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AMÉRIQUE CENTRALE - Pourquoi ils tuent les journalistes ?

Philippe de Dinechin

mercredi 7 février 2018, mis en ligne par colaborador@s extern@s

Des dizaines de journalistes ont été assassinés en Amérique centrale. Pour savoir pourquoi ils ont été tués, il suffit le regarder les sujets qu’ils couvraient : affaires de politique, surtout locale, corruption, trafic de drogue… 95 % de ces cas d’homicides restent impunis.

Le Honduras est violent. Les conflits se résolvent à coups de revolver. Dans ce Far West moderne, on tue pour avoir une montre, un ordinateur, un vélo. La vie ne vaut que parce ce qu’on peut la défendre. Le puissant est l’homme armé.

Allégorie du monde moderne, où le pauvre n’est plus utile. Il devient invisible presque illégitime, souvent éliminé.

Le Honduras intéresse en ce que le puissant n’avance pas masqué. Il veut de l’argent et du pouvoir. Cela se voit et se sait. Celui qui critique est réduit au silence par la corruption, la menace ou la mort.

Honduras

Le Honduras a connu près de soixante mille homicides depuis l’an 2000. Nombreux sont ceux qui tentent de rejoindre les États-Unis, l’économie est délabrée, l’État privatisé. Des bandes armées circulent dans toutes les régions. On tue pour l’argent, pour régler des comptes, pour rien.

La situation dans le pays ne correspond pas à la définition académique du mot guerre. Mais comment qualifier un conflit armé entre plusieurs factions qui compte chaque année des milliers de victimes ? Nous choisissons ce mot comme une alerte et une espérance.

Alerter sur cette situation afin de ne pas s’habituer. Cette guerre silencieuse à un début et aura une fin. Là est l’espérance.

Quand dix journalistes meurent assassinés en France, le monde pleure. Plus de 50 journalistes ont été assassinées au Honduras ces dernières années sans que le monde ne s’émeuve.

Quand douze personnes sont assassinées à Berlin en 2016, l’Europe tremble. À San Pedro Sula, centre économique du Honduras, 1411 personnes ont été assassinées en 2013 sans que l’Europe ne bouge. La guerre au Honduras est silencieuse. Les morts honduriens meurent deux fois par l’agression et l’oubli.

Dans cette guerre, personne n’est responsable. Quatre-vingt-dix pour cent des crimes restent impunis. Par peur, les familles ne demandent pas de comptes, par calcul le gouvernement laisse faire, par manque de moyen, de courage la police n’enquête pas et les juges ne condamnent pas.

2016, 5154 homicides. 14 par jour. Il y en avait 16 par jour en 2014. Le premier janvier a été le jour le plus meurtrier avec 47 victimes et le 14 novembre le jour le plus calme avec seulement 4 victimes. Toutes les données viennent de l’Institut Universitaire Paix et Sécurité (IUDPAS) qui nait du PNUD et de la coopération suédoise et qui dépend de l’Université Autonome du Honduras.

Jamais dans l’histoire de l’humanité, les morts ont été comptés avec autant de précision : type de mort, sexe de la victime, heure de la mort, âge du mort, jour de la mort. Ces variables peuvent se croiser. Ils permettent à l’IUDPAS d’affirmer : un Hondurien a été assassiné toutes les 102 minutes. Il n’y a pas de solution mais nous avons une vision détaillée de ce qui se passe.

Ce travail est un effort pour faire connaître la situation du Honduras. Il prétend s’ajouter à d’autres efforts de journalistes, militants, citoyens, chercheurs qui, avec leurs talents et connaissances, essayent d’ouvrir des brèches, construire des ponts, proposer et rompre avec la chape de silence qui couvre le pays.

Victimes

Cet article a été commencé le 3 avril 2017. Ce jour, une commerçante de 25 ans, enceinte de six mois, un patron de bar, une mère et sa fille ont été assassinés. Une femme a été retrouvée morte sept jours après sa disparition. Les pages de faits divers des journaux El Heraldo ou La Tribuna égrènent jour après jour les victimes de cette guerre silencieuse.

La presse rouge est détaillée. Dans l’ordre elle indique la victime, son nom, son âge, sa profession ; le lieu et le jour de l’homicide ainsi que la manière. Le motif est rarement évoqué.

90% des homicides ne sont pas élucidés.

Depuis 2010, 120 avocats, 79 professeurs, 230 chauffeurs de taxi, 54 journalistes, 114 écologistes, 227 membres de la communauté homosexuelle ont été assassinés. Depuis 2000, plus de 10 000 jeunes âgés de moins de 23 ans ont été assassinés .

Aborder la violence au Honduras à travers des collectifs est une construction. La vie au Honduras est dangereuse pour tous. Quand un journaliste est assassiné il peut l’être en raison de ce qu’il écrit, parce qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment ou bien parce qu’il avait une montre en or. De nombreux relève de la violence quotidienne, d’autres d’une violence ciblée. Le taux d’impunité empêche toute certitude.

Une incursion plus précise au sein de ces collectifs directement concernés par la violence du pays apporte quelques éléments de compréhension.

Journalistes

58 journalistes ont été assassinés entre le 17 février 2010 et le 31 janvier 2018.

Le premier de cette liste macabre s’appelle Nicolas Asfura. Il a été retrouvé mort dans l’appartement qu’il occupait dans le quartier Santa Barbara de Tegucigalpa. Il était cousin d’un député Tito Asfura, nommé peu de temps auparavant directeur du FHIS (Fonds hondurien d’investissement social). La victime a eu son diplôme de journaliste en 1988 à l’université autonome du Honduras et a travaillé à la télévision (Canal 45) ainsi qu’à la radio comme locuteur à Comayagüela et Tegucigalpa. Son dernier travail se déroulait au sein d’une entreprise de bâtiment. Son cas n’est pas résolu.

Le dernier de la liste s’appelle Carlos Florès. Il était directeur du programme « Sin pelos en la lengua », du canal 22 de la ville d’Omoa. Carlos se montrait particulièrement critique envers l’industrie extractive de la région de Cuyamelito. Le 13 septembre 2017, il se trouvait dans la rue quand deux individus l’ont mitraillé depuis leur moto dans le quartier de Santa Isabel. Qui sont les meurtriers ? Il n’y a pas de réponse précise, pour l’instant.

Une analyse précise des 58 cas met en évidence que la moitié est liée directement ou indirectement à la profession exercée, les autres sont des crimes de droit commun. Les journalistes assassinés en raison de leur profession étaient connus pour être critiques avec le gouvernement ou bien avaient travaillé sur des affaires liées au trafic de drogue. 90% de cas de la liste restent impunis. Les motifs évoqués pour l’impunité sont le manque de moyen, le manque de personnel, l’absence de volonté politique, la corruption de la police, la peur des juges.

Des 5 cas « élucidés », celui d’Alfredo Villatoro est riche d’enseignements.

Le cas Villatoro

Alfredo Villatoro a commencé dans la radio en 1985 à La Lima. En 2012 il coordonnait les programmes de HRN, importante radio nationale. Le 9 mai 2012, le véhicule du journaliste Alfredo Villatoro est retrouvé dans le quartier de San Ignacio à Tegucigalpa. Des constatations ont mis en évidence un choc sur le pare choc avant droit du véhicule avec une trace de peinture grise. Quelques heures après le rapt du journaliste, la police arrête l’inspecteur de la Police Nationale Gerson Basiolio Godoy Cordova et deux civils Alpidio Hernandez Mejia et Allan Edgardo Padilla Ventura. Une camionnette de couleur grise est retrouvée.

Ils sont mis en liberté 10 heures plus tard. Aucun indice ne les mettait en relation directe avec le rapt. Aussitôt des lignes téléphoniques gratuites sont mises à la disposition afin de retrouver d’éventuels temoins. Le porte-parole de la Secretaria de Seguridad, Hector Ivan Mejia confirme, le même jour que les preneurs d’otage ont fui dans une voiture de marque Mazda, modèle Libery, de couleur grise. La police ferme les principaux accès de la ville.

Six jours après, le 15 mai le président du Honduras Porfirio Lobo Sosa révèle l’existence d’une preuve de vie du journaliste ; Son corps est retrouvé dans la nuit. Il portait un uniforme de la police, alors qu’il était vêtu lors de son enlèvement d’une tenue civile.

Le 18 mai, la police arrête Jessica Yamileth Zambrano Ortiz et sa sœur Katlin ainsi que Marvin Enrique Oliva comme principaux suspects. Ils auraient réalisé les appels téléphoniques pour négocier l’otage.

Le 27 mai, la police arrête à Marvin Alonso Gomez, Osman Fernando et Edgar Franciso Osorio Arguijo comme principaux suspects de l’assassinat du journaliste. Des recherches ont lieu dans la maison des frères Osorio, elles se révèlent fructueuses. Sont retrouvés un lit, un matelas et un hamac ou aurait dormi la victime, ainsi que des armes.

Le 29 mai la police confirme que les armes trouvées ont été utilisées pour assassiner le journaliste dont un Iwi modèle Jericho calibre 9 mn, propriété de la police nationale du Honduras.

Le 10 juin la police révèle à la presse que les cheveux trouvés sur le hamac appartiennent aux frères Osorio.

Le 10 mars 2014, le procès des accusés commence.

Des preuves sont apportées. La police scientifique signale que huit cheveux du journaliste ont été retrouvés dans la maison des frères Osorio, ainsi que 70 cheveux des mêmes frères et de Marvin Gomez. De même, l’analyse d’une bouteille en plastique et d’un verre ont a mis en évidence l’ADN du journaliste assassiné.

Le 12 juin 2014 le tribunal condamne a perpétuité les auteurs du crime.

L’opinion publique ainsi que les autorités se sont félicités de cette condamnation censée rompre avec l’état d’impunité qui régnait. L’analyse du cas montre que les arguments couramment utilisés pour justifier l’impunité sont de façade.

Dans le cas « Villatoro », la police scientifique a fait son travail. La carte SIM au nom de Marvin Oliva a révélé 4 appels à Karla Patricia Fonseca, compagne du journaliste, afin de négocier le prix du rachat. Les cheveux retrouvés sur le lieu du crime ont permis de confondre les accusés, ainsi que l’analyse de l’ADN (bouteille en plastique et verre).

De même la coopération avec des agents du FBI américain ainsi qu’avec des experts colombiens des prises d’otage a été efficace.

En outre des moyens exceptionnels ont été monopolisés dont la fermeture de la ville.

Le cas Villatoro montre que lorsque la volonté politique est présente, les moyens le sont également.

Deux ans plus tard, l’ancien chef de la police nationale Ricardo Ramirez del Cid déclarait « Mon péché fut d’enquêter sur la mort d’Alfredo Villatoro ». Ce n’était pas, affirme-t-il dans un programme de Télévision le 10 mai 2016 une simple prise d’otage pour demander de l’argent.

À l’issue du verdict, Eugenio Sosa, professeur de sociologie a déclaré : « Personne ne peut être en désaccord avec le fait que l’on condamne ceux qui ont pressé la gâchette. Mais la question de fond, en termes d’impunité et d’État de Droit, est de trouver les auteurs intellectuels qui sont ceux qui ont commandité ce crime. Nous sommes encore loin de ce résultat ».

Investigation et journalisme

Le cas Villatoro est isolé. La majorité des assassinats de journalistes n’ont pas été résolus. C’est une question importante pour les journalistes d’investigation. Qui a commandité l’assassinat d’Alfredo Villatoro ? Pourquoi, Ricardo del Cid, chef de la Police nationale aux moments des faits a-t-il évoqué une piste devant les caméras de télévision ?

La plupart des articles parus dans les journaux nationaux du pays relatent les faits, les déclarations des uns ou des autres mais ne sont pas incisifs. Ils ne découvrent rien, ne dénoncent rien.

La revue latino-américaine de communication Chasqui fait état d’une étude concernant 235 articles du principal journal écrit du pays El Heraldo. 7% soit 16 articles répondait aux critères reconnus du journalisme d’investigation soit : la découverte de faits occultes, l’existence de pression pour les maintenir occultes, des données irréfutables fondées sur des documents et des sources. Sur 130 articles de La Tribuna, 26 avaient ces caractéristiques.

Le climat de violence est un élément fort qui explique le peu de témérité des journalistes pour aller au-delà des constats établis par tous. Il convient d’ajouter un autre élément : la corruption qui règne dans les médias. Alberto Arce, reporter espagnol correspondant à Tegucigalpa déclarait « 95% des journalistes sont corrompus au Honduras ». « Chaque ministère a une liste, précise Arce, sur laquelle figure de nombreux journalistes qui reçoivent une sorte de salaire selon leur influence et leur pouvoir. Cela va de 200 à 10 000 dollars par mois ». « Si les journalistes déçoivent poursuit Arce, les paiements sont suspendus. « Sans doute, le principal problème de la profession de journaliste est la corruption économique généralisée », conclut Arce.

Reflet du gouvernement, le crime organisé rémunère également les journalistes en échange d’informations sur les opérations policières.

Dénoncer la presse corrompue n’est pas nouveau. Déjà en 1989, sous le gouvernement de Callejas, le système se mettait en place. Les journalistes « tarifés » recevaient des instructions sur les personnes qu’ils pouvaient interviewer et sur quel aspect il devait insister dans leurs questions.

En 2008, l’AFP précise (21/02/2008) que « le journalisme est une profession qui n’a plus de prestige au Honduras et dénonce la collusion entre le gouvernement et les patrons des grands médias, l’achat et la vente d’informations, les chantages… »

Au Honduras, il y a peu d’investissement pour les reportages, les sources ne sont pas contrastées, les journalistes sont pressés de publier, les médias sont très concentrés, il y a une grande difficulté pour accéder aux sources primaires de l’information, un usage rare des sources secondaires, une tendance majoritaire à utiliser des sources officielles.

Ces tendances ne sont pas le monopole du Honduras. Ester Vargas, reporter péruvienne, rapporte que « le journalisme d’investigation n’est pas la préoccupation centrale des médias parce que sans compter l’investissement important qu’il représente pour des reportages à construire, il oblige le média à se confronter aux pouvoirs économique, judiciaire et étatique ».

Il convient ici de noter que le journalisme d’investigation n’est pas facile dans un pays violent ou en guerre pour les locaux. Ils n’ont pas d’endroit ou fuir, leurs enfants vont à l’école, leur famille est à portée de main de n’importe quel tueur à gage et ils le savent.

Le journalisme sert habituellement à contrôler le pouvoir. Au Honduras, le pouvoir dispose du journalisme. Les quatre journaux nationaux sont contrôlés par trois familles. La radio et la télévision par un quatrième groupe La Tribuna de San Pedro Sula est sous le contrôle de Carlos Roberto Flores Facussé, ex-président. La Prensa appartient à la famille de Jorge Canahuati Larach, également propriétaire d’El Heraldo de Tegucigalpa. El Tiempo de Tegucigalpa est la propriété de Jaime Rosenthal Oliva. José Rafael Ferrari contrôle la télévision et plusieurs radios dont HRN.

Leticia Salomon, chercheuse à l’université nationale et experte en thème militaire signale que le coup d’État de 2009 a été planifié par un groupe d’entrepreneurs dont Carlos Roberto Facussé, Jaime Rosenthal, José Rafael Ferrari, Juan Canahuati entre autres tous patrons de presse.

L’espace de liberté d’action pour les journalistes d’investigation est réduit.

« […] Nous ne pouvons pas dire les choses car les trafiquants de drogue sont derrière nous, les patrons des médias sont derrière nous, les entrepreneurs qui annoncent dans les journaux sont derrière nous […] », écrit Roberto Arturo Caballero journaliste et professeur.

« Les annonceurs contrôlent les audiences et les contenus » ajoute Patricia Murillo.

Le risque de celui qui transgresse les règles non écrites est au mieux de perdre son emploi au pire sa vie.

Pourquoi ?

QQOQCCP, quoi, qui, où, comment, combien, pourquoi sont les premiers mots qu’apprend un étudiant en journalisme. Au Honduras et en Amérique centrale, le pourquoi est systématiquement zappé, jamais éclairci. Le « pourquoi » a trait, toujours, à des questions de pouvoir et d’argent.

Pourtant, David Meza, assassiné en 2010 travaillait sur le trafic de drogue, Nahum Palacios (2010) sur des cas liés à la politique locale, Luis Mendoza (2011) sur des investissements immobiliers, Fausto Hernandez (2012) sur des conflits agraires, Anibal Barrow (2013) critiquait le gouvernement issu du coup d’État, Juan Carlos Argeñal dénonçait la corruption dans un hôpital, Carlos Fernandez (2015) défendait les journalistes, Deibi Rodriguez (2016) protestait contre la corruption.

Concernant Igor Padilla, dernier journaliste assassiné au Honduras en 2017, les tueurs ont été arrêtés. Il s’agit de José Hernandez et Darwin Miranda, membres de la « mara 18 ». Selon les sources policières, ils n’ont pas dit pourquoi.

Protéger ?

L’État hondurien n’a pas fait grand-chose pour limiter la violence contre les journalistes. La protection demandée ne viendra pas des autorités. En revanche, les journalistes « internationaux », au sens ou ils ne résident pas dans le pays ont un rôle essentiel pour reprendre et développer les enquêtes dont l’auteur a été éliminé. Travaillant « de loin », ils ne courent pas les mêmes dangers. Par ailleurs le développement du journalisme « digital » qui permet un certain anonymat peut également contribuer à éclairer le « pourquoi » de l’assassinat de tant de journalistes.

Il ne s’agit pas là d’un intérêt corporatiste mais de promouvoir la liberté d’expression, l’expression contradictoire, bref la démocratie.

Aujourd’hui le pays le plus meurtrier pour les journalistes est le Mexique. Le 13 janvier 2018, Carlos Domínguez, journaliste politique, a été assassiné de 21 coups de couteaux alors qu’il se trouvait dans sa voiture, portant à 13 le nombre de journalistes mexicains assassiné depuis le 1er janvier 2017 (source RSF).

Pourquoi Carlos Domínguez a-t-il été tué ? Un bon sujet d’article pour les journalistes européens.

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