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DIAL 2329
AMÉRIQUE LATINE - Entrevue avec Pedro Casaldáliga sur la théologie de la libération. « Cultiver la justice et les roses »
Pedro Casaldáliga
lundi 15 novembre 1999, mis en ligne par
Pedro Casaldáliga, à la fois poète et évêque de São Felix de Araguaia (Brésil), défenseur convaincu de la théologie de la libération, parle ici de ce qu’a représenté cette réflexion dans le passé récent de l’histoire de l’Amérique latine et s’interroge sur le sens de cette théologie dans la situation présente, compte tenu des mutations qui se sont produites depuis trente ans. Interview parue dans Carta a las Iglesias, 16-28 janvier 1999 (El Salvador).
Comment définiriez-vous la théologie de la libération ?
La théologie de la libération a été très liée à un lieu et à une époque : l’Amérique latine pendant la décennie des années 60 et 70, une période de transformation et de révolution. On recherchait donc un horizon un peu différent. Le fait qu’il y avait deux systèmes dominants dans le monde, le capitalisme et le communisme, a permis à la théologie de la libération d’être soutenue non seulement à l’intérieur de l’Église mais aussi dans la société. D’où l’attirance qu’elle exerçait sur les journalistes. Pour autant la théologie de la libération est apparue en un lieu et en un temps de secousse sociale, de révolution. Elle est venue chargée de poésie, de musique... La théologie de la libération a été aussi une pastorale de la libération et une pédagogie de la libération. Tout le contexte latino-américain était marqué par la libération et la pensée chrétienne s’est mêlée à cette effervescence. Plus tard elle s’est systématisée et diversifiée. Même si je n’ai pas été très en accord avec cette diversification.
La théologie de la libération s’est systématisée à la lumière de la foi, de l’Évangile, de la théologie chrétienne, mais située dans le cadre latino-américain, dans un contexte de misère, de dépendance, de mort même, mais aussi d’utopie, de luttes et d’actions libératrices. La théologie de la libération a toujours été une théologie de la praxis (de la pratique). Elle a plus démarré à partir des pieds des gens en marche que de la tête des théologiens.
Mais ceci n’a pas seulement été vécu, mais aussi pensé, non ?
Il y a eu une réflexion abondante et légitime sur la théologie de la libération, et par elle. La réflexion a été stimulée par la pensée que la « théorie » s’applique à la pratique, que les dogmes tiennent compte de la réalité latino-américaine. Par exemple que la Trinité est la meilleure des communautés, qu’il n’y a pas de vraie eucharistie sans partage, etc. La théologie de la libération a rendu possible le dépassement de la dichotomie et de la schizophrénie de l’Église : le matériel et le spirituel, le vertical et l’horizontal, la Bible et la vie, la prière et la lutte, la spiritualité et la politique.
Aujourd’hui nous trouvons des mouvements nouveaux que l’on appelle apostoliques (les autres ne sont-ils pas apostoliques ?). Ce sont des mouvements qui retombent dans la dichotomie : ils ne sont pas seulement spirituels, mais spiritualistes.
Après cette esquisse historique, où en est actuellement la théologie de la libération ?
La théologie de la libération n’est pas seulement pour l’Amérique latine, mais aussi pour l’Afrique et l’Asie. Et pourquoi pas pour l’Europe ? La théologie de la libération est une manière de vivre la foi incarnée, y compris inculturée. L’auteur français Bernanos a écrit que tous les malheurs de la théologie provenaient de la désincarnation [qu’elle fait] du Verbe.
Il est évident que la théologie de la libération et la pastorale de la libération ont perdu de leur attirance aujourd’hui. Parmi d’autres facteurs, le néolibéralisme universel ainsi que la post-modernité qui valorisent tant l’intime, le personnel, ont aidé à cela. Un poète péruvien disait : il me plaît à moi de « cultiver la justice et les roses ». Aujourd’hui le danger serait : nous allons seulement cultiver les roses et nous nous occuperons plus tard de la justice.
À présent, on nous dit que ce n’est plus le temps de l’exode mais de l’exil. Et cela me fait peur. Car les prophètes rappelaient toujours à leur peuple (comme un paradigme permanent) le Dieu de l’Exode qui les a fait sortir de l’esclavage. Avec cette affirmation, nous courrons le risque qu’il n’y ait pas d’alternatives et pour autant, il ne nous reste plus qu’à attendre dans le silence que l’exil passe. Ainsi, nous tuons l’espérance.
La post-modernité
Nous avons allégé toute chose, tout devient light : le sang de nos martyrs, la lutte, la pauvreté. Nous devons récupérer notre histoire pour continuer à être témoins, prophètes, libérateurs. À présent, la solidarité avec le premier monde devrait contenir une certaine agressivité en regard de ce qui se passe dans ce premier monde, parce que la clé de ce qui se passe dans l’humanité est dans le premier monde.
Ce n’est pas seulement en Amérique latine, mais aussi dans d’autres continents comme l’Afrique et l’Asie, qu’il y a des experts et des adeptes de la théologie de la libération....
La théologie de la libération, en plus d’être localisée et conflictuelle, est en mouvement. Si on soulignait auparavant l’économique et le politique, dans la dernière décennie on a commencé à prendre en compte les dimensions culturelle et ethnique. Le leader péruvien Mariategui parlait beaucoup de « l’âme latino-américaine ». Le fait que je sois catalan m’a aidé à comprendre même des situations très différentes comme celles des Africains et des indigènes. Un autre aspect de l’évolution est que, en un premier temps, nous avons été assez agressifs. Maintenant, nous sommes passés de la protestation à la proposition. Dernièrement, des projets et des initiatives alternatives ont été élaborés, par exemple au sujet de la dette extérieure.
Il y a eu une bonne contribution des théologies de la libération d’Afrique et d’Asie. Les Africains nous ont poussés à valoriser le culturel. Ils courent même le danger de rester dans le culturel et d’oublier l’économico-politique. Les Asiatiques ont mis en relief la « relativisation ». Là-bas, en Asie, la religion chrétienne est très minoritaire. Si pour nous le Christ est le médiateur universel, unique, pour eux, possédant une croyance beaucoup plus ancienne que le christianisme, ils continuent dans leur majorité à ignorer le Christ...
À Rome, on se préoccupe plus de la théologie asiatique que de la théologie de la libération latino-américaine. Non sans raisons, celle-là naît dans un contexte bouddhiste, etc. D’ailleurs, ce fait même facilite un vaste dialogue œcuménique, interreligieux. Dès le début, la théologie de la libération a eu une certaine sensibilité pour l’œcuménisme et s’y est développée de façon importante. Nous nous sommes ouverts aux cultures indigène, noire, à la femme, à l’œcuménisme. Le théologien Hans Kung a fait connaître tous ces courants en Europe. Il est incontestable que l’influence de l’Église dans la société est significative. Si l’Église avait protesté comme les premiers Pères à propos de la propriété privée et si elle n’avait pas tant insisté pour dire que « en dehors de l’Église il n’y a pas de salut », la réalité sociale serait aujourd’hui un peu différente.
À revoir les 25 dernières années, il apparaît que les théologiens, leaders, têtes pensantes comme Gustavo Gutiérrez, Jon Sobrino, Leonardo Boff, Mgr Proaño, vous-même... vous n’avez pas de successeurs, de jeunes qui vous remplacent.
Aussi bien au niveau des théologiens que de la hiérarchie, nous allons avoir moins d’individualités, mais plus de collectifs. Le temps de ces individualités, des évêques qui s’affrontaient aux autorités civiles ou militaires, est fini. On a énormément écrit et parlé sur la libération des pauvres. Maintenant il faut la pratiquer. Actuellement, beaucoup de femmes sont entrées dans le jeu, dont un groupe significatif avec des idées théologiques assez claires.
Ceci ne signifie pas que l’évêque prophète et engagé ou que les théologiens « professionnels » n’ont plus de place. Simplement, nous allons vers une certaine « démocratisation » de l’Église dans le ministère, dans les décisions...Aujourd’hui, si tu n’es pas capable de dialoguer, tu dois t’en aller.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2329.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Carta a las Iglesias, janvier 1999.
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