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CHILI - Il faut ouvrir d’urgence les chemins d’une paix fondée sur la justice
Coordination pastorale mapuche de la zone Sud, revue Spiritus
vendredi 17 juin 2016, mis en ligne par
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Juin 2016 - Revue Spiritus - Le peuple mapuche – avec la « Pastorale indienne » qui l’accompagne – se trouve au Chili face à une violence et à des conflits avec une société ne parvenant pas à ouvrir la voie à un vivre ensemble pluriculturel. Le projet pastoral d’un accompagnement interculturel, tel que le conçoit la Congrégation du Verbe divin au Chili, rencontre nombre de difficultés, d’autant plus douloureuses qu’elles proviennent de l’intérieur même de l’Église. Après l’incendie d’églises et de chapelles en territoire mapuche, la « Pastorale indienne » a publié, en avril 2016, cette déclaration qui permet de mieux comprendre le contexte d’une option pour une pastorale interculturelle. Le document est traduit de l’espagnol. Les titres en gras sont de la rédaction de Spiritus.
En tant qu’hommes et femmes d’Église attelés à une tâche commune en territoire mapuche, nous voulons exprimer notre point de vue devant une nouvelle escalade de violences dans la région. Notre foi en Jésus libérateur et en un Royaume de justice et de paix nous conduit à prendre la parole.
1. Pression croissante
Nous nous sentons profondément affectés par ce qui nous apparaît comme une pression croissante s’exerçant sur le territoire mapuche et qui conduit à la violence, à un manque de communication, à la méfiance et à des positions simplificatrices. En de nombreux endroits où nous prodiguons nos services, nous constatons que cette pression provient d’un mode de vie centré sur la consommation et se traduisant par l’accaparement des terres et l’exploitation minière. Nous voyons cela dans les conflits territoriaux actuels à propos de l’eau (centrales hydro-électriques), de la terre (exploitations forestières), de la mer (pêche industrielle) et, de façon plus grave encore, à propos des décharges et des lignes électriques. Les zones actuelles de conflits sont toutes concernées par des activités industrielles correspondant à ce mode d’intervention qui menace la vie des communautés mapuches.
2. Actes de violence
Tous les actes de violence générés par cette pression sur les terres ancestrales des Mapuches nous font mal et nous les refusons : militarisation du territoire, poursuites politico-judiciaires d’un grand nombre d’hommes et de femmes des communautés, incendies de maisons particulières, blessures de personnes lors d’« affrontements », troubles causés chez des enfants par ce climat conflictuel, intimidations et menaces, ainsi que les récents incendies d’églises chrétiennes ; tout cela ne fait que contribuer à accroître la radicalisation de la population et la tension dans les relations. Ce genre de choses ne peut que renforcer la méfiance entre partenaires au sein de la vie locale et régionale ; et personne n’en sort gagnant.
3. La communication en danger
Cette profonde rupture dans la vie communautaire nous fait mal. La société locale et nationale est chaque fois plus touchée. Le gouvernement et les communautés se regardent chaque fois davantage comme des adversaires. Déjà déficiente, la communication s’affaiblit peu à peu et pourrait s’interrompre. Cette défiance s’est parfois installée aussi entre personnes, entre groupes, voire entre communautés. De l’avis de beaucoup, semble-t-il, la solution serait que chacun impose à tout prix ses intérêts particuliers, excluant l’autre qui est différent, écartant la construction d’une société plurielle où la vie soit possible.
4. Une logique ni chrétienne ni démocratique
Une telle perspective où l’on se considère comme des ennemis, ne construira pas la paix, et encore moins le droit. C’est une logique qui n’est ni chrétienne, ni démocratique. Une perspective véritablement chrétienne nous engage à préserver la confiance et l’ouverture à l’autre. Nous devons sincèrement rechercher la grâce de la réconciliation et la reconnaissance mutuelle, ce qui est très au-delà de la vengeance et de l’exclusion.
5. La voie judiciaire disqualifiée
Nous dénonçons les innombrables abus dont est victime la nation mapuche. Il nous paraît évident que la solution n’est pas dans une multiplication des violences, incendies et agressions policières. Tout cela ne peut que générer davantage de répressions et de victimes ; et tout le monde y est perdant. Nous sommes préoccupés par le fait que le conflit perdure, qu’il tende à une radicalisation toujours plus violente, avec des incendies intentionnels, des tirs d’armes à feu, des répressions policières envers certaines communautés, des détentions arbitraires, des agressions physiques sur des membres de la communauté – y compris avec le concours de tueurs à gages – des atteintes aux droits des enfants et toute une série d’actions qui détruisent la vie commune.
La voie judiciaire, comme manière de résoudre le conflit concernant les revendications des communautés mapuches, a clairement été disqualifiée par les juges eux-mêmes et par les spécialistes de la question. Criminaliser les demandes d’un peuple qui cherche à recouvrer ses droits, des droits reconnus par les traités internationaux, cela ne conduit à aucune solution effective. Le pays doit assumer le caractère politique des revendications de la nation mapuche ; il s’agit de le reconnaître sur le plan constitutionnel et d’ouvrir de réels espaces garantissant sa participation lors des prises de décisions qui la concernent et qui relèvent de sa compétence.
6. La force prophétique de l’Évangile
Nous regrettons que, comme membres d’une Église Catholique engagée depuis tant d’années dans la défense des droits du peuple mapuche, nous soyons devenus aujourd’hui toujours plus silencieux et distants, incapables de jouer un rôle de médiation et d’interpellation en vue de tisser un dialogue susceptible de faire advenir cette justice qui mène à la paix authentique. Il semble que nous ayons perdu la force prophétique de l’Évangile devant les défis d’une société pluraliste et interculturelle où les peuples indiens revendiquent leur place. Il est clair que les auteurs de violences en Araucanie sont divers ; mais tous, chacun selon la place qui est la sienne dans la société, nous en portons une part de responsabilité et en subissons des conséquences.
Du fait de sa vocation propre et en raison de sa responsabilité historique aux côtés du peuple mapuche, l’Église ne peut se dispenser de la tâche qui lui incombe de contribuer à l’entente et la recherche du bien commun dans ce territoire. Il suffit de reprendre ce que nous dit l’Enseignement social de l’Église pour reconnaître la violence permanente touchant les communautés mapuches d’Araucanie.
Depuis qu’elle a été dépossédée de sa terre et de son autonomie politique, cette nation a été gravement meurtrie par la pauvreté et la ségrégation raciale. Dans les dernières décennies, un dommage croissant a été infligé à la nature et aux diverses créatures des territoires ancestraux par une caste entrepreneuriale assoiffée d’argent. C’est devenu le champ de bataille d’un modèle économique cherchant à conquérir et à coloniser les derniers espaces ancestraux du peuple mapuche. Le pape François l’a clairement exprimé dans son encyclique Laudato sí.
7. Reconnaître les droits d’un peuple
Nous savons que, dans son immense majorité, la nation mapuche, de plus en plus consciente de ses droits, n’est pas en faveur d’une solution violente. Mais elle n’acceptera pas non plus que soit indéfiniment retardée la reconnaissance de ses droits à la terre, à la culture et à l’autodétermination. Comment s’y prendre ? Jusqu’ici, tous les gouvernements successifs ont échoué. Le document « Nouveau Traité », avec ses diverses propositions, n’a abouti à rien. C’est une honte quand on sait qu’il s’agissait d’un document du gouvernement chilien et qu’il comportait des propositions concrètes. Et que dire des différentes « tables rondes » que les différents gouvernements ont organisées sans aucun résultat ?
8. Retisser la confiance
Le chemin n’est pas facile, mais nous devons essayer de retisser la confiance mutuelle. Il est certain que, lorsque quelqu’un a été blessé, il devient plus difficile de parler de proximité, de confiance, de réconciliation ou de paix. Très difficile, certes ; mais si nous allons dans le sens d’une juste réparation, on peut y arriver. Ardu et long, mais pas impossible.
9. Deux gestes fondamentaux
Nous estimons que doivent être posés des gestes fondamentaux pouvant permettre à une telle confiance de se développer. De la part de l’État, deux gestes de ce type peuvent dégager la voie afin que « la parole » soit plus forte que la violence et qu’elle conduise à la paix : restitution et réparation.
Restitution
Il est urgent de concentrer l’effort politique de l’État dans une restitution des terres spoliées afin qu’elles puissent durablement faire vivre les communautés qui, depuis toujours, ont en elles trouvé leur subsistance et reconnu leur identité propre. On gaspille beaucoup d’énergies et de ressources à la recherche des auteurs d’actes violents au lieu de les investir dans la voie praticable et concertée de la restitution. Il faudra, certes, exercer des pressions politiques sur des entreprises pour qu’elles « remettent » ou vendent ces terres. Cela demandera beaucoup de courage car ces entreprises ont acquis un énorme pouvoir, non seulement économique mais aussi politique, et ne semblent pas percevoir les effets de leur cupidité. Peut-être faudra-t-il, en ultime recours, en venir à des expropriations, comme le proposait le Rapport de la Commission Vérité historique et Nouveau Traité avec les peuples indiens (p. 577) demandé en 2003 par le président Lagos. Cela constituerait des pas concrets en direction d’un nouveau traité. Cette restitution doit être l’expression de notre demande de pardon aux peuples autochtones ainsi qu’à tous ceux qui ont souffert des conséquences de l’occupation du territoire mapuche. Nous devons comprendre et reconnaître que nous nous sommes tous trompés : État, entreprises, société civile, Églises. Il nous faut demander pardon pour le mal que nous avons fait en voulant édifier une société qui a foulé aux pieds les droits des peuples autochtones et qui continue de le faire.
Réparation
Réparer, cela veut dire redéfinir les politiques d’aide à la production lorsqu’il s’agit de territoires fonctionnant selon un paradigme autre que celui d’une simple économie extractive. Il faut renouveler notre regard sur « notre maison commune », comme nous y invite le pape François dans son encyclique Laudato sí, et sur ce pour quoi les peuples indiens ont tant lutté. Il ne suffit pas de posséder des terres si les conditions d’inégalité se maintiennent et font en sorte qu’il est impossible d’en vivre. Pour que familles et communautés puissent vraiment choisir le type d’économie qu’elles veulent pratiquer, un effort gigantesque s’impose pour proposer des alternatives viables de production. La souveraineté alimentaire est le droit de chaque peuple à produire de façon durable les aliments appropriés à sa culture, c’est-à-dire son droit à opter pour un système d’alimentation et de production qui lui soit propre. Cela consiste à attribuer à un modèle agricole viable des ressources au moins égales à celles qui ont été investies dans le modèle forestier. Réparer, dans la mesure du possible, le dommage causé permet d’ouvrir de nouvelles voies à un vivre ensemble ; c’est une démarche de justice qui conduit à la paix.
10. Un risque à prendre
Ce sont là des pas de géants qui pourraient nous aider à nous rapprocher et à nous regarder avec confiance. Mais gigantesque aussi est la force intérieure que cela exige. Faire confiance c’est prendre un risque. Il s’agit de faire confiance en espérant que le résultat sera positif pour tous et pas seulement pour quelques-uns. Cela revient à croire que, sans l’autre, aussi différent soit-il, nulle société fraternelle ne peut se construire.
Pedro Pablo ACHONDO, SSCC, Rio Bueno
Javier CARDENAS, SSCC, La Unión
Juan FUENZALIDA, SJ, Tirua
David SOTO, SJ, Tirua
Carlos BRESCIANI, SJ, Tirua
Oscar GUTIERREZ, Alto Biobio
Jaime RIQUELME, Alto Biobio
Fernando DIAZ, SVD, JUPIC Araucanía
Hernan LLANCALEO, Coordinateur pastoral Mapuche, Concepción
Palmira ALCAMAN, CC de Vedruna
Padre LAS CASAS.
Texte original (espagnol) : JUPIC Araucanía, 12 avril 2016.
Traduction française : revue Spiritus, n° 223, juin 2016.
Reproduction autorisée par la rédaction de la revue Spiritus le 10 juin 2016.