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COLOMBIE - Petro, Francia, ELN et FARC : ce qu’on peut espérer

Pablo Solana

vendredi 2 septembre 2022, mis en ligne par Françoise Couëdel

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13 juillet 2022 - Le nouveau gouvernement colombien a parmi ses priorités celle de résoudre le conflit armé qui persiste dans le pays. Une analyse brève de l’histoire et de l’existence des groupes armés pour comprendre ce qui peut se produire avec l’ELN et les dissidences des FARC.

« La paix, avant tout », a déclaré Gustavo Petro dans son discours le jour de sa victoire. L’Armée de Libération Nationale (ELN) n’a pas attendu plus de 24 heures pour se manifester, elle a déclaré « qu’elle est pleinement disposée à avancer » dans une nouvelle négociation avec l’État. Un secteur des dissidences des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) a salué le nouveau gouvernement et déclaré : « Nous devons dialoguer ».

Bien qu’il semble que tous les acteurs parlent la même langue, ce ne sera pas facile. La Colombie aura un président ex-guérillero et une vice-présidente victime de la violence ; jamais dans l’histoire de ce pays il n’y a eu à la tête de l’État des personnes aux profils aussi indiqués pour avancer vers une sortie politique du conflit armé. Cependant, certains facteurs par leur complexité dépassent cette bonne volonté.

En 2016, la guérilla la plus importante, les FARC, s’est démobilisée, mais l’État ne remplissant pas ses engagements, de nombreux dissidents ont alors surgi et ont repris les armes. L’ELN « maintient en activité son système de lutte politique et de résistance militaire », comme il l’affirme dans un communiqué dans lequel il manifeste sa volonté de négocier. Six ans après la signature des Accords de La Havane, les affrontements continuent dans différentes régions du pays avec plus de fréquence qu’on veut bien le dire.

Les deux sigles, ELN et FARC, ont été des références historiques pour les mouvements révolutionnaires du continent. Cette mystique de l’insurgé appartient au passé, mais en Colombie la lutte armée n’en finit pas d’appartenir au passé. Quelle est la stratégie actuelle de l’ELN ? Quel poids politique ont les dissidents des FARC ? Pourquoi ces dernières années ces groupes ont vu le nombre de combattants augmenter dans leurs rangs ? Quel lien ont-ils avec le mouvement politique et social ? Que veulent-ils dire quand ils parlent de « paix » ?

Dans les chapitres qui suivent nous tenterons d’apporter des réponses à ces questions.

1 – La particularité colombienne : bref contexte historique

Tandis que divers pays latino-américains, vers la moitié du XXᵉ siècle élaboraient leurs projets national-populaire (le péronisme en Argentine, le cardénisme au Mexique, Velazco Alvarado au Pérou, Getulio Vargas au Brésil, Paz Estenssoro en Bolivie) en Colombie on assassinait par balles celui qui aurait pu incarner cette possibilité, le chef libéral Jorge Eliécer Gaitán. Au cours de la seconde moitié du XXᵉ siècle l’Amérique latine n’a pas été précisément un territoire de paix ; cependant la violence en Colombie a pris une tournure particulière qui l’a éloignée des cycles qui ont été ceux de fluctuations politiques dans la région. Avec ce magnicide toute possibilité d’instaurer un état de bien-être était inenvisageable, alors que d’autres pays l’ont fait et ont profité des possibilités économiques offertes par la période d’après guerre en Amérique latine.

Dans les années 70 et 80 les formes dictatoriales n’ont pas eu recours en Colombie à de violents coups d’État militaires comme dans le reste du continent ; la répression, semblable ou plus criminelle que sous les dictatures, a maintenu une apparence institutionnelle. Au début du XXIᵉ siècle, le pays s’est trouvé aux antipodes du « cycle progressiste » qui a caractérisé les expériences les plus dynamiques de la région : tandis que Chavez et les autres se risquaient à des changements d’orientation en faveur du peuple, en Colombie, Uribe gouvernait en encourageant les massacres de la population.

Le débat politique en Colombie s’est organisé autour du conflit armé : la gauche s’est associée à la lutte guérilléra, soit parce que dans certains cas elle a soutenu ses positions, ou parce que les classes dominantes ont fortement induit cette identification. En même temps, la droite a justifié son action au nom du combat contre une insurrection armée qu’elle taxa de communiste, apatride et narco terroriste, avec la légèreté que s’autorise toute infâme campagne de propagande en temps de guerre. Même si la lutte armée existait avant l’assassinat de Gaitán, les guérillas qui nous intéressent ont surgi avec la période de la violence qui a suivi ce crime politique, influencées en même temps par la réalité à l’échelle du continent.

Les FARC ont hérité de la rébellion paysanne endogène et se sont appuyées sur un Parti communiste colombien qui, s’inspirant de la geste de Fidel et du Che, leur a donné une formation marxiste. Le noyau créateur de l’ELN, composé principalement de jeunes universitaires, a acquis une formation militaire au début des années 60, à Cuba, et, fort de cet apprentissage, a créé son propre groupe de combat dans le pays. Les FARC ont renforcé leur identité communiste (un peu cubaine mais plutôt soviétique) et le ELN a mélangé le guévarisme d’origine avec la théologie de la libération lancée par Camilo Torres et d’autres prêtres guérilleros.

La lutte armée s’est maintenue avec des hauts et des bas au cours des décennies suivantes. Elle a compté sur le soutien populaire dans la mesure où elle a été la réponse défensive face à une oligarchie dont la violence a persisté contre ceux qui cherchaient une alternative ou défendaient simplement leur territoire.

Concernant les plus importantes tentatives de démocratisation, ce sont les organisations des insurgés qui en ont été les acteurs. Depuis 1982, aussi bien les FARC que l’ELN ont fait diverses propositions de négociation de paix. Au milieu des années 80 elles ont soutenu des mouvements politiques légaux comme l’Union patriotique, promue par les FARC, Vive la lutte ! dans le cas de l’ELN et le Front populaire, encouragé par un autre groupe armé, l’Armée populaire de libération l’ELP (Ejército popular de Liberación). Mais à chaque proposition les classes dominantes ont répondu par l’extermination.

À cette période ont surgi d’autres groupes de guérilleros. Les plus connus, le Mouvement armé Movimiento Armado Quintín Lame (MAQL), d’origine indienne ; le Mouvement du 19 avril (M-19) et l’EPL déjà cités. Ces trois mouvements, avec les FARC et l’ELN, ont tenté vivement de s’unir entre 1987 et 1990 quand ils ont constitué la Coordination Guérillera Simón Bolívar. Mais ils ont été dépassés par la lutte armée : ce sont au moins 31 groupes rebelles armés qui se sont soulevés dans le pays entre 1958 et 2012, selon l’étude réalisée par l’Université nationale.

Les FARC ont eu leur moment de plus grande expansion vers la fin du XXᵉ siècle. Ils ont compté jusqu’à 12 000 combattants répartis entre 70 fronts. L’historien Alfredo Rangel affirme que, avec l’ELN, ils sont parvenus au « contrôle absolu de 10% des municipalités et de 95% des districts du pays ». La réponse à l’expansion guérillera a été le Plan Colombia (1999), conçu par les États-Unis. C’était un plan intégral qui a offert aux forces militaires de l’État la technologie de guerre qui lui garantirait la supériorité sur le terrain de la lutte et les ressources économiques pour livrer la bataille idéologique qui marquerait au fer rouge l’association entre gauche armée et terrorisme. À cela s’est ajouté la criminalité qui a accompagné cette étape de la guerre contre-insurrectionnelle. Il y a eu des massacres de populations civiles et des exécutions de jeunes trompés par des offres d’emploi, qu’on a fait passer pour des pertes de guérilleros. La répression d’État a été secondée par les paramilitaires, qui existaient déjà avant et qui n’ont pas hésité à commettre des actes barbares : « salons de torture » où ils démembraient les assassins pour les faire disparaître, décapitations publiques, fosses communes.

À ce moment-là s’étaient renforcés les grands cartels de la drogue qui ont disputé le territoire aux autres groupes armés. À cette époque le narcotrafic a commencé à infiltrer quelques-unes des organisations, comme ce fut le cas des FARC. À la combinaison de toutes les formes de lutte, la guérilla a ajouté la combinaison de toutes les formes de financement ce qui dans bien des cas a gommé leur projet révolutionnaire. Les enlèvements à des fins rentables, ont visé, au début, les grands propriétaires terriens et des chefs d’entreprise, mais se sont poursuivis avec des petits propriétaires et des personnes ordinaires, selon les régions. L’ELN, qui s’est prononcé alors contre le narcotrafic, a cependant fait sienne la pratique de l’enlèvement et s’est concentré sur la gestion des économies territoriales comme l’exploitation minière illégale, s’alliant parfois avec les communautés, mais disputant aussi les territoires à d’autres groupes armés. Ajoutée à tous ces facteurs de dégradation l’offensive contre-insurrectionnelle orientée et soutenue par les États-Unis a porté un tel coup aux guérillas qu’elles ont été obligées de se replier.

Eduardo Pizarro a caractérisé ce point d’inflexion de « défaite stratégique » dans le cas des FARC, étant donné que « même s’ils continuaient d’exister (à partir de ce moment-là) en tant que groupe armé, ils n’ont plus eu la possibilité d’accéder au pouvoir par les armes ». L’ELN a fait à peu près le même constat lors de son IVᵉ Congrès, tenu en 2006, quand il a redéfini sa stratégie non plus en fonction de la prise de pouvoir mais du développement de la « résistance armée » et de la construction du Pouvoir populaire. Dès lors, sans la possibilité d’une révolution à l’horizon, ces deux guérillas sont entrées dans une période d’insurrection permanente.

2 - La démobilisation des FARC et les dissidences, leur réalité actuelle

Les accords entre l’État et les FARC, signés en 2016, ont mis fin à l’existence de cette organisation telle qu’elle a été connue durant plus de cinquante ans. Le sigle a survécu, revisité en Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común (Force Alternative Révolutionnaire Commune), premier nom derrière lequel se sont regroupés les signataires de l’accord de paix. Mais à partir de janvier ce nom a cessé d’exister : elles se sont appelées Communes.

Une poignée d’ex-commandants sont toujours membres de ce parti rebaptisé, même si, de 2016 à aujourd’hui, cette force politique a connu plus d’une scission. Dans certains cas, les figures les plus connues de l’ex-guérilla ont occupé des sièges au parlement que l’accord de paix leur a accordés, sans qu’ils aient été soumis au vote populaire, en compensation des persécutions par l’État qui les avait empêchés de participer légalement à la politique. Mais le fait le plus important est la quantité d’ex-combattants qui ont été assassinés après qu’ils eurent rendu les armes : 315 est le chiffre officiel, entre août 2016 et le premier trimestre de cette année. L’État colombien a honoré à sa tradition : il n’a pas respecté ses engagements de garanties et de droits pour ceux qui ont abandonné la lutte armée. Il leur a tourné le dos et, sous la forme d’un nouveau gouvernement uribiste (Ivan Duque, 2018-2022), il a continué sa guerre contre les démobilisés avec d’autres moyens « faisant voler en éclat » les accords de paix, selon ce qu’a avoué en son temps le directeur du Centre démocratique, la force que dirige l’ex-président Uribe.

Actuellement on estime que ce sont 1 800 sur les 13 000 membres des FARC qui n’ont pas souscrit à l’accord, c’est-à-dire 15%. Un chiffre raisonnable, selon les analystes, en concordance avec d’autres expériences internationales de démobilisations de forces insurgées. Ce chiffre a acté en principe l’existence des dissidences.

En 2016, il existait déjà au moins 23 groupes, d’entre 30 et 40 combattants, issus des FARC, réorganisés dans diverses régions. Avec les années ces structures se sont regroupées dans le sud-est du pays, dans les départements de Guaviare, Meta et Vichada, ce dernier avec accès à la frontière du Venezuela. Dans le Nariño également (à la frontière avec l’Équateur), et les régions du Cauca avec un débouché sur le Pacifique. Plus tard elles se sont renforcées en orient et dans le Chocó. Dans chacun des cas elles ont pris la forme de fronts de guérilla, que révèlent les noms sous lesquels ils sont connus : Décimo Frente Martín Villa, Frente Oliver Sinisterra, Frente Carolina Martínez, etc. Celui qui est parvenu à s’ériger en leader de cette concordance est Gentil Duarte, commandant du Front historique des FARC, assassiné sur une base de son groupe armé dans l’état de Zulia, Venezuela, le 24 mai dernier. Ce groupe est resté associé au narcotrafic, se livrant au contrôle territorial qu’exige ce négoce et à l’entretien des voies pour sortir la coca du pays. Cette dérive du conflit les analystes le dénomment banditisme.

Quelque peu différent est le cas des dissidences qui se sont formées autour des figures d’Iván Márquez et de Jesús Santrich. Les deux ex-commandants des FARC ont accepté de signer l’accord de paix en 2016 mais sont retournés à la clandestinité en raison des poursuites en justice pour narcotrafic qui comprenaient des demandes d’extradition vers les États-Unis. Leur reprise de l’activité armée, à la différence d’autres organisations, a pris une allure mystique : ils ont appelé le nouveau groupe Segunda Marquetalia et ont diffusé une déclaration revendiquant l’origine de l’organisation éteinte (la « République de Marquetalia », le petit territoire libéré dans le Tolima où Tiro Fijo et Jacobo Arenas créèrent le mythe fondateur des FARC). Cependant les enquêtes les plus rigoureuses indiquent qu’ils ont repris la gestion du narcotrafic. Santrich qui était parvenu à occuper un siège parlementaire au nom des FARC avant de retourner à la clandestinité, a été assassiné en 2021 au Venezuela, où l’organisation a reconnu avoir une base. On suppose que sa mort est due à l’action d’un autre groupe armé, dans le but d’encaisser l’énorme récompense qu’offrait l’État colombien.

Deux autres ex-commandants des FARC qui faisaient partie de ce regroupement, El Paisa et Romaña, ont été assassinés de la même façon, en décembre 2021.

Une page web énumère les positionnements de ce secteur. Elle comprend des communiqués actuels du Parti communiste clandestin de Colombie, (PCCC) ; dénomination dont s’est dotée la structure sous laquelle se sont inscrites les FARC après leur rupture avec le Parti communiste en 1933. Le communiqué le plus récent, 3 jours après le second tour des élections, s’intitule « Le changement est inévitable » ; ils saluent la victoire de Gustavo Petro et de Francia Márquez et disent : « Engageons nous totalement, corps et âme, dans le processus collectif d’obtention de la paix totale pour la Colombie ». Dans des déclarations antérieures ils avaient adhéré à la « trêve unilatérale déclarée par les camarades de l’ELN, en raison des élections, ils exigent que « s’ouvrent les portes du dialogue » avec leur organisation et « déplorent » l’extradition vers les États-Unis d’Otoniel (chef du groupe paramilitaire Clan del Golfo), fait qui leur incombe car une demande similaire pèse sur leur unique figure publique encore en vie, Iván Márquez.

Dans quelques villes on a vu apparaître à nouveau des slogans sur les murs et dans quelques universités, des actions, au nom du Mouvement bolivarien (MB), le parti destiné à appeler les jeunes à la guérilla, qu’ont su développer à partir des années 90 les anciennes FARC, liées actuellement à ce secteur.

3 - L’ELN, la guérilla la plus ancienne maintient son activité

Après l’offensive militaire et paramilitaire de la première décennie de ce siècle, la guérilla camiliste (de CamiloTorres) a connu des « difficultés d’action collective, en raison de l’hétérogénéité de ses bases sociales », selon les dires du chercheur Andrés Aponte González.

Néanmoins, les propositions de dialogue présentées par les FARC au cours des gouvernements de Manuel Santos (2010-2018) ont allégé la pression sur l’ELN. D’un côté l’État colombien a concentré ses efforts sur la démobilisation de la guérilla la plus importante. Par ailleurs, selon ses définitions organiques l’ELN a conditionné l’abandon de la lutte armée à la réalisation de transformations structurelles dans le pays, demande que l’État a clairement refusé. Le peu d’intérêt pour les négociations s’est donc manifesté des deux côtés.

Cette situation a permis aux membres de l’ELN de reprendre leur souffle, de se recomposer, de grandir. Si, lors du IVᵉ congrès qui a eu lieu au début de 2015, ils avaient décidé le repli de la résistance armée, lors du Vᵉ au début de 2015, ils ont décidé qu’ils occuperaient les territoires que les FARC abandonneraient et profiteraient de la conjoncture de la mobilisation sociale pour la paix pour grandir aussi au plan politique.

Au cours de cette période leur agenda a coïncidé parfaitement avec le mouvement populaire. L’ELN a exprimé son appui aux revendications sociales qui ont été nombreuses au cours de ces années : occupations par les étudiants, blocage par les paysans, mingas indiennes, grèves civiques et syndicales, mobilisations en faveur de la paix. En même temps, répondant à l’invitation au dialogue, le groupe a repris la proposition qu’il avait lancée dans le contexte antérieur : que les accords devaient se faire avec une large participation de la société.

Durant la courte durée des négociations avec l’État, l’ELN a accordé des cessez-le-feu unilatéraux et le gouvernement leur a concédé des espaces de consultation de la société. Des secteurs sociaux, politiques, religieux, intellectuels, se sont rapprochés de l’ELN, ne serait-ce que pour voir quelle serait cette participation à un grand accord de paix. Mais cette espérance de dialogue s’est assombrie quand on a commencé à savoir que les accords de La Havane ne seraient pas respectés et elle s’est éteinte quand le nouveau gouvernement d’Iván Duque a écarté toute possibilité de dialogue basé sur la réciprocité.

Ces dernières années, l’ELN a progressé sur les restes des FARC dans différentes régions. Il est aussi entré dans une spirale d’affrontements avec les autres structures armées dont il ne s’est pas toujours bien sorti.

Un rapport récent de la Fondation Paix et Réconciliation décrit une réalité inégale : l’ELN est toujours puissant dans l’est (Arauca), dans le nord-est (Nord de Santander) et dans la zone frontalière avec le Venezuela, même si sont en recrudescence les affrontements avec d’autres groupes armés pour le contrôle territorial. Il continue à affronter les dissidences et les paramilitaires dans la zone Pacifique (Chocó), dans le cadre d’une situation de violence qui occasionne un fort coût humain aux communautés ; selon ce rapport ils seraient affaiblis dans une région où ils ont eu un poids historique, comme dans le sud-ouest du pays (Nariño, Cauca, Valle del Cauca), comme résultat aussi de l’affrontement avec différents groupes armés. D’autres faits sont complexes, difficiles à établir, comme la dimension et l’état de son front urbain, car son caractère clandestin dans les villes est total et on ne leur connaît pas d’activité importante.

Un autre point difficile à élucider est la relation que les membres de l’ELN entretiennent avec le mouvement politique et social. L’ELN est une organisation cataloguée de terroriste, raison pour laquelle ceux qui auraient des relations avec elle peuvent s’attendre à être poursuivis. Ce qui explique que se tiennent à distance les membres des mouvements sociaux. Dans certains cas cette précaution est même excessive.

Dans les zones où l’organisation armée a une présence historique les soutiens existent, de façon plus traditionnelle ou moins explicite, car sans eux la guérilla ne pourrait pas survivre. Mais, en dehors de ces territoires, il n’est guère possible d’en savoir beaucoup plus. À l’exception des moments où les instances formelles de dialogue avec l’État permettent à la guérilla des rencontres avec divers acteurs sociaux, les autres canaux de communication qui existeraient éventuellement ne pourront pas être connus ou vérifier.

Une fois annulée la table des négociations en 2019, l’ELN a vu sa présence diminuer dans l’agenda politique et social. Le moment le plus intense de ces dialogues, entre 2017 et 2018, quand avaient été lancés des espaces d’intense participation des secteurs sociaux, comme la « Mesa social para la Paz », appartient désormais au passé. Même s’il est difficile d’avoir actuellement des précisions sur une organisation clandestine, l’information connue révèle que dans l’actualité l’ELN se dispute des territoires avec d’autres groupes armés – et, dans une moindre mesure avec les forces armées de l’Etat –, et que la relation avec le mouvement social est incertaine.

4 - Qu’adviendra-t-il à l’avenir des organisations guérrilleras ?

Le panorama permet de distinguer deux modes d’action armée différents entre les organisations qui se prétendent guérilleras.

D’un côté, il y a un secteur qui revendique une histoire et une mystique associées aux guérillas du passé, mais qui oriente son activité essentiellement sur le narcotrafic. C’est le cas de la dissidence des FARC. Par ailleurs, l’ELN se concentre principalement sur la lutte armée mais maintient son caractère de politique intégrale. Son mode d’action est guidé par des objectifs que l’organisation définit lors de ses congrès au fil des années et fait connaître par différents moyens de diffusion.

Mais aucune de ces expressions armées ne peut s’abstraire d’un cadre de coexistence, que ce soit dans la complicité ou la dispute, avec un facteur qui dépasse le territoire colombien : le narco business.

Après quatre années de gestion, le gouvernement d’Iván Duque se retire avec pour bilan une augmentation de l’activité du narcotrafic et de la violence de l’État et des paramilitaires. Aux mains des cartels mexicains qui, il y a quelques années ont débarqué en Colombie pour se charger de la direction de ce négoce, la production a été intensifiée. On obtient désormais plus de chlorhydrate de cocaïne sur moins d’hectares de terres semées en coca. Ceci explique le pouvoir plus important des groupes armés qui se consacrent à la transformation et au trafic de cette drogue. Pour que cela se fasse la complicité des forces armées de l’État est fondamentale. Militaires, paramilitaires et para-politiques profitent de ce négoce et de la guerre chronique qui saigne le pays.

En même temps, les États-Unis tirent profit du prétexte de la « guerre contre les drogues » pour prolonger leur présence en Colombie par des bases militaires et une ingérence doctrinale. Cette conjonction d’intérêts permet qu’à ce jour il y ait une présence de groupes armés de diverses natures dans au moins 420 municipalités du pays, 37% du territoire national, selon les recensements de la Fondation paix et réconciliation. La description la plus juste du processus narco aide à comprendre la réalité complexe qui est celle des guérillas. Le négoce de la production et de l’exportation de cocaïne engendre des spirales de violence dont souffrent même ceux qui prétendent se maintenir en marge. Dans l’est, l’ELN se propose d’empêcher la pénétration de cette activité narco, en partie pour respecter le mandat historique de l’organisation et en partie parce qu’elle lui préfère le recouvrement d’impôts sur l’activité pétrolière et d’autres économies régionales. Pourtant, cela les a conduits à de violentes disputes avec les dissidences des FARC, qui cherchent à amener le narcotrafic vers cette zone stratégique de la frontière avec le Venezuela. Pour une raison ou une autre, par les actions de ceux qui veulent éviter le négoce narco ou de ceux qui veulent le promouvoir, ces derniers mois, la société endure des massacres, des attentats, des exécutions, d’une intensité qui rappelle les pires époques.

Malgré cela, tous les groupes armés ont grandi ces dernières années. Cela s’explique, d’un côté, par la conquête de territoires qu’occupaient précédemment ceux qui ont été démobilisés en 2016. Mais aussi par ce que les jeunes des communautés traversées par la guerre voient une possibilité économique, ou de meilleures conditions de sécurité, s’ils rejoignent les rangs de la guérilla. L’augmentation du nombre de combattants et une plus grande expansion territoriale ne sont pas forcément en corrélation avec des soutiens politiques. Le gros de la société colombienne ne veut plus de la guerre : cela se remarque clairement dans les secteurs populaires qui pendant des années ont souffert de la violence. C’est dans ces régions que s’exprime le plus le soutien aux processus de paix ou, comme cela s’est produit récemment, à la candidature à la présidence de Petro et de Márquez.

Le résumé précédent permet de mesurer l’importance des tentatives de négociations entre l’État colombien et les insurgés. C’est le cas des anciennes FARC, car par cette voie cette organisation a choisi de clore son cycle historique. Et dans le cas de l’ELN, car dans ces contextes de dialogue ils ont pu légaliser pour un temps leurs délégations de Paix pour faire de la politique avec une plus grande liberté, et légitimer leurs propositions idéologiques à l’intention d’une plus grande part de la société.

Gustavo Petro, à peine élu, a renouvelé son engagement pour la recherche d’une issue politique au conflit armé par la voie du dialogue. La majorité de la société qui l’a porté à la présidence approuve cette intention et une grande variété de leaders politiques, sociaux, religieux, de défenseurs des droits humains, qui ont fait savoir qu’ils comprenaient l’histoire, les causes et les motivations des insurgés, et proposent un dialogue basé sur la bonne foi et l’honnêteté. Cependant la seule bonne volonté ne suffira pas. D’un côté se trouvent les forces de la droite belliciste qui, même s’ils ont perdu le gouvernement, conservent leur influence sur les forces armées et l’activité des paramilitaires, et qui certainement boycotteront les tentatives de paix.

Il sera compliqué aussi d’aborder le thème de la dissidence des FARC. Il ne sera pas facile non plus de négocier avec l’ELN car cette organisation n’a pas encore pris la décision de déposer les armes. Néanmoins, de toutes ces variables, le dialogue avec les membres de l’ELN sera certainement ce qui orientera la situation. Comme ce l’a été, lors du cycle antérieur des négociations, l’importance qu’a revêtue la recherche d’accords avec les FARC.

Jusqu’à présent les conceptions organisationnelles des ELN les ont mandatés pour la constitution d’une délégation afin d’entamer des dialogues « exploratoirs » (Vᵉ congrès, 2015) sans mandat pour accepter de rendre les armes tant que ne sont pas résolus « les problèmes structuraux » du pays. Ainsi ils ont accepté les négociations avec le gouvernement de Juan Manuel Santos. S’ils maintiennent cette position on peut supposer que l’ELN adoptera une attitude modérée en s’orientant vers un nouveau processus de négociations, étant donné que le gouvernement progressiste n’a pas dans son projet immédiat celui de résoudre les problèmes de fond. Cela impliquerait de s’engager dans un programme anticapitaliste qui n’est pas dans l’optique de ceux qui vont gouverner désormais.

Cependant un autre aspect de la position de cette guérilla pourrait les amener à revoir cette condition. La proposition de participation de la société aux affaires du pays est une constante de la politique de l’ELN. Dans cette conjoncture, comme rarement dans l’histoire de la Colombie, le peuple participe. Et se fait entendre. Aujourd’hui le gros du mouvement populaire organisé, la gauche politique et une large majorité de la société réclament des changements substantiels du régime politique et du système économique. Cette demande s’exprime par des tactiques qui cherchent des avancées graduelles dans un cadre institutionnel. L’exigence de la société d’éradiquer la violence de la lutte politique est une des manifestations de ces avancées. Cela implique d’en finir avec les mécanismes de la guerre étatique et paramilitaire mis en œuvre par les partisans d’Uribe et d’autre secteurs de la classe dominante. Dans cette lutte le peuple avance avec détermination, avec des explosions de colère, des discussions de sens commun et au niveau électoral aussi. Si l’ELN écoute et interprète positivement ce cri et valorise les succès récents, comme le triomphe électoral de Petro et Márquez, il acceptera peut-être de négocier en fonction des propositions de changements partiels et de garanties réelles. De cette manière il pourra s’accorder avec la majorité du mouvement populaire qui obtient des avancées concrètes par la voie de la lutte politique.

Quoi qu’il en soit, celui qui affirme que cessera le conflit interne si les insurgés négocient l’abandon des armes simplifie la situation à l’extrême. L’image de ce qui s’est passé après l’accord des FARC est claire : la prolongation de la violence est en grande mesure de la responsabilité des forces armée de l’État, de leurs alliés, les groupes paramilitaires et de leurs mandants, les classes dominantes. Après la remise des armes de la part des FARC, les assassinats d’ex combattants démobilisés se sont multipliés ainsi que ceux de leaders sociaux, femmes et hommes. Pour l’ELN il sera indigne de suivre ce chemin.

En dépit de ces échos violents de décennies de guerre qui tarderont à s’éteindre, le peuple colombien manifeste clairement que, si on le laisse s’exprimer sans conditions, il est capable de faire face à un processus de changements allant vers une vraie transformation de la société.

Le passé du pays n’aide pas car le conflit armé a été un facteur chronique et constitutif de la vie politique depuis toujours. Mais cette réalité mérite aussi d’être modifiée. L’histoire n’est pas un projet fatal : ce sont les peuples qui le font et le modifient quand ils décident de se mobiliser en faveur de la justice et de la liberté.

Et c’est ce qui se passe. Non sous les formes que la gauche a imaginées au XXᵉ siècle, mais qui peut douter, qu’avec de nouvelles dynamiques qu’il faudra savoir entendre et valoriser, le peuple de Colombie est déjà en train de changer l’histoire à sa manière Il faut espérer qu’il puisse continuer de la faire sans qu’il lui en coûte encore de milliers d’assassinats. Changements sociaux et garanties de la vie : cette formule simple peut faire sens pour les nouvelles propositions de paix.


Traduction française de Françoise Couëdel.

Pablo Solana est le co-auteur des ouvrages América Latina. Huellas y retos del ciclo progresista et Final Abierto. 20 miradas críticas a las negociaciones con las insurgencias (2010-2018).

Source (espagnol) : https://www.alai.info/petro-francia-eln-y-farc-que-esperar.

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