et quotidien

Cette option – l’expression est récente, le contenu est biblique- est un composant essentiel de la vie des disciples. Dans le noyau même de cette option, il y a une expérience spirituelle du mystère de Dieu, qui – ainsi que le disait Maître Eckhart – est, simultanément « l’innommable » et « l’omninommable ». C’est jusque là qu’il faut aller pour saisir le sens profond de cette option pour les absents et anonymes de l’histoire. L’amour gratuit et exigeant de Dieu s’exprime dans le commandement de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn. 13, 34). Amour universel, dont personne n’est exclu et, en même temps, prioritaire pour les derniers de l’histoire : les opprimés et les petits. Vivre simultanément l’universalité et la préférence révèle le Dieu Amour et rend présent le mystère caché de tout temps et dévoilé aujourd’hui : la proclamation de Jésus comme Christ, comme dit Paul (cf. Rom. 16, 25-26). C’est cela que vise l’option préférentielle pour le pauvre, savoir cheminer avec Jésus, le Messie.

C’est pourquoi Puebla rappelle – d’une certaine manière, Medellin [1] le fit aussi – que « le service des pauvres est la mesure privilégiée, quoique non exclusive de notre fidélité au Christ » (n° 1146). Le vécu de nombreux chrétiens, sur les différents chemins empruntés dans la solidarité avec les marginaux et les petits de l’histoire, leur a fait réaliser que, en dernière instance, l’irruption du pauvre – sa présence nouvelle sur la scène historique – signifie une véritable irruption de Dieu dans nos vies. C’est bien ainsi qu’ils l’ont vécue, avec les joies, les hésitations et les exigences que ce fait implique.

Dire cela n’enlève pas à la présence du pauvre sa chair historique de souffrance, sa consistance sociale et culturelle et sa demande de justice ; ce n’est pas une « spiritualisation » à courte vue, oublieuse de ces dimensions humaines. En revanche, cela fait voir ce qui est en jeu dans l’engagement avec le prochain selon la Bible. Justement, parce que nous mettons en valeur et respectons la densité de cet évènement historique de « l’irruption du pauvre en tant que tel » nous sommes capables d’en faire une lecture de foi, c’est-à-dire de la comprendre comme un signe des temps que nous devons scruter à la lumière de la foi pour discerner l’interpellation de Dieu, qui a planté sa tente parmi nous, comme le dit Jean (1, 14). La solidarité avec le pauvre est source d’une spiritualité, d’un cheminement collectif – ou communautaire si l’on préfère – vers Dieu. Cette spiritualité intervient dans une histoire que l’inhumaine situation du pauvre montre dans toute sa cruauté, tout en permettant aussi d’en découvrir les possibilités et les espérances.

La suite de Jésus est une réponse à la question du sens de l’existence humaine. C’est une vision globale de notre vie, mais qui a une incidence au quotidien sur les petites choses. L’enseignement aux disciples permet de voir nos vies en relation avec la volonté de Dieu, et nous fixe des objectifs qui nous font vivre et vers lesquels nous nous acheminons dans la relation journalière avec le Seigneur, qui implique la relation aux autres personnes. La spiritualité est à l’œuvre dans la pratique de la vie chrétienne, dans l’action de grâces, dans l’oraison, et dans l’engagement historique de la solidarité, spécialement avec les plus pauvres. Contemplation et solidarité sont les deux versants d’une pratique animée par un sens global de l’existence qui est source d’espérance et de joie.

Reconnaître le visage de Jésus dans les visages des pauvres

Le sens le plus profond de l’engagement avec le pauvre est la rencontre avec le Christ. Se faisant l’écho du passage du Jugement final dans Mathieu, Puebla nous invite à reconnaître dans les visages des pauvres « les traits souffrants du Christ, le Seigneur, qui nous interroge et nous interpelle » (n. 31). Et Saint-Domingue affirme que « Découvrir dans les visages souffrants des pauvres le visage du Seigneur (cf. Mt 25, 31-46) est quelque chose qui provoque les chrétiens jusqu’à une profonde conversion, personnelle et ecclésiale » (n. 178). Le texte de Mathieu est, sans aucun doute, capital dans la spiritualité chrétienne et, par conséquent, pour comprendre la portée de l’option pour les pauvres, d’où son caractère central dans la réflexion théologique latino-américaine et caribéenne. Il nous fournit un élément fondamental pour discerner et trouver le chemin de fidélité à Jésus.

Mgr Romero disait dans une de ses homélies : « Il y a un critère pour savoir si Dieu est près de nous ou s’Il est loin : quiconque se préoccupe de l’affamé, de celui qui est nu, du pauvre, du disparu, du torturé, du prisonnier, de toute chair qui souffre, a Dieu à ses côtés » (5 février 1978). Le geste vers l’autre, l’approche du plus délaissé décide de la proximité ou de l’éloignement de Dieu, fait comprendre la raison de ce jugement et ce que le terme spirituel signifie dans un contexte évangélique.

Dans sa première encyclique, sur l’amour comme source de la vie chrétienne, Benoît XVI s’exprime en termes nets sur ce point : « L’amour devient le critère pour la décision définitive sur l’évaluation positive ou négative d’une vie humaine. Jésus s’identifie aux pauvres : les affamés et les assoiffés, les étrangers, les nus, malades ou prisonniers. » Ainsi, « l’amour de Dieu et l’amour du prochain se fondent l’un dans l’autre : chez le plus humble, nous rencontrons Jésus lui-même et en Jésus nous rencontrons Dieu » (Deus Caritas est, n. 15). L’identification du Christ aux pauvres conduit à percevoir l’unité fondamentale de ces deux amours et pose des exigences à ceux qui Le suivent. C’est une affirmation d’une grande portée.

La péricope de Mathieu du Jugement final (Mt 25) nous parle de six actions (le texte les énumère comme une litanie à quatre reprises). C’est une invitation à allonger la liste en actualisant son message. Donner à manger à l’affamé dans le monde d’aujourd’hui signifie s’occuper concrètement du nécessiteux, mais aussi s’engager à supprimer les causes qui produisent les affamés. Le « combat pour la justice », pour employer l’expression de Pie XI, fait partie des gestes envers le pauvre qui nous font rencontrer Jésus. Le rejet de l’injustice et de l’oppression qui en découle est ancré dans la foi au Dieu de la Vie. Cette option a été souscrite par le sang de ceux qui, comme disait Mgr Romero, sont morts avec « le sceau du martyre ». Ce fut son propre cas, mais ce fut aussi celui de nombreux chrétiens dans un continent qui se prétend chrétien. On ne peut laisser de côté cette situation de martyrs quand on réfléchit sur la spiritualité en Amérique latine.

De manière précise, le document « Option préférentielle pour le pauvre » de Puebla indique que la solidarité avec le pauvre exige une conversion ; le sujet est mentionné 6 fois dans le document. C’est un changement de mentalité et de vie, se convertir est une condition, selon les évangiles, pour accueillir le Royaume dans la foulée de Jésus. Cela vaut pour chaque individu, mais tout autant pour l’Église dans son ensemble. « Nous affirmons – dit-on dans cette Conférence – la nécessité de conversion de toute l’Église pour une option préférentielle en faveur des pauvres avec des visées sur sa libération intégrale » (n. 1134) (…)

L’option pour le pauvre est une part capitale d’une spiritualité qui se refuse à être une espèce d’oasis, et encore moins une échappatoire ou un refuge dans des heures difficiles. En même temps, il s’agit d’un cheminement avec Jésus qui, sans décoller de la réalité et sans s’éloigner des chemins de traverse que parcourent les pauvres, aide à maintenir vivante la confiance dans le Seigneur et à conserver la sérénité quand la tempête se déchaîne.

LE TRAVAIL THÉOLOGIQUE : UNE HERMÉNEUTIQUE DE L’ESPÉRANCE

Si la suite de Jésus est signée par l’option préférentielle pour le pauvre, l’intelligence de la foi l’est aussi (…)

Le défi de la pauvreté

La théologie de la libération (et d’autres réflexions sur le message chrétien qui partent de l’univers de la misère sociale) postule que le discours sur la foi signifie reconnaître et, en quelque sorte, accentuer sa relation avec l’histoire humaine et avec la vie quotidienne des personnes, ce qui veut dire être attentif à l’interpellation de la pauvreté. Ce postulat suppose un changement important dans le travail théologique. En effet, pendant longtemps nous avons vu la pauvreté rangée dans le casier « Questions sociales ». Aujourd’hui la perception que nous en avons est plus profonde et complexe. Son caractère inhumain et antiévangélique, comme le qualifient Medellin et Puebla, son caractère, en dernier ressort, de mort précoce et injuste, font apparaître en toute clarté que la pauvreté déborde la sphère socio-économique et devient un problème humain global et, par conséquent, un défi au vécu et à l’annonce de l’Évangile. C’est une question théologique. L’option pour le pauvre est la prise de conscience de ce fait et ouvre une voie pour examiner la question (…)

La théologie, c’est la foi en recherche de l’intelligence, ainsi que l’énonce la formule classique : « Fides quaerens intellectum » que Jon Sobrino nous invite à comprendre comme une intelligence de l’amour pour les pauvres (intellectus amoris) dans l’histoire. Étant donné que la foi « opère par la charité » (Gal. 5, 6), selon la phrase de Paul, c’est une réflexion qui vise à accompagner la marche d’un peuple dans ses souffrances et ses joies, dans ses engagements, ses frustrations et espérances ; l’accompagner aussi dans sa prise de conscience de l’univers social dans lequel il vit et dans sa détermination de mieux connaître sa propre tradition culturelle. Si un langage théologique ne tient pas compte de la souffrance injuste et ne proclame pas haut et fort le droit de tous et de chacun à être heureux, il n’a aucune épaisseur et trahit le Dieu dont on veut parler : le Dieu des Béatitudes précisément.

En dernière instance, la théologie, toute théologie, est une herméneutique de l’espérance. C’est l’intelligence des motifs que nous avons d’espérer. L’espérance est, en premier lieu, un don de Dieu. Jérémie le rappelle qui nous transmet le message du Seigneur : « Je connais mes desseins sur vous, desseins de bien-être (en hébreu « shalom ») et non de malheur, desseins de vous donner un avenir et une espérance. » (29, 11). Accueillir ce don ouvre sur le futur et la confiance celui qui suit Jésus. Voir le travail théologique comme une compréhension de l’espérance devient plus exigeant quand le point de départ est la situation du pauvre et la solidarité envers lui. Ce n’est pas une espérance facile, mais aussi fragile qu’elle puisse paraître, elle est capable de prendre racine dans le monde de l’insignifiance sociale, dans le monde du pauvre ; capable de s’allumer, même au milieu de situations difficiles et de se maintenir vivante et créative. Pourtant, espérer n’est pas attendre, mais se laisser conduire jusqu’à l’engagement de forger activement des raisons d’espérance. Précisons que c’est un vécu qui ne se confond pas, à strictement parler, avec une utopie historique ou un projet social, mais elle les suppose, elle les engendre dans la mesure où ils expriment la volonté de construire une société juste et fraternelle (…)

L’ANNONCE DE L’EVANGILE : UNE PAROLE PROPHETIQUE

L’option préférentielle pour le pauvre est aussi, c’est certain, un composant essentiel de l’annonce prophétique de l’Évangile qui inclut le lien étroit entre l’amour gratuit de Dieu et la justice. Une part importante de cette annonce consiste à rechercher les moyens pour que les exclus soient les agents de leur propre destin.

Évangélisation et lutte pour la justice

Il est impossible d’entrer dans le monde du pauvre qui vit une situation inhumaine et d’exclusion sans percevoir que l’annonce de la Bonne Nouvelle est un message qui libère et humanise et, par là même, est porteur d’un appel à la justice. Thème central dans la tradition prophétique de l’Ancien Testament et que nous retrouvons planté au milieu du Sermon sur la Montagne, comme un commandement qui le résume et donne sens à la vie du croyant : « Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice » (Mt. 6, 33).

Le cœur du message de Jésus est l’annonce de l’amour de Dieu qui s’exprime dans la proclamation de son Royaume. Royaume qui transporte le sens de l’histoire humaine au-delà d’elle-même, jusqu’à son plein accomplissement ; et, en même temps, il est présent en elle dès maintenant. C’est précisément de la proximité du Royaume que nous parlent les Évangiles. Cette double dimension, sur laquelle insistent les paraboles sur le Royaume, s’exprime dans la formule classique du « déjà, mais pas encore ». Déjà présent, mais pas encore pleinement. « C’est pourquoi le Règne de Dieu se manifeste comme un don, une grâce, et en même temps comme une tâche, une responsabilité. » (…)

Dans la période qui suivit le Concile, diverses réflexions théologiques insistèrent sur la nécessaire présence du message chrétien dans la sphère publique ; elles insistèrent aussi pour que l’on prenne en considération la puissance de l’annonce de la foi à partir de l’envers de l’histoire, à partir du monde de l’injustice et de l’insignifiance sociale où vivent les pauvres. Naturellement, ces préoccupations et perspectives se reflétèrent dans plusieurs textes du magistère ecclésial. Medellin (1968) dit que Jésus est venu nous libérer du péché, dont les conséquences sont les servitudes qui se résument dans l’injustice (cf. Justicia 3). Peu après, le Synode romain sur « Justice dans le monde » (1971) affirme que la mission de l’Église « inclut la défense et la promotion de la dignité et des droits fondamentaux de la personne humaine » (n. 37).

Paul VI, dans le texte qui correspond au Synode sur l’Évangélisation, dit « L’évangélisation apporte avec elle un message explicite (…) sur les droits et les devoirs de toute personne humaine, sur la vie familiale (…), la paix, la justice, le développement ; un message, particulièrement vigoureux de nos jours, sur la libération » (Evangelii Nuntiandi n° 29-1974). Dans le discours inaugural de Puebla (1979), Jean-Paul II, s’inspirant de la parabole du Samaritain, soutenait que la mission évangélisatrice de l’Église « comporte un élément indispensable : l’action pour la justice et la promotion de l’humain » (III, 2). Affirmation qui influencera plusieurs documents de cette Conférence.

(…) La promotion de la justice est vue, de plus en plus, comme une part essentielle de l’annonce de l’Évangile ; elle n’est pas, bien évidemment, toute l’évangélisation, mais elle ne se situe pas non plus uniquement au seuil de la proclamation de la Bonne Nouvelle, ce n’est pas une pré-évangélisation, comme on l’a dit quelquefois. Elle fait partie, plutôt, de la proclamation du Royaume, même si elle n’épuise pas con contenu. Ce ne fut pas facile d’arriver à ce résultat, mais, c’est clair, sa formulation actuelle évite aussi bien les appauvrissantes séparations que les éventuelles confusions.

Gestionnaires de leur destin

(…) Il n’y a pas de véritable engagement solidaire avec les pauvres si on les considère seulement comme des personnes qui attendent passivement une aide. Respecter leur condition d’acteurs de leur destin est une clause indispensable à une authentique solidarité. Pour cette raison, le but n’est pas de se transformer, sauf en cas d’extrême urgence et de courte durée, en « la voix des sans-voix », comme l’on dit parfois – et sans doute avec générosité –, mais de contribuer, d’une manière ou d’une autre, à ce que ceux qui sont sans voix aujourd’hui l’acquièrent. Pour toute personne, être agent de sa propre histoire est une expression de liberté et dignité, point de départ et source d’un développement authentiquement humain. Les petits de l’histoire furent – ils le sont encore en grande partie – les silencieux de celle-ci.

C’est pourquoi il est important d’indiquer que l’option pour le pauvre n’est pas quelque chose que devraient faire seulement ceux qui ne sont pas pauvres. Les pauvres eux-mêmes sont appelés à opter prioritairement pour les petits et les opprimés. Beaucoup le font, mais, il faut le reconnaître, tous ne s’engagent pas auprès de leurs frères et sœurs de race, de genre, de classe sociale ou de culture. Ils vivent, comme tout le monde, la pression environnementale et médiatique qui postule des buts individualistes, ils promeuvent la frivolité et se rendent indignes de la solidarité. Le sentier que les pauvres emprunteront pour l’identification avec les derniers de la société sera différent de ceux des personnes appartenant à d’autres couches sociales, mais il est nécessaire – et c’est un pas important- pour être des sujets de leur propre destin.

Communautés de base

Les premiers pas vers la prise en considération des pauvres en tant que gestionnaires de leur destin sur le plan social ont leur corrélation ecclésiale dans l’émergence des communautés chrétiennes (ou ecclésiales) de base. C’est plus qu’une simple coïncidence chronologique : les communautés font partie d’un vaste événement historique sans lequel il devient difficile de comprendre leur naissance. L’Église ne vit pas dans une autre Histoire, elle est composée d’êtres humains qui appartiennent à des univers sociaux et culturels où ils cohabitent avec des personnes d’autres horizons humains et spirituels.

Si bien que, autant les communautés chrétiennes que la théologie qui s’élabore sur le continent mettent l’accent sur le rôle qui revient aux pauvres : porteurs et non pas seulement destinataires de l’Évangile, lié au droit du pauvre à penser sa foi et à exprimer son espérance. C’est une perspective qui vient des expériences des églises locales latino-américaines, ainsi que le reconnaît Puebla : « L’engagement avec les pauvres et les opprimés et l’émergence des communautés de base ont aidé l’Église à découvrir le potentiel évangélisateur des pauvres » (Puebla, 1147). Des vécus fondamentaux que Medellin avait confirmés et renforcés et qui nous rappellent que vivre en disciple, c’est vivre dans le partage communautaire.

****

Nous avons distingué ces trois dimensions (spirituelle, théologique et évangélisatrice) de l’option préférentielle pour le pauvre afin de les traiter une à une et pouvoir dessiner leur propre profil, mais il est évident que, si nous les séparons, nous les affaiblissons et les appauvrissons. Elles s’interpénètrent et se nourrissent mutuellement ; considérées comme des compartiments étanches, elles perdent sens et force (…)

En cohérence et continuité créative avec Medellin, Puebla et Saint-Domingue, la Conférence qui aura lieu à Aparecida (Brésil) se propose de repenser ce que signifie vivre en disciple dans les conditions nouvelles et anciennes qui se vivent en Amérique Latine et la Caraïbe. L’Église, comme le Samaritain, doit sortir constamment de son chemin, pratiquer la solidarité avec les plus pauvres et rénover sa proximité avec eux, rechercher le Royaume et sa justice. Et comme le scribe qui se fait disciple du Royaume, elle doit sortir de son trésor « le neuf et le vieux » (Mt. 13, 52). Le neuf et le vieux.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2907.
 Traduction Sylvette Liens pour Dial, introduction et édition du texte par Alain Durand.
 Source (espagnol) : Conferencia Interprovincial Dominicos América Latina y El Caribe (CIDALC).

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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[1Puebla, Medellín ainsi que Saint-Domingue dont il sera parlé plus loin, désignent ici trois Conférences générales de l’épiscopat latino-américain, ayant eu lieu successivement en 1968, 1979 et 1992. Les deux conférences de Puebla et Medellín ont joué un rôle essentiel pour la prise en compte dans l’Église latino-américaine de l’option préférentielle pour les pauvres. La prochaine Conférence générale aura lieu à Aparecida, Brésil, en mai 2007. Les textes préparatoires peuvent être consultés sur le site du CELAM.

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