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DIAL 3319

Les mouvements sociaux font l’objet d’enquêtes du Pentagone

Gilberto López y Rivas

jeudi 19 mars 2015, mis en ligne par Dial

Les deux premiers articles de ce numéro sont consacrés au financement et à l’utilisation par l’armée états-unienne de recherches en sciences sociales à des fins contre-insurrectionnelles. Le premier texte, rédigé par Gilberto López y Rivas, traite de recherches en cours ayant pour objet les mouvements sociaux et les mobilisations contestataires ; le second est centré plus spécifiquement sur la géographie humaine. Ce premier texte a été publié dans le journal mexicain La Jornada, le 4 juillet 2014.


Le journaliste, analyste politique et intervenant à la radio et la télévision, Glen Ford, responsable éditorial du Black Agenda Report, organe d’expression politique de la gauche noire états-unienne, a récemment dénoncé l’une des multiples activités des universités de ce pays, en collaboration directe avec le Département de la défense : les enquêtes conduites sur les mouvements sociaux à niveau mondial, y compris ceux qui se développent sur le territoire national des États-Unis (« US funds “terror studies” to dissect and neutralize social movements » [Les États-Unis financent les « terror studies » pour disséquer et neutraliser les mouvements sociaux], Black Agenda Report, 22/6/14.). Ford explique que le Pentagone cherche à comprendre les raisons pour lesquelles des individus ordinaires qui ne s’impliquent pas dans des actions violentes pour changer l’ordre établi en arrivent à devenir ce que les militaires appellent des partisans de la violence politique, ce qui désigne toute personne qui s’oppose à la politique des États-Unis dans le monde, à la politique répressive de leurs alliés et représentants, ou qui s’oppose au système criminel entaché de racisme de la justice états-unienne.

Ford fait référence à la bien connue Initiative Minerve, organisme qui finance les universités pour effectuer des recherches en sciences sociales sur des thèmes intéressant les militaires, et il insiste en particulier sur certains projets qui ont reçu des fonds du Département de la défense pour la période 2014-2017. Sur un total de plus de 300 propositions, l’Initiative Minerve en a retenu 12, dont l’une attire particulièrement l’attention : le mégaprojet de l’Université de Washington en collaboration avec Harvard, qui cherche à étudier l’origine, les caractéristiques et les implications des mouvements politiques de pas moins de 23 pays et qui disposera en outre d’une base de données de 58 pays supplémentaires, fournie par l’Initiative Minerve elle-même, avec pour objectif de dresser une cartographie de ces mouvements, dans l’espace et dans le temps, qu’elle croisera avec 216 variables.

Un autre projet, cette fois de l’Université Cornell, piloté par le Bureau d’études scientifiques des forces aériennes des États-Unis, est centré sur l’analyse et modèle empirique de la dynamique des mouvements sociaux et de leur contagion (sic). Il s’agit d’identifier le moment à partir duquel les mouvements sociaux atteignent une masse critique de personnes impliquées, de mieux saisir le point de bascule à partir duquel ils se transforment en menace pour les pouvoirs institutionnels . Seront étudiés dans ce cas les réseaux sociaux à travers l’utilisation des tweets, ainsi que des conversations qui seront analysées afin d’identifier des individus mobilisés dans le cadre d’une « contagion » sociale et le moment où ils s’impliquent. L’utilisation de l’adjectif contagieux pour qualifier l’extension d’un mouvement, comme s’il s’agissait d’un virus ou d’une maladie transmissible qu’il serait par conséquent nécessaire d’éradiquer, est significative, tout comme l’utilisation présumée d’informations digitales et téléphoniques obtenues à l’évidence par un travail de renseignement.

Même les enfants n’échappent pas aux préoccupations militaires contre-insurrectionnelles. Ainsi un autre projet lauréat des fonds de la part du Pentagone, celui de la docteure polyglotte Mia Bloom, experte en sécurité, de l’Université de Massachusetts Lowell, vise, avec la collaboration de l’Hôpital pédiatrique de Boston, à identifier les processus spécifiques et les voies de mobilisation qui conduisent des enfants vers des mouvements terroristes. Seront intégrés dans ce projet des dossiers spécifiques détaillés, utilisant des données de première et de seconde main en provenance d’Afghanistan, du Pakistan, d’Israël et de Palestine, d’Irak, de Syrie et de Somalie, en collaboration avec des associés qui, dans ces pays, faciliteront la collecte d’informations par des entretiens avec des travailleurs sociaux et des thérapeutes locaux. Le but global du projet est de produire un modèle empirique valable, qui permette d’expliquer l’engagement des enfants dans des organisations extrémistes violentes et d’informer (les militaires, peut-on supposer, puisqu’ils financent l’étude), sur les pratiques, politiques, entraînements et recherches postérieures en vue de développer des interventions (contre-insurrectionnelles, bien sûr), fondées sur l’expérience à différents niveaux.

Le docteur Nafeez Ahmed, universitaire et journaliste spécialiste des thèmes de sécurité internationale, a écrit un article dans le journal The Guardian, dans lequel il fait également état de ses préoccupations quant à la militarisation des sciences sociales dans le cadre de l’Initiative Minerve, et en particulier, avec les efforts du Pentagone pour développer des outils opérationnels pour attaquer militants et mouvements de revendication pacifiques. Le professeur Ahmed a contacté la docteure Maria Rasmussen, de l’École doctorale de la Marine des États-Unis, qui coordonne un autre projet financé par l’Initiative Minerve, dont l’objectif est d’étudier non pas des terroristes mais des partisans de la violence politique, et il lui a demandé pourquoi des militants non violents qui travaillent pour des organisations non gouvernementales sont mis, dans sa recherche, sur le même plan que des partisans de la violence politique, et quels partis et ONG constituent l’objet de la recherche. Il n’a jamais reçu de réponse ni de cette chercheuse ni du personnel du programme Minerve.

Ford affirme en conclusion de son article que les militaires des États-Unis se perçoivent comme immergés dans une guerre totale contre la planète entière ; toutes les populations, les mouvements et les dynamiques sociales sont territoire ennemi, y compris la population des États-Unis. Lorsque les responsables politiques des États-Unis affirment qu’ils défendent les intérêts de la sécurité nationale des États-Unis de leurs ennemis potentiels, ce qu’ils défendent en réalité c’est l’ordre capitaliste contre tout mouvement quel qu’il soit susceptible de s’y opposer en quelque endroit que ce soit de la Terre. Ils veulent mettre sous clé la planète entière et ils ont recruté les universités états-uniennes dans le cadre de leur projet mondial fasciste.

Il est nécessaire de réaffirmer ici que la possibilité de voir ses recherches financées n’exonère en rien autorités universitaires et chercheurs de l’obligation de prendre en compte la dimension éthique de leur travail et, surtout, les objectifs contre-insurrectionnels et néocoloniaux de ceux qui apportent les fonds.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3319.
 Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
 Source (espagnol) : La Jornada, 4 juillet 2014.

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