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ÉTATS-UNIS - Le terrorisme blanc et ses délires

Jorge Majfud

mercredi 28 août 2019, mis en ligne par Françoise Couëdel

Mardi 6 août 2019.

Depuis des dizaines d’années nous écrivons et nous répondons aux appels des medias pour commenter les tueries qui ont lieu aux États-Unis. Virginia Tech, Sandy Hook, Orlando, Las Vegas…sans parler du taux de criminalité ordinaire de plusieurs grandes villes qui avoisine presque les chiffres honteux de certains pays d’Amérique centrale. L’Uruguay est visée par une critique en interne et par les États-Unis car son taux d’assassinats a atteint 11,2 pour cent mille habitants alors que les touristes se sentent en sécurité à Miami Beach, sans savoir que la ville de Miami, selon le chiffre le plus bas de son histoire, a le même taux d’assassinats. Sans parler d’une quarantaine d’autres grandes villes qui dépassent ces pourcentages, comme Saint Louis, qui atteint le chiffre de 60 pour cent mille.

Dans plus d’une occasion je me suis séparé de ces amis journalistes, sur le mode de l’humour noir douloureux, en leur disant « à la prochaine tuerie ». Dans mes cours, certains étudiants m’ont reproché la dureté de ce type d’expression. C’est peut-être un élément du problème commun à la religion des armes et du racisme rampant de ce pays : on surveille trop son langage pour n’offenser personne mais on ne résout pas le problème. On l’aggrave.

Les deux dernières tueries par balle, des 250 enregistrées cette année, ont attiré l’attention en raison du nombre des morts et du bref intervalle entre l’une et l’autre (13 heures). Les deux présentent des similitudes mais diffèrent beaucoup de par leur caractère idéologique.

Commençons par la seconde, celle de Dayton en Ohio. L’assassin, un jeune homme de 24 ans n’avait pas de motivations racistes, ni même idéologiques. Comme aiment le dire les hommes politiques enclins à recourir au seul argument, « c’était un malade mental ». En fait c’était un sympathisant de la gauche et du contrôle des armes et parmi ses neuf victimes se trouvait sa propre sœur, de 22 ans. Il est clair que, entre affronter un malade mental avec un fusil et un autre avec un bâton, n’importe qui choisirait le second.

La tragédie qui s’est produite, 13 heures plus tôt, à El Paso, Texas, est alimentée et motivée par des raisons clairement raciales. L’assassin de 21 ans, dont je préfère ne pas me rappeler le nom, a roulé 9 heures de Dallas jusqu’à la frontière sud pour tuer des hispaniques. Dans un manifeste truffé de fautes d’orthographe et, pire, d’arguments historiques, il proclame que son projet est dû à « l’invasion du Texas par les hispaniques ». La population d’El Paso est à 80% constituée d’États-Uniens mexicains, en plus des Mexicains de passage. Une grande partie du tiers ouest des États-Unis est densément peuplée d’hispaniques et imprégnée de leur culture, non seulement par ce que, depuis que les États-Unis se sont approprié ces terres, les Mexicains ont constamment franchi une frontière invisible pour venir assurer les récoltes du nord, retournant dans la même année vers le sud, mais aussi parce que durant des siècles ce territoire a appartenu à l’Espagne, puis au Mexique.

Le Texas, auquel l’assassin vouait sa haine, s’est rendu indépendant du Mexique en 1836 car les Mexicains avaient aboli l’esclavage dans cette province et les nouveaux immigrants anglo-saxons ne pouvaient pas prospérer sans esclaves noirs, qui, eux, fuyaient vers le Mexique en quête de liberté. Quand le Texas s’unit aux États-Unis et que le Nord entre en guerre civile contre le Sud, le Texas rejoint la Confédération pour maintenir ses privilèges esclavagistes.

Depuis sa défaite due à Lincoln, le Sud esclavagiste a transformé cette défaite en victimisation morale des blancs, en détournant l’attention de l’esclavage et en racontant dans des livres, des films, des salles de classe que la Guerre civile a été une lutte inégale au nom des « valeurs » du Sud.

La fondation même du Texas a des racines profondément racistes, tout comme la fondation des États-Unis. Mais autant les États-Unis que le Texas ont été capables de s’associer aux grandes luttes sociales des années 60, non seulement de Martin Luther King mais aussi de bien d’autres leaders latinos comme César Chávez [1], Dolores Huerta [2] ou Sal Castro [3]. Les pays n’ont pas de maîtres. Jefferson lui-même avait prononcé cette phrase irréfutable : la terre appartient aux vivants ; non aux morts.

C’est là cependant qu’est le nœud du problème de l’idéologie suprématiste blanche : le concept de défense d’une race pour que sa supériorité perdure au-delà des individus. Pourquoi serait-il important pour moi que mon pays préserve une population qui me ressemble ? Plus encore, ce serait un cauchemar si un jour, au réveil, je voyais que nous nous ressemblons tous et que nous pensons tous la même chose.

Le concept moderne de suprématie blanche en occident est né aux débuts du XXe siècle, dans les colonies britanniques. Étrange coïncidence. Justement quand l’Europe et la Grande-Bretagne commencent à perdre le privilège de pratiquer l’esclavage, dans le reste du monde surgit la théorie puérile du « génocide blanc ». Selon cette théorie qui devient populaire aux États-Unis dans les années 20 « la race blanche » est menacée d’extinction par les autres races, noire, marron, jaune, rouge… Tout cela en dépit de ce qu’aucune de ces « races », durant l’Ère moderne, n’a jamais envahi ni l’Europe ni les États-Unis ; c’est plutôt exactement le contraire. L’Afrique durant trois cents ans, jusqu’à très récemment, était l’arrière-cours de l’Europe et là-bas les crimes s’élevaient à des dizaines de millions de noirs, des dizaines de gouvernements soudoyés, destitués ou renversés. Plus récemment, au nom de la lutte contre le communisme, mais bien longtemps auparavant au nom de la défense de « la race noble », la race blanche qui devait dominer les autres. Extermination pure et simple. L’Amérique latine a subi le même sort de la part des États-Unis. De même que plusieurs peuples d’Asie et du Moyen-Orient de la part des puissances occidentales.

C’est ainsi que les enfants de bonne famille se plaignent d’« une invasion hispanique », d’un « génocide blanc » et autres bêtises. Pourquoi ?

Les États-Unis est le seul pays « développé » dont l’espérance de vie a diminué ces dernières années. Des études indiquent que cela s’explique par la détérioration de la santé de la population blanche due à la consommation exponentielle de drogues, en particulier des opioïdes (qui prennent la vie de 50 000 personnes chaque année), l’alcoolisme et la dépression. Cette terrible situation n’est pas due à une conspiration raciste mais, au nom de la liberté chérie des affaires, à des entreprises pharmaceutiques qui ont engrangé un bénéfice de 75 mille milliards de dollars annuels pour que les gens continuent à mourir.

L’assassin d’El Paso, dans son manifeste, déplorait en outre que même si les immigrants font le sale travail, leurs enfants réussissent dans les universités. C’est-à-dire qu’on pourrait aller jusqu’à tolérer que les êtres de race inférieure fassent le sale travail à condition qu’ils ne prouvent pas qu’ils peuvent travailler plus dur et décrocher quelques récompenses académiques. C’est ce qui s’appelle la culture de la compétition. Comme toujours, compétition oui, à condition que j’ai toutes les chances de gagner.

Quand une société souffre de l’orgueil du gagnant, il est très difficile que ce dernier reconnaisse ses erreurs et ses crimes. Normalement une minorité critique le fait mais ce n’est pas suffisant. Il ne faut pas sous-estimer l’ignorance et le fanatisme d’un secteur significatif de la population qui considère que tout changement, toute façon d’être différente sont « anti-américains ».

Comme d’autres tragédies, celles-ci seront enfouies dans la mémoire collective. Car s’il y a une chose que la culture états-unienne sait faire c’est bien oublier. Les édifices historiques sont détruits comme le passé le plus proche et, à leur place, se dresse quelque chose de nouveau (un Walmart, un McDonald’s) et on se dit qu’il a toujours été là depuis la création du monde.


L’écrivain Jorge Majfud est uruguayen et états-unien, auteur de Crisis y otras novelas (« Crises et autres romans »).

Traduction française : Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/201423.

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[1César Estrada Chávez est un syndicaliste paysan états-unien (1927-1993). Chicano, il est connu pour les luttes paysannes qu’il a menées entre le milieu des années 1960 et les années 1970, en Californie (source : Wikipédia) – NdT.

[2Dolores Clara Fernández Huerta. Elle est née le 10 avril 1930 à Dawson au Nouveau-Mexique. Dirigeante syndicale et militante pour les droits civiques en Amérique du Nord, elle a cofondé l’Association nationale des paysans, qui rejoint plus tard l’Union générale des paysans (source : Wikipédia) – NdT.

[3Salvador B. Castro était un éducateur et un activiste états-unien-mexicain. Il est surtout connu pour son rôle dans les grèves du lycée East Los Angeles en 1968, une série de manifestations contre les conditions inégales dans les écoles du Los Angeles Unified School District (source : Wikipédia) – NdT.

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