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DIAL 3320
Géographie contre-insurrectionnelle
Joel Wainwright
jeudi 19 mars 2015, mis en ligne par
Les deux premiers articles de ce numéro sont consacrés au financement et à l’utilisation par l’armée états-unienne de recherches en sciences sociales à des fins contre-insurrectionnelles. Le premier texte, rédigé par Gilberto López y Rivas, traite des recherches en cours ayant pour objet les mouvements sociaux et les mobilisations contestataires ; le second est centré plus spécifiquement sur la géographie humaine. Ce second texte, du géographe Joel Wainwright [1], a paru dans CounterPunch (vol. 19, n° 32, 16-31 décembre 2012).
Depuis les années 1970, la science géographique, autrefois poussiéreuse, connaît un renouveau. L’évolution du climat mondial, les nouvelles technologies géospatiales et l’apparition d’une forme critique de géographie humaine ont transformé la discipline. Beaucoup de départements connaissent une croissance rapide du nombre de diplômes et d’enseignants et les approches géographiques des problèmes mondiaux font l’objet de la plus grande attention. L’armée états-unienne s’intéresse même depuis peu à la géographie.
Que l’on pense au « Sommet de la géographie humaine » qui s’est tenu récemment près du Pentagone. Des généraux et des espions y ont côtoyé des geeks spécialistes des systèmes d’information géographique (SIG) et de solennels professeurs de géographie, outre l’éternel cortège d’entreprises privées, impatientes comme à l’accoutumé de vendre leurs instruments dernier cri au Pentagone. Mais la toute nouvelle arme sur le marché n’a rien d’une bombe sophistiquée ; il s’agit de la géographie humaine. Le Sommet avait pour thème : « Optimiser l’efficacité militaire par une meilleure intelligence de l’humain ». Il comportait des débats sur, entre autres, « la compréhension de la culture et de l’histoire des populations visées » et la nécessité de « penser comme les autochtones ». Les enseignants et spécialistes des SIG étaient là pour apprendre aux espions et aux généraux à bien cartographier le monde et à bien préparer les guerres.
Mais ce sommet n’est que la dernière manifestation d’une tendance plus générale : la redécouverte de la géographie humaine par les militaires états-uniens. Des quatre branches du secteur, l’US Army (Armée de terre) est la plus active et la plus ouverte à l’idée d’investir dans la géographie humaine. Une présentation, non classifiée, de cette dernière donne un aperçu de plusieurs de ses programmes en la matière, qui prévoient la création d’outils pour recueillir, intégrer et analyser des données géospatiales issues du monde entier. Certains de ces travaux sont encadrés par son groupe de travail « Géographie humaine », mais les recherches qu’elle réalise dans ce domaine vont bien au-delà du Pentagone.
Prenons l’exemple des Expéditions Bowman, suite de recherches menée par des géographes universitaires sur le terrain en divers points chauds du globe : Colombie, Irak, Jordanie, etc. Ces expéditions ont été conçues pour produire des cartes détaillées sur les lieux étudiés pour l’instance qui finance le programme : le Foreign Military Studies Office (FMSO, Bureau d’analyses militaires à l’étranger) de l’US Army, basé à Fort Leavenworth. Lorsqu’elles apprirent que l’expédition accomplie à Oaxaca, dans le sud du Mexique, était financée par le FMSO, les communautés indiennes participantes se sont rebellées et ont dénoncé le projet en public par trois fois. Voici ce que disait l’un de ces textes :
« [Les géographes] ne nous ont jamais informés que les données recueillies chez nous seraient communiquées au Foreign Military Studies Office de l’Armée des États-Unis, ni que cet organisme était un de ceux qui finançaient l’opération. Pour cette raison, nous considérons que les chercheurs ont trompé notre Assemblée générale pour obtenir les renseignements qu’ils voulaient. Notre communauté n’a pas demandé ces recherches mais a été convaincue de leur nécessité par les chercheurs. Les recherches ne répondaient donc pas à un besoin de notre population. Ce sont les chercheurs […] qui ont conçu la méthode d’analyse pour recueillir le genre de renseignements qui les intéressait vraiment. […] Nous voulons rendre public notre complet désaccord avec les recherches menées dans notre communauté car nous n’avons pas été correctement informés du véritable but des recherches, de l’utilisation des renseignements recueillis, ni des sources de financement. »
Lorsque éclata la « controverse d’Oaxaca », de nombreux géographes universitaires furent choqués d’apprendre les nouveaux investissements réalisés par l’armée états-unienne dans la recherche en géographie humaine. Mais les Expéditions Bowman ne représentent qu’une petite partie annexe des activités de l’US Army et des projets beaucoup plus importants dans le domaine de la géographie sont en cours.
Le cœur de la recherche géographique militaire et du renseignement ne se situe pas dans l’US Army mais dans la National Geospatial Intelligence Agency (NGA), énorme organisation secrète dans l’ombre de Washington, petite sœur de la CIA qui œuvre exclusivement à cartographier la planète et à produire des analyses minutieuses en temps réel de tout ce que le gouvernement ou l’armée des États-Unis souhaite mieux connaître. Sur son site web, la NGA se définit comme un « service d’appui au combat » et la « première source de renseignements géospatiaux […] pour le Département de la défense et le monde du renseignement aux États-Unis ». Dans une offre d’emploi récente destinée aux analystes des données géospatiales, la NGA affirmait : « Imaginez que l’on soit capable d’identifier tout de qui se trouve à la surface de la Terre, au-dessus ou en dessous, et de visualiser ces informations pour éclairer les décideurs et les aider à assurer la sécurité de la planète. Telle est la tâche de la National Geospatial Intelligence Agency. »
En plus de recueillir des données et de produire des cartes pour l’armée et le Département d’État, la NGA est chargée de gérer un projet extraordinaire du nom de « Groupe de travail sur les données de la géographie humaine à l’échelle mondiale » (World-wide Human Geography Data Working Group, WWHGD). Il a officiellement pour objet de bâtir « des partenariats autour des données de la géographie humaine » — c’est-à-dire de trouver des moyens de collecter des données sur la géographie humaine à partir du plus grand nombre possible de sources — et de mettre ces informations « à disposition pour améliorer la sécurité humaine ». Mais qui aura accès à toutes ces données et qui décidera que telle ou telle forme de sécurité humaine doit être améliorée ? Le gouvernement et l’armée des États-Unis. La NGA emploie une formule élégante qui préfigure les utilisations qui seront faites de ces données : « la géographie humaine nous dit quand et à quel endroit il faut mettre des hommes sur le terrain ».
Que valent ces initiatives ? Elles constituent une tentative sans précédent d’intégrer des données géographiques de diverses sources (exploration de données de sources ouvertes, travail sur le terrain, satellites, etc.) et de monter des plateformes pour réaliser des analyses géospatiales qui permettent de cartographier les mouvements de personnes sur toute la planète à des fins éventuellement militaires.
David Price a publié plusieurs articles remarquables dans CounterPunch où il décrit la militarisation de l’anthropologie depuis les années 1960. Pourquoi l’armée militarise-t-elle la géographie humaine aujourd’hui ? Il existe deux grandes façons de répondre à cette question.
La première est centrée sur la technologie géospatiale. Les progrès récents des satellites, de la surveillance et de la cartographie ont été absolument extraordinaires. Ces progrès, ajoutés à l’ubiquité des moyens de collecte de données géographiques — les téléphones mobiles, caméras vidéo, ordinateurs et autres instruments produisent des masses de données spatiales qui permettent de localiser et suivre à la trace toute chose —, ont démultiplié les possibilités de cartographier la vie des gens à travers le monde. Le fondateur des Expéditions Bowman, le géographe Jerry Dobson, a expliqué un jour en deux mots ce qui fait l’intérêt de ces instruments : « C’est une chose de savoir à quel endroit tombera chaque bombe — c’est une information que peut vous donner un GPS. C’est toute autre chose de savoir où se trouvent les gens, et pour cela on a besoin d’un SIG ». L’armée états-unienne est à l’avant-garde du développement de ces technologies et juge, comme la NGA, que les technologies géospatiales sont indispensables pour l’emporter dans ce qu’elle appelle l’« espace de combat » (l’ensemble du contexte de guerre). Le soldat a non seulement besoin d’accéder constamment aux informations concernant son espace de combat, mais il produit également des données à l’aide de multiples détecteurs qui alimentent en informations, toutes spatiales, les analystes du « renseignement géospatial » (« GEOINT »).
La seconde réponse met l’accent sur la géopolitique et les échecs récents des États-Unis en Irak et en Afghanistan. Grâce à sa très nette domination dans les airs, l’armée états-unienne a pu rapidement contrôler l’espace aérien et, du moins en théorie, le territoire de ces pays. Pourtant, à l’évidence, les États-Unis n’ont acquis aucune hégémonie digne de ce nom (leurs rengaines sur la « guerre au terrorisme » ont été plus efficaces pour faire taire les dissensions internes) et ainsi, dans les faits, leur pratique militaire s’est transformée en contre- insurrection. Aux États-Unis, selon la tradition de la guerre coloniale classique, des chefs comme le général Petraeus accordaient une grande importance à une étude sociale et géographique approfondie de la population toute entière. Au milieu des années 2000, l’armée appelait cela la « cartographie du terrain humain ». Aujourd’hui, les militaires et la NGA préfèrent parler de « géographie humaine ». Beaucoup de leurs textes sont classifiés, mais la déclaration qui suit, de l’Institute for Defense and Government Advancement, illustre la conception de la géographie humaine qui prévaut dans le comté d’Arlington :
« L’étude non seulement de l’ennemi et de sa tactique mais aussi des gens qui l’entourent et qui pourraient lui fournir un abri ou le remettre aux autorités constitue une partie importante de la discipline que l’on nomme géographie humaine. Il s’agit là d’une prise de conscience culturelle […] poussée à un niveau de travail de renseignement et de décision tactique très élevé. […] Mais la géographie humaine ne se réduit pas à la sensibilisation culturelle et à la collecte de renseignements humains. La technologie — qui va des aéronefs sans pilote chargés de repérer les comportements anormaux dans un village ordinaire aux simulateurs numériques avec lesquels les chauffeurs de convois de camions apprennent les conduites à tenir dans des situations explosives lorsque, par exemple, ils renversent un piéton dans un quartier hostile — aide à cartographier le terrain humain et à recueillir des informations exploitables […]. »
Pour les universitaires spécialistes de géographie humaine comme moi, c’est une chose extraordinaire que de voir notre discipline décrite en ces termes. Il est tout bonnement faux d’affirmer que l’étude de nos ennemis et de leurs tactiques « constitue une partie importante de la discipline que l’on nomme géographie humaine ». Ce que nous cherchons habituellement à produire avec notre travail intellectuel, ce ne sont pas « des informations exploitables » — doux euphémisme, bien sûr, pour « savoir qui il faut tuer » – mais une chose plus prosaïque : nous visons à une compréhension du monde cohérente et rigoureuse en examinant les processus, sociaux et naturels, par lesquels le monde est ce qu’il est. Mieux que se livrer à « la collecte de renseignements humains », les spécialistes de la géographie humaine cherchent à aider les autres à être plus efficaces dans leur analyse critique du monde.
Néanmoins, les universitaires spécialistes de géographie humaine sont de plus en plus nombreux à s’engager dans cette nouvelle mission proposée par l’armée. L’explication la plus courante est l’argent. Bien que l’on ne dispose pas de chiffres précis, il est clair que les crédits accordés par l’armée et la NGA aux universités pour la recherche sur la géographie humaine ont monté en flèche ces dernières années. En règle générale, les fonds de la défense transitent par un intermédiaire, ce qui aide à apaiser les scrupules des universitaires (les financements de Minerva, par exemple, sont apportés par le Pentagone mais administrés à travers la National Science Foundation). Mais l’argent, à mon sens, ne suffit pas à tout expliquer. Le souci du statut social et la soif de pouvoir jouent également un rôle considérable. Ainsi que le fait remarquer l’ancien président de Harvard, Derek Bok, « il serait stupide d’ignorer les effets de l’argent et de l’ambition sur la recherche et les écrits scientifiques. De nombreux professeurs sont soumis à ces pressions et il est fort possible que les conséquences qui en découlent présentent pour la recherche un risque plus grand que les menaces résultant des attaques ordinaires contre la liberté académique. »
Quelles conséquences peuvent découler des liaisons malsaines entre la géographie et la contre-insurrection ? La forte implication de l’armée états-unienne et de la NGA dans la recherche géographique, notamment dans le volet « géographie humaine », peut amener des gens du monde entier à imaginer que les géographes ont des liens avec l’armée, ce qui n’est pas sans risque pour les géographes universitaires. Par ailleurs, la forte ingérence de l’armée peut constituer un frein à l’ouverture qui doit aller de pair avec le débat scientifique et la curiosité intellectuelle. Et si l’armée états-unienne puise ouvertement dans les recherches géographiques en accès public pour obtenir des informations géospatiales, comment saurons-nous si nos recherches ne font pas involontairement du tort à ceux que nous étudions ? Dès lors que nous ne pouvons empêcher que l’armée utilise nos données, les fondements éthiques de nos travaux sont ébranlés.
Ces préoccupations sont strictement universitaires. Mais les conséquences seront beaucoup plus graves pour les futures cibles du gouvernement des États-Unis. Ces dernières découvriront que leur vie et leur communauté ont déjà été cartographiées et analysées — en tant qu’espace de combat potentiel.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3320.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (anglais) : CounterPunch, vol. 19, n° 32, 16-31 décembre 2012.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Joel Wainwright, spécialiste de géographie humaine, est maître de conférences à l’Université d’État de l’Ohio. Il est notamment l’auteur de Decolonizing Development, Colonial Power and the Maya (2008, Oxford : Blackwell) et Geopiracy : Oaxaca, Militant Empiricism, and Geographical Thought (2012, New York : Palgrave). On peut le joindre à l’adresse : wainwright.11[AT]osu.edu.