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CHILI - Le moment le plus marquant depuis le retour de la démocratie

Juan Carlos Ramírez Figueroa

lundi 2 janvier 2023, mis en ligne par Françoise Couëdel

18 octobre 2022 – Chili : cela fait trois ans que l’explosion sociale a ouvert une ère de changements.

« Plus le processus constitutionnel est retardé plus les tensions vont augmenter », déclare l’historien Matías Hermosilla.

Matías Hermosilla (1990) est historien et chercheur associé au Centre d’études historiques de l’Université Bernardo O’Higgins. À la différence de nombre de ses collègues, non seulement il a tenté d’élaborer des théories sur tout ce cycle qui secoue encore la société chilienne, mais il est aussi descendu dans la rue et a interrogé différents acteurs sociaux tels que le ministre actuel Giorgio Jackson, la députée du PC Karol Cariola ou Gustavo Gatica, qui a perdu la vue suite aux tirs de la police. Dans le podcast « La vérité s’invente aussi », qui vient d’être édité en livre par Cuño Editores, il confie qu’il vit « un moment étrange », avec « un avenir imprévisible ».

Il y a trois ans débutait au Chili « l’explosion sociale » : une série de mobilisations menées par les élèves du secondaire qui protestaient contre l’augmentation des prix des tickets de métro à laquelle s’est jointe une grande partie de la population qui se plaignait du modèle économique, du système de santé, de l’éducation et des inégalités. Elles réussissaient à rassembler plus d’un million de personnes rien que dans le centre de Santiago, qui tapaient sur des casseroles toutes les nuits, tandis que résonnait « Le droit de vivre en paix » de Victor Jara et qu’une répression brutale par la police faisait des dizaines de morts et des centaines de personnes atteintes de lésions oculaires dues aux tirs de flash balls qui visaient directement les yeux.

Le président de l’époque, Sebastián Piñera, déclara qu’il était « en guerre » et fit sortir les militaires dans la rue et, un mois plus tard, il n’a pas eu d’autre solution que d’accepter un accord de paix – conduit entre autres par le président actuel Gabriel Boric – et d’ouvrir un processus constituant qui a abouti à un nouveau texte constitutionnel qui a été rejeté par le plébiscite de fin, il y a un mois.

« Il me semble fondamental de voir l’explosion comme un processus de consolidation d’une accumulation de demandes sociales et politiques qui ont commencé à grandir dans la société chilienne depuis la fin de la décennie des années 90, en raison de la frustration qu’engendrait le processus politique et social de la transition et qui, d’année en année, a grandi. Les bases se trouvent dans le « mouvement pingouin » (au Chili c’est ainsi qu’on appelle les scolaires en faisant allusion à leur uniforme) de 2006 qui a commencé à renforcer la critique du modèle politique, économique et social. À son tour, il est le fruit de l’horizontalité médiatique qui allait en s’amplifiant grâce à un plus grand accès à internet, qui a permis une organisation transversale qui a fortement contribué à créer de nouveaux espaces de rencontres, de moins en moins normés par les règles des médias traditionnels et, à son tour, a diversifié la création et la consommation culturelle ».

« Tous ces points ont été fondamentaux pour que l’explosion ne soit pas qu’un point de départ mais un point de condensation des tensions multifactorielles qui se sont accumulées au cours des années. Je précise : j’aime à penser que l’explosion a débloqué, ou littéralement, a fait éclater les formes de la contestation autant dans son usage de la violence, mais aussi, que ce processus a amené une transformation visuelle et culturelle de la contestation politique qui reviendra difficilement en arrière. Il suffit de regarder les murs de Santiago : chaque jour apparaît une fresque de street art ou une phrase inspirée par une consigne de transformation. En ce sens, au-delà de la signification politique, il est intéressant de constater comment l’explosion a montré que l’action de la manifestation radicale – coordonnée ou non – a permis de mettre en évidence des contradictions systémiques qu’on voyait apparaître depuis le début du millénaire ».

Vue de l’Argentine, peut-être, ne comprend-on pas comment cette explosion du malaise a abouti à une sortie institutionnelle en forme de plébiscite qui a été approuvé et ensuite rejeté. Quelle est ta théorie sur le processus constituant ?

Il est important de voir la différence d’un cycle à l’autre. D’une part, l’explosion n’avait pas comme visée une nouvelle constitution mais la critique transversale du système politique, social, économique et même culturel. Je pense aux revendications décolonisatrices que représente la destruction de statues et, en même temps la création d’autres icônes pop comme le « Spiderman sensuel » ou la « Tante Pikatchu ». En outre, je crois que ce premier moment est très bien représenté par l’affiche qui disait : j’ai tellement de mustébouées (Pokémon) que je ne sais pas sur laquelle miser. C’est-à-dire que, cette première étape qui a duré du 18 octobre et les premiers jours de novembre les analystes l’appellent « l’octubrisme ». La seconde étape est la demande d’une constitution et l’idée de s’attaquer à la « base du système » qui régit le Chili et engendre tant d’inégalités. En ce sens, l’accord du 15 novembre a inauguré un processus de désescalade du conflit social, inaugurant ce qui a été appelé le « novembrisme » ou le « moment constituant ». La troisième étape est le cycle de la convention constitutionnelle, processus que je vois marqué par le signe profond d’une mission ambitieuse mais noble de vouloir changer profondément un modèle et, surtout, de reconfigurer le cadre théorique du pays dans son entier.

Et cette radicalité de la Convention a effrayé nombre de personnes.

Le plébiscite du début a indiqué un écart total selon lequel pratiquement 80% de la population approuvait un changement de constitution et, en outre, écartait l’idée que le congrès participe au processus. Ensuite, l’élection des membres de la convention, hommes et femmes, entérinait la situation : des 155 personnes qui représentaient 155 communautés différentes, la majeure partie d’entre elles, n’étaient pas des militants traditionnels et, en outre, la droite ne parvenait pas à conquérir un tiers de la salle. En ce sens, les forces les plus transformatrices de la convention plaidèrent en faveur d’un changement systémique mais en même temps, accroissaient lentement la tension chez les forces de droite et, aussi du centre, qui revalidaient et défendaient l’héritage de la transition. En ce sens, le résultat du 4 septembre dernier a été surprenant mais, en même temps, révèle certaines lectures sociales, appuyées aussi par de fortes campagnes de mensonges systémiques de l’option du rejet. Après l’avalanche transformatrice se produit un processus de recul et de peur. En ce sens, un changement systémique, – aussi positif soit-il – va toujours être incertain car il est, également, une expérimentation.

Beaucoup d’analystes parlaient de l’explosion et de la « violence », mais en ciblant toujours les manifestants, ce qui laissait entendre qu’ils n’avaient jamais été sur le terrain, car la police – et au pire moment l’armée – ont effectivement surchauffé l’ambiance, très souvent en tirant sans discernement, alors qu’il y avait des enfants, des personnes âgées, etc.

Ce thème m’intéresse beaucoup car j’ai été surpris quand, après les actes de violence du 18 octobre 2019, les chaînes de télévision interrogeaient des personnes qui trouvaient leurs stations de métro fermées et devaient marcher ou attendre le microbus, celles-ci ne condamnaient pas la violence. Je pense que cela répond au fait que les processus de contestation sociale, antérieure à l’explosion, comportaient toujours un élément de retenue, par exemple, la négociation avec l’intendance concernant les itinéraires des marches du jeudi. En ce sens, ce début plus radical a répondu à une nouvelle façon, plus « volontariste » de faire avancer le changement.

Ce que tu mentionnes aussi concernant la violence d’État est fondamental. Il y a quelques jours a enfin été prononcé la condamnation du carabinier qui a rendu aveugle la sénatrice Fabiola Campillay. Et il est important d’en tenir compte car, malheureusement, c’est l’héritage du rôle de l’État durant l’explosion : la force démesurée, l’action violente et, aussi, l’absence totale de protocoles humanitaires de la part des institutions responsables de l’ordre et de la sécurité publique. Ce qui étonne c’est que, ces dernières semaines, des politiques de l’opposition plaident en faveur de « la fin de la proportionnalité de l’usage de la force » de la part des carabiniers et des Forces armées ; c’est un contresens total au vu des tristes conséquences qui ont affecté et affectent encore de nombreuses personnes dont la vie a été bouleversée par les agissements extrêmes des policiers et des forces de l’ordre.

Le facteur de la pandémie

Bien que l’explosion est toujours visible dans les détériorations des rues, des espaces publics, qui témoignent de l’affrontement entre les carabiniers et les manifestants et dans un riche catalogue d’images, de memes et de vidéos, un facteur semble avoir tout arrêté : la pandémie. Les familles revenaient à la politique dans leur vie quotidienne et les voisines et voisins commençaient à former des groupes organisés sur Whatsapp, se connaissaient et se saluaient par leur nom, en réalité dans la rue on parlait ouvertement de politique. Mais la pandémie a créé un changement de comportement car se réunir avec les personnes les plus proches pouvait avoir une issue fatale, surtout au début de la pandémie, quand on ne savait pas comment se transmettait le virus. Alors, l’idée est devenue de plus en plus claire que la personne d’à côté était ton « ennemi biologique », raison pour laquelle les relations sont devenues plus distantes, plus prudentes. Cela a commencé à changer, je crois, avec la fin de l’obligation du port du masque dans les espaces publics.

Crois-tu en l’idée que finalement le Chili est un pays centriste et de consommateurs effrénés qui en réalité apprécient davantage l’ordre et la possibilité d’accéder à la consommation qu’imaginer – vraiment – une société plus juste ?

Je ne crois pas qu’il en soit ainsi. Il me semble que, comme toute recherche de changement profond, elle doit faire face à une peur sournoise de l’instabilité sociale. Par ailleurs, il me semble logique que plus on retarde le début du nouveau processus constituant plus augmentent certaines contradictions sociales qui peuvent même aboutir à une exacerbation de l’apathie sociale ou à un nouveau cycle de polarisation politique. Mais je crois que dans la population ce souhait de changement et de réécriture d’un projet constitutionnel est encore vif et que, très bientôt, une pression plus forte se manifestera pour qu’il se réalise.

Quand survient une nouvelle explosion sociale ? Après un tremblement de terre ?

Ah ah ! Bonne question. En vérité, il est difficile de le dire, mais je crois que plus on retarde le processus constitutionnel, plus les tensions vont augmenter entre les différents acteurs sociaux. Je ne serais pas étonné que les gens sortent à nouveau dans la rue pour exiger des politiques qu’ils respectent la parole donnée et que cela débouche à nouveau sur de fortes manifestations. Mais une explosion, malgré les lectures qu’en font les commentateurs de la crise, on ne la voit jamais venir, car si nous pouvions prédire aussi bien une explosion sociale qu’un tremblement de terre, les politiques seraient préparées à réagir. Au final, l’explosion sociale est le résultat de l’ajournement constant à affronter les problèmes de fond et ce report constant a accru les exigences d’année en année. Ce qui pour moi est clair est que le pays a changé et on aura beau différer ou modérer les changements, pour l’avenir s’annonce une transformation profonde et irréversible du Chili et de son modèle politique, économique et social.


Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.pagina12.com.ar/490452-chile-se-cumplen-tres-anos-del-estallido-social-que-abrio-un.

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