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ARGENTINE - « La situation dans la province de Missiones », Lettre au président Nestor Kirchner (por Adolfo Pérez Esquivel)

mercredi 22 novembre 2006, mis en ligne par Francis Gély

Dans cette lettre au Président de la République argentine, Nestor Kirchner, Adolfo Pérez Esquivel reprend ses protestations contre les gouverneurs de province qui ont créé de véritables féodalités locales. Chaque province argentine possède sa propre constitution, son parlement et ses propres fonctionnaires. Cette régionalisation des pouvoirs provinciaux comporte bien des risques.

En effet, les salaires et les nominations des magistrats, des policiers et de tous les agents des services provinciaux de l’éducation et de la santé dépendent du gouvernement provincial. Bien sûr, policiers et magistrats, plus utiles à la protection du pouvoir en place, sont mieux payés que les infirmiers et les instituteurs. Cette situation favorise la soumission de tous les fonctionnaires et reste la principale cause de la corruption généralisée.

La constitution de la province de Missiones, au Nord-est de l’Argentine, ne prévoyait pas d’accorder plusieurs mandats consécutifs au gouverneur. Qu’à cela ne tienne, pour contourner cet obstacle à sa réélection, il suffisait au gouverneur actuel de réformer la constitution. Menem lui-même avait donné l’exemple voici quelques années. Il avait convoqué une Constituante nationale en prétextant qu’il s’agissait de régler les problèmes cruciaux du pays, mais en fait, cela n’avait eu pour objectif que de lui permettre d’être réélu à la présidence de la République.

La province de Missiones est une des plus pauvres du pays avec de graves problèmes de pauvreté et de dénutrition qu’il faudrait traiter en priorité, mais les gouverneurs ne font rien depuis des années sinon de perpétuer le régime féodal entièrement à leur profit.


Buenos Aires, le 22 octobre 2006.

Monsieur le Président de la Nation, Docteur Nestor Kirchner,

recevez un fraternel salut de Paix et de Bien.

D’ordinaire, en ce qui concerne les droits Humains, nous soutenons et accompagnons les décisions du gouvernement national que vous présidez et nous savons reconnaître et mettre en valeur votre volonté politique pour annuler les lois d’impunité à la demande des organisations de droits Humains. Cependant, nous devons à nouveau vous solliciter et demander l’aide de votre gouvernement en ce qui concerne la situation des droits humains qui sont encore systématiquement violés dans bien des provinces. Cette lettre a pour objet de vous informer de la situation actuelle dans la Province de Missiones bien que vous sachiez sans doute déjà ce qui s’y passe.

Récemment, lors d’un voyage dans cette Province de Missiones avec le Secrétaire général de la Confédération des travailleurs argentins, Victor de Gennaro, nous avons rencontré l’Evêque Emérite d’Iguazu, le Père Joaquin Piña, que nous connaissons depuis bien des années et dont nous apprécions le travail pastoral à partir de l’Evangile. Il est proche du peuple et reste au service des plus pauvres et de ceux qui sont dans le besoin.

Comme vous le savez, ce Père Evêque a toujours assumé son engagement avec le peuple de Missiones. Il a récemment posé sa candidature pour participer à la réforme de la constitution provinciale que le gouverneur a proposée, de notoriété publique, uniquement afin de pouvoir être réélu, mais sans prendre en compte aucun des graves problèmes que vit actuellement cette province comme la vente des terres à des entreprises étrangères, l’expulsion des communautés indigènes, la déforestation et tous les dommages causés au milieu ambiant.

Les constatations effectuées à l’Hôpital SAMIC où nous nous sommes rendus à El Dorado, sont vraiment alarmantes en ce qui concerne la santé du peuple Mbya Guarani.
Dans cet hôpital, les médecins, les infirmières et les personnels administratifs sont actuellement en grève à cause des salaires trop bas et des déficiences des services hospitaliers. Ceci n’est pas nouveau car cela dure depuis des années de négligence et d’abandon et porte de graves atteintes à la santé de la population. Depuis mon voyage précédent jusqu’à aujourd’hui, rien ne s’est amélioré. Le personnel de l’hôpital est toujours victime de menaces et de pressions de la part des directeurs provinciaux, ce qui ne fait qu’aggraver la situation.

Le secrétariat du SERPAJ (Service Paix et Justice) à Posadas, la capitale provinciale, travaille sur les problèmes de la terre et de l’eau et sur la situation des peuples originaires en ce qui concerne les droits humains, la mortalité des enfants et la dénutrition qui affecte la plus grande partie de la population indigène, ainsi que sur l’augmentation de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Tout cela viole l’article 75 de la Constitution mais malheureusement se passe dans l’impunité la plus totale et la plus absolue.

Le quotidien national Pagina 12 a publié le 23 octobre un article où il dénonce tous les faits que nous signalons ici. La Province de Missiones ainsi que bien d’autres en Argentine, se sont transformées en féodalités où les gouverneurs font ce qu’ils veulent et non pas ce qu’ils devraient faire. Ils mettent ainsi en danger les valeurs démocratiques. L’appel de l’actuel gouverneur à la réforme constitutionnelle a pour unique but de permettre sa réélection. Tout le monde est au courant et cependant, vous l’avez vous-même approuvé personnellement. Mais tout cela engendre beaucoup d’incertitudes et de préoccupations car, en l’approuvant, vous vous portez garant d’un gouvernement provincial qui viole systématiquement les droits humains et qui a recours aux menaces et aux contraintes. De plus, c’est de notoriété publique, qu’il fait régner la terreur dans la population. Bien des personnes ne peuvent s’exprimer librement ni participer à des rencontres publiques par peur d’être agressées physiquement ou par crainte de perdre leur emploi.

Nous sommes dans une étape électorale et logiquement, les alliances politiques sont importantes. Cependant, elles doivent toujours garder une certaine hauteur et respecter les valeurs éthiques qui permettent de construire de nouvelles règles pour la vie de notre peuple, en fortifiant la démocratie et les droits humains comme valeurs indivisibles dans leur intégrité.

Nous avons pu constater pendant notre visite dans la province de Missiones comment on utilise les mensonges et les menaces dans un manque total d’éthique. Par exemple, le gouverneur a interdit aux policiers et à leurs familles d’assister à la messe dans les églises en alléguant que l’on y prêche une politique partisane et en ajoutant, de façon totalement incongrue, que la Junte électorale veut interdire le vote des policiers.

Cette attitude nous rappelle trop bien ce que nous avons vécu durant la dictature militaire : l’autoritarisme et l’utilisation des menaces et de la peur. La préoccupation du peuple de Missiones, c’est la crainte d’une fraude électorale qui malheureusement dans ces circonstances paraît être évidente.

Le Père Evêque Joaquin Piña n’a pas d’ambitions partisanes et ne participe pas à ce grand mouvement social pluraliste. Il n’est pas au service des appétits et des aventures d’autres secteurs politiques qui ont endommagé profondément la province comme on s’en souvient et dont le gouverneur actuel faisait partie. Ces secteurs dont je veux parler sont ceux de l’ex-gouverneur Puerta qui sont aujourd’hui dans l’opposition.

Le mouvement citoyen actuel porte la responsabilité sociale de fortifier la citoyenneté face au vide des autres référents sociaux et politiques. Je voudrais ici que vous vous souveniez de notre frère Jaime de Nevares qui était évêque de Neuquen et qui, en 1994, s’est présenté pour être Constituant, lors de la réforme de la Constitution Nationale. Il l’avait fait en suivant le même chemin assumé par Joaquin Piña aujourd’hui, pour servir le peuple. Je me souviens que lors de l’élaboration de cette Constitution, il a démissionné pour ne pas trahir le peuple quand il s’est aperçu que le principal objectif de cette réforme était de permettre la réélection du président de la Nation qui était alors Carlos Menem.

Quand je lui ai rendu visite à Neuquen, je lui ai demandé : « Jaime, pourquoi as-tu démissionné ? »... Sa réponse a été claire et sans détours : « J’ai démissionné car je me sentais dans la situation de quelqu’un qui doit fumer une cigarette allumée aux deux extrémités ». Il nous a donné là un exemple très clair entre le dire et le faire, entre les valeurs et l’éthique que l’action politique devrait toujours avoir. Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation assez semblable malgré la distance mais cependant très proche en ce qui concerne les contenus.

Monsieur le Président, considérez cette lettre comme un apport à la construction démocratique dans un pays qui doit assumer bien des défis pour parvenir à une société plus juste et plus fraternelle pour tous. Nous ne voulons pas qu’elle se brûle à aucun des deux bouts allumés de la cigarette.

Il faut chercher des alternatives au lieu de tant parler de la pauvreté. Il faut à tout prix faire des recherches pour savoir d’où vient la richesse de ceux qui s’enrichissent sur le dos des pauvres. La mise à sac du pays et la dette extérieure dont il souffre toujours, ont provoqué son appauvrissement. Ces deux phénomènes sont dus à des politiques qui lui ont été imposées par certains et pourtant, aucun des responsables ne se trouve aujourd’hui devant la justice.

Fraternellement,

Adolfo Pérez Esquivel, Fondation SERPAJ (Service Paix et Justice).


Introduction et traduction de Francis Gély.

La lettre en espagnol est publiée sur le site d’ALAI.

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