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DIAL 3653
NICARAGUA - Pédagogie de la cruauté
Raúl Zibechi
jeudi 23 mars 2023, mis en ligne par
Cet article de l’Uruguayen Raúl Zibechi, publié sur le site de l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 24 février 2023, et traduit par le site suisse À l’encontre revient sur la décision du gouvernement de Daniel Ortega de libérer et forcer à l’exil, le 9 février 2023, 222 prisonnières et prisonniers politiques.
Les conditions de détention subies par Dora María Téllez (Commandante numéro deux du Front sandiniste), la prisonnière la plus emblématique d’Ortega pendant plus de 600 jours, rappellent celles vécues par les otages de la dictature uruguayenne durant leur longue captivité. Dans la cellule qu’elle occupait dans la prison d’El Chipote, l’obscurité était presque absolue, avec seulement une petite lucarne, ce « qui ne lui permettait pas de bien voir ses mains » ; les prisonnières n’étaient même pas autorisées à connaître l’heure, comme elle l’a raconté dans son premier entretien [1] (El País, 10 février 2023).
L’historienne Dora María Téllez n’avait pas le droit d’avoir de livres, du papier ou des crayons. « Nous dormions sur une paillasse, sans rien, sur le sol froid. Ils ne nous donnaient pas de serviettes, nous nous séchions en mettant nos vêtements sur nous. C’était une torture psychologique constante », a-t-elle déclaré devant l’hôtel de Virginie où elle a été hébergée aux États-Unis [2]. Elle a fini par perdre la voix parce qu’elle parlait à peine une minute par jour aux gardiens, alors elle « chantait doucement » pour lutter contre cette extinction.
Le plus symptomatique, car il dépeint le caractère de la dictature d’Ortega-Murillo, est le traitement des femmes. Pendant trois mois, elle n’a reçu aucune visite, pas même de son avocat, il n’y avait aucune régularité, ce qu’elle considère comme « une autre forme de torture ». Alors que les hommes n’ont jamais été à l’isolement pendant plus de deux mois, les femmes l’ont été tout le temps, notamment sa compagne, Ana Margarita Vijil, ainsi que Tamara Dávila et Suyén Barahona. « C’est la haine viscérale du couple Ortega-Murillo envers les femmes », explique Dora María Téllez.
Une pédagogie de la cruauté
Dora María Téllez explique que le pire moment qu’elles ont vécu pendant leur captivité a été la mort d’Hugo Torres (commandant numéro un du FSLN), le premier prisonnier à mourir dans la prison d’Ortega-Murillo. Bien qu’il ait 73 ans et qu’il soit l’une des icônes de la révolution – en 1974, il a risqué sa vie pour sauver un groupe de sandinistes de la dictature d’Anastasio Somoza, dont Daniel Ortega – il n’a pas reçu les soins qui lui étaient dus en raison du cancer dont il souffrait. Selon tous les témoignages, il a été admis à El Chipote en bonne santé, mais son état s’est rapidement détérioré et il est mort en janvier 2022.
L’anthropologue et féministe Rita Segato a forgé le concept de « pédagogie de la cruauté » pour décrire tout ce qui transforme la vie en chose : les pratiques qui « programment les sujets afin de transmuer le vivant et la vitalité en choses [3] ». Cela ne consiste pas seulement à tuer, mais aussi « enseigne à tuer pour aboutir à une mort déritualisée, une mort qui laisse des résidus à la place du défunt ».
La traite et l’exploitation sexuelle font partie de cette cruauté, tout comme les initiatives extractivistes visant à produire des marchandises pour le marché mondial, opérations entrepreneuriales qui sont généralement « précédées par les maisons closes et les corps-choses des femmes qui y sont offerts ». Rita Segato soutient qu’il existe deux projets antagonistes dans le monde : le projet historique de la chosification et le projet historique des liens.
La anthropologue affirme qu’au Nicaragua – mais aussi en Palestine et dans de nombreux autres endroits – « le patriarcat, la colonialité, la pédagogie de la cruauté, la chosification de la vie et l’extractivisme de la nature et des corps des femmes » sont liés entre eux pour former « l’équation parfaite du pouvoir ».
Elle tente ainsi de comprendre les raisons pour lesquelles le régime déchaîne la haine et le sadisme contre ceux qui le remettent en cause. Le plus remarquable, cependant, est qu’aucun des 222 prisonniers et prisonnières libérés [4] n’a été brisé en prison. « Je savais que je devais tenir, c’était ma façon de vaincre Ortega chaque jour. Chaque jour où j’arrivais à ne pas me faire du mal psychiquement, chaque jour où je ne déféquais pas dans la cellule, où je ne me pendais pas […] était une victoire sur Ortega », a déclaré Dora María Téllez dans l’entretien cité.
Problèmes internes
Pendant de nombreuses années, le discours anti-impérialiste de la dictature d’Ortega-Murillo a atteint son objectif : faire taire les critiques de la gauche qui, à quelques exceptions près au début, soutenait le régime. Cela, jusqu’aux manifestations massives de 2018, qui se sont soldées par plus de 300 personnes tuées, des centaines blessées et emprisonnées, et des dizaines de milliers exilées.
C’était un discours mensonger. Preuve en est le récent communiqué du Fonds monétaire international (FMI) du 27 janvier 2023, dans lequel l’organisme financier félicite le régime pour ses politiques macroéconomiques, ses progrès en matière de transparence budgétaire et loue « la solidité des réserves de capital et de liquidité du secteur bancaire », parmi plusieurs autres « hommages » adressés au gouvernement de Managua.
En outre, le Nicaragua est solidement intégré dans les chaînes de valorisation des matières premières, comme l’or (principal produit d’exportation), mais aussi la crevette, dont la principale destination est les États-Unis et qui entraîne d’énormes dégâts environnementaux pour le pays. Ce système de production laisse surtout une société ruinée, polarisée et appauvrie qui est contrôlée militairement par les cercles supérieurs du pouvoir, depuis lesquels la vice-présidente et épouse d’Ortega, Rosario Murillo, utilise sa main de fer (ornée de bagues et de bracelets luxueux) pour régenter la population.
Mais même ce pouvoir ultra-concentré semble vaciller, à en juger par les limogeages au sommet de la police et de l’armée ces dernières semaines. À la mi-janvier, on a appris que le général Adolfo Marenco Corea, ancien directeur des enquêtes et du renseignement de la police et ancien membre du cercle intime de Rosario Murillo, avait été arrêté et envoyé à la prison d’El Chipote (Confidencial, 16 janvier 23).
Adolfo Marenco Corea faisait l’objet d’une « détention à domicile », système que la dictature utilise pour contrôler les opposants. Mais lorsqu’il a été arrêté, il a été accusé de tenter de fuir le pays et d’avoir refusé de travailler pour les Ortega-Murillo.
Il est clair que le couple a décidé de se visser au pouvoir et qu’une demande d’asile ne fait pas partie de ses calculs. Leur fortune est au Nicaragua, amassée en grande partie par la corruption et le pillage. S’il devait abandonner le pays, le couple perdrait tout, selon l’analyse de personnes qui connaissent de près la « paire ». Cela pourrait expliquer la libération des 222 pour essayer de remettre sur pied un gouvernement usé et peu soutenu par la population.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3653.
– Traduction rédaction À l’encontre. Traduction ponctuellement modifiée par Dial.
– Source (français) : À l’encontre, 26 février 2023.
– Texte original (espagnol) : Brecha, 24 février 2023.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, les traducteurs, la source française originale (À l’encontre - https://alencontre.org) et l’une des adresses internet de l’article.
[1] À l’encontre en a publié une traduction française : « Dora Maria Téllez :“Chaque jour où je ne me suis pas pendue était un triomphe sur Ortega”.
[2] Après « l’exil forcé » des 222 prisonnières et prisonniers, « exportés » par charter, le 9 février 2023 – note À l’encontre.
[3] Contrapedagogías de la crueldad, Buenos Aires, Prometeo, 2018.
[4] Le 9 février 2023 – note À l’encontre.