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DIAL 3607
CUBA - Monter la garde pour quoi faire ?
Pedro Pablo de Morejón
vendredi 18 février 2022, mis en ligne par
Dans ce numéro spécial sur Cuba, nous publions un entretien avec des militants anarchistes cubains au sujet des manifestations du 11 juillet 2021, suivis de trois articles de Pedro Pablo Morejón qui sont autant d’instantanés de la vie quotidienne cubaine. Ce texte a été publié sur le site Havana Times le 20 décembre 2021.
Comme beaucoup le savent déjà, le 11 juillet 2021 des milliers de Cubains dans nombre de villes et de villages du pays sont descendus dans la rue pour manifester et exiger des changements politiques sur l’île confrontée à la pire crise sanitaire de l’histoire, à de fréquentes coupures de courant et à une extrême pénurie de produits de base.
Depuis ce jour-là, l’augmentation de la répression ne s’est pas fait attendre. Cette nuit-là s’est déjà soldée par un mort, des dizaines de blessés et des centaines d’arrestations, parmi lesquelles celles de nombreux jeunes qui encourent des condamnations allant jusqu’à 20 ans de détention. Pour le seul fait, s’agissant de la plupart d’entre eux, d’avoir manifesté pacifiquement ou d’avoir filmé avec leur téléphone mobile certains incidents des manifestations.
Depuis lors dans les rues principales de Cuba patrouillent sans cesse des effectifs des troupes spéciales, les dénommés bérets noirs. Et comme si cela ne suffisait pas, on recrute maintenant des travailleurs pour qu’ils viennent en groupe faire des gardes en des lieux stratégiques précis afin de décourager ou d’affronter toute manifestation anti-gouvernementale.
Exemple de ce que j’ai dit plus haut, une fonctionnaire de l’entreprise pour laquelle je travaille m’a fait savoir, il y a plusieurs semaines de cela, que le lendemain c’était « à mon tour » de monter la garde. Je l’ai regardée d’un air hypocrite et lui ai dit « ok » même si en moi un sentiment de révolte était prêt à exploser comme un volcan.
Mais je n’ai pas réagi et durant quelques secondes je me suis trouvé lâche, même si la raison me disait qu’il valait mieux que je me taise. C’est alors que ses paroles m’ont sauvé de ce conflit intérieur entre la dignité et la prudence. « Je sais que tu ne vas pas y aller mais mon devoir est de t’en informer et c’est ce que je fais ». Son commentaire me tranquillisa et j’oubliais l’incident.
Tous les jours je vois des gens, le matin comme le soir, assis sur les bancs de ce parc proche de mon lieu de travail, en train de bavarder, au son d’une musique-propagande où ne manquent pas les chansons de Buena Fe, Raúl Torres et d’autres du même style.
Et voilà que, il y a quelques heures, la même fonctionnaire m’a fait savoir que c’est à mon tour d’assumer la fameuse garde. Cette fois, elle ajouta : « avant qu’un autre ne te le dise, je te le dis moi-même pour qu’ensuite tu ne viennes pas dire que je ne t’ai pas prévenu. »
À son intonation j’ai senti une menace voilée et cette fois-ci, j’ai dû lui répondre. « Tu me connais et tu sais bien que je ne m’implique pas dans des embrouilles. Mais comme je te le dis à toi je dirai la même chose à Fidel en personne s’il ressuscitait, je n’ai pas l’intention de passer l’après-midi à rien foutre dans le parc et encore moins de m’embrouiller avec quelqu’un à qui viendrait l’idée de manifester. »
Depuis ce jour j’attends de voir ce qui peut bien m’arriver. De toutes façons, je me sens en paix. Comme le dit un ancien proverbe biblique : « Le méchant prend la fuite sans même qu’on le poursuive, tandis que le juste a autant de confiance qu’un jeune lion. »
Ils peuvent me convoquer, m’interroger, ou pire encore. Peut-être que non, peut-être que tout en restera là. Heureusement nous ne sommes plus dans les années 60, 70 ou 80, à l’époque où des types comme moi on les mettait derrière les barreaux.
Et tout ça pour défendre un minimum d’autonomie qui me permette de vivre en paix avec ma conscience.
C’est pour cette raison qu’il y a 13 ans j’ai été viré du cabinet d’avocats, sous l’obscur prétexte que j’avais contrevenu gravement à l’étique, et qu’on a résilié mon contrat à l’université où je donnais des cours. C’est pour cela aussi que j’ai dû renoncer à mon rêve d’exercer comme avocat, dans un pays sans liberté.
Un pays où la précarité est telle que trouver un simple comprimé d’aspirine relève du défi. Un pays où on viole tes droits, où respirer est difficile.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3607.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : Havana Times, 20 décembre 2021.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.