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BRÉSIL - État d’urgence à Rio de Janeiro : l’armée dans les rues

Agnese Marra

samedi 31 mars 2018, mis en ligne par Dial

Les mesures prises par le gouvernement de Temer [1] pour essayer d’assurer sa survie politique ont des conséquences dramatiques bien au-delà de la sphère politique. Article d’Agnese Marra, correspondante à Rio de Janeiro de l’hebdomadaire uruguayen Brecha, publié dans ce journal le 23 février 2018.


La décision du président Michel Temer de placer la « sécurité » de la « ville merveilleuse » dans les mains de l’armée, en plus d’avoir un objectif politique et électoral, a renforcé la peur des habitants des favelas de Rio de Janeiro, criminalisées par l’État depuis des années.

Ne portez pas un long parapluie, au cas où il serait confondu avec une arme à feu et qu’on vous tire dessus. Faites savoir à vos amis où vous allez et quand vous rentrez à la maison. Si vous transportez un article coûteux, gardez un reçu avec vous, afin qu’ils [2] ne pensent pas que vous l’avez volé. Si on arrête votre voiture, demandez l’autorisation au militaire avant d’ouvrir la boîte à gants et de sortir les papiers du véhicule, sinon, il risquerait de penser que vous allez sortir une arme à feu. Ne sortez pas tard le soir. Et si vous êtes une femme, homosexuel ou transsexuel, ne partez pas seul.e, soyez toujours accompagné.e.

Conseils. Mises en garde. C’est ce qui est le plus présent sur les réseaux sociaux des habitants des favelas de Rio de Janeiro depuis que, vendredi dernier [16 février 2018], le président Michel Temer a annoncé que la sécurité de la « merveilleuse ville » passerait entre les mains des militaires. Ces conseils peuvent être entendus dans la vidéo intitulée « Intervention militaire à Rio de Janeiro, si vous êtes noir… », publiée le week-end dernier par trois jeunes noirs, afin que les Cariocas [3] de la même couleur de peau évitent d’être arrêtés ou tués maintenant que l’armée est chargée de la « surveillance » de la ville.

Ce mardi [20 février], et pour la première fois depuis de nombreux mois, le Congrès et l’exécutif ont agi non seulement en complet accord, mais avec le soutien majoritaire des députés et des sénateurs du gouvernement affaibli de Michel Temer. Il est surprenant de constater que c’est précisément une mesure exceptionnelle, qui n’a pas été observée depuis la dictature militaire [4], qui a réuni exécutif et législatif qui ont, les yeux fermés, délégué à l’armée le contrôle absolu de la sécurité dans un État [5].

Pour beaucoup, cette démarche est davantage motivée par des intérêts électoraux et politiques que par un souci réel de la sécurité du dixième État le plus violent du pays. Le sociologue Ignacio Cano, qui travaille à l’Université d’État de Rio de Janeiro et coordonne le Laboratoire d’analyse de la violence, n’a aucun doute sur cette hypothèse : « Nous avons un exécutif noyé par les scandales de corruption qui profite d’une société qui a peur et qui, à l’heure actuelle, accepterait des armées de n’importe quelle partie du monde pour se sentir en sécurité », nous confie-t-il.

Bien que Rio de Janeiro soit loin d’être l’État le plus violent du Brésil, la sécurité est la principale préoccupation des habitants de Rio de Janeiro et des autres Brésiliens. C’est ce qu’atteste la dernière enquête de l’Institut Data Folha, selon laquelle au moins 75% de la population considère l’insécurité et la violence comme les principaux problèmes du pays. L’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva lui-même a déclaré cette semaine que la mesure prise par Temer « est une tentative désespérée pour faire remonter sa cote de popularité », qui oscille à l’heure actuelle entre 3 et 10%.

La réponse a été en syntonie avec les craintes de la population, puisque, selon une étude d’Idea Big Data, les mêmes 75% ont reconnu qu’ils appuyaient l’intervention militaire, même si 80% ont admis que la mesure ne serait pas la solution au problème. Pour Ignacio Cano, au-delà de la solution ou non du problème, l’intervention militaire à Rio de Janeiro « génère avant tout une série de risques tant pour la population que pour les militaires ». C’est un scénario terrible dans lequel un gouvernement corrompu s’engage une fois de plus à violer les droits constitutionnels.

Carte blanche pour les militaires

L’armée a été la première à exprimer son inquiétude sur la responsabilité qui lui a été confiée. Cette semaine, le commandant de l’armée de terre, le général Eduardo Villas Bôas, a demandé des « garanties juridiques » pour que ses subordonnés ne soient pas jugés par les tribunaux ordinaires, mais seulement par des instances militaires : « D’abord ils nous appellent à combattre les trafiquants, mais si l’un de mes hommes tue en situation de légitime défense, ils le poursuivent devant la justice. » Villas Bôas est également allé jusqu’à comparer la situation actuelle à laquelle ses soldats sont confrontés avec la dictature militaire : « Nous ne voulons pas après d’une Commission Vérité [6] et être accusés de choses que nous n’avons pas faites », a-t-il déclaré dans un entretien accordé à la télévision Globo.

Ignacio Cano souligne les contradictions du discours du général : « Si les militaires sont désormais chargés de la sécurité publique, ils devront aussi être jugés par la justice publique. S’ils ne le veulent pas, c’est parce qu’ils ne font pas confiance à la justice brésilienne ou parce qu’ils savent que de nombreux meurtres peuvent se produire qui seraient considérés comme illégaux et qu’ils veulent être protégés », nous a-t-il déclaré.

La loi est actuellement du côté de l’armée, puisqu’en novembre 2017, un règlement a été adopté qui dispense les soldats d’être tenus responsables devant les tribunaux ordinaires des meurtres commis au cours d’opérations telles que celles qui ont cours à Rio de Janeiro. « C’était un premier signe d’alarme que nous avions dénoncé de l’université : en dénonçant le fait que la politique était en train de se militariser, ce qui aurait des conséquences désastreuses pour la population – c’est exactement ce qui se produit maintenant », dit Cano.

L’exécutif a également pris le parti des militaires en rendant leur travail aussi facile que possible. L’une des mesures les plus controversées que le ministre de la défense, Raul Jungmann [7], souhaite mettre en œuvre est d’offrir à l’armée la possibilité d’émettre des mandats collectifs d’arrestation et de détention. Cette mesure signifierait que ces décisions ne viseraient pas une personne donnée et un habitat déterminé, mais pourraient être utilisées pour entrer dans le domicile de n’importe quel habitant. « Dans la réalité urbaine de Rio de Janeiro, il arrive souvent qu’une recherche soit faite dans une maison, mais le bandit se déplace vers une autre qui se trouve à proximité, de sorte que les mandats collectifs sont plus utiles », justifie Jungmann.

Plusieurs juristes, dont l’avocat pénaliste João Francisco Neto, ont qualifié cette décision d’« inconstitutionnelle » et de « grave violation des droits humains ». Pour l’instant, on ne sait pas si elle sera mise en œuvre, puisque c’est l’une des propositions qui a suscité le plus de remous aussi bien au ministère public qu’au sein du Parquet de la République. Cependant, le ministre de la Justice Torquato Jardim – qui a comparé ce qui se passe dans des favelas comme celle de Rocinha [8] avec la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis contre les terroristes islamiques – a montré qu’il est partisan d’une politique de main de fer : « Nous prendrons toutes les mesures exceptionnelles nécessaires pour gagner cette guerre », a-t-il déclaré.

Terreur dans les favelas

Le un million et demi d’habitants qui vivent dans les plus de 800 favelas de Rio de Janeiro ont la peur chevillée au corps. Les expériences passées avec l’armée renforcent leurs craintes. Renata Trajano a les murs de sa maison encore criblés de balles. Elle vit depuis vingt ans dans le Complexo do Alemão et ne se souvient pas du nombre de fois où la police militaire ou l’armée elle-même a envahi sa maison faite de brique et de ciment au sommet de la colline, avec une terrasse d’où l’on peut voir le Parc olympique – cet espace sportif qui a eu à peine un mois et demi de gloire – et les recoins du Complexo do Alemão, l’une des favelas les plus violentes de Rio de Janeiro. « Ma terrasse est l’une des zones de conflit. Ils arrivent toujours ici, jettent les meubles, nous intimident, nous traitent mal et nous ne pouvons pas sortir de chez nous jusqu’à ce qu’ils aient fini de tirer », raconte-t-elle à Brecha, entre fatigue et résignation.

Trajano, qui fait partie du collectif Papo Reto, un groupe qui, par le biais des réseaux sociaux et des téléphones mobiles, dénonce les abus de la police et poste chaque jour une partie des fusillades dans la favela, a été l’un des premiers à publier une autre liste de conseils : « Pendant le temps de l’intervention de l’armée, n’oubliez pas de quitter la maison avec votre carte d’identité à jour, le document de travail et la preuve de résidence pour pouvoir les remettre immédiatement aux militaires. »

Les favelas du Complexo do Alemão ou du Complexo da Maré savent déjà ce que c’est que de vivre chez soi avec l’armée. Depuis 2007, Alemão a vécu avec l’armée à huit occasions. Mais contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, les interventions étaient de courte durée et répondaient à des opérations spécifiques de lutte contre le trafic. Le Complexo da Maré a vécu avec les hommes en vert pendant une partie de 2014 et toute l’année 2015, une période où le nombre de civils tués a explosé.

Il y a aussi des personnes comme Victor Santiago qui ont évité la mort mais qui ont été laissées dans un fauteuil roulant après avoir reçu une balle dans le dos. Elle a été tirée par l’armée quand les militaires faisaient un contrôle de routine. « Nous sommes terrifiés. Mon fils a encore eu des crises de panique. Il sait mieux que quiconque ce que signifie l’entrée des militaires », raconte Irone Santiago, la mère courage de Victor.

Parmi ses multiples conséquences, l’arrivée de l’armée implique, par exemple, que Maria do Rosário da Silva (36 ans) réfléchit à deux fois avant d’emmener sa fille à l’école de Vila Holanda (Complexo da Maré), par crainte d’être prise dans une fusillade. Ceux qui ont la chance d’arriver à l’école doivent d’abord faire contrôler leur sac à dos. Cela s’est produit, ce mercredi [21 février], dans la favela Kelson’s, dans le nord de la ville, où les militaires ont mis en rang des enfants âgés de 7 à 12 ans qui montraient leurs effets personnels pendant que les agents de la force publique, le fusil d’assaut à l’épaule, les fouillaient. La photo de l’armée passant en revue les petits a été l’image la plus commentée de cette semaine. « Nous vivons en état de siège, ce qu’ils font dans les écoles, les gens qui ont peur de quitter leurs maisons, les chars et des armes lourdes dans des zones civiles, c’est notre plus grand cauchemar », a déclaré Jailson de Souza, directeur de l’Observatoire des favelas, au quotidien Folha de São Paulo.

La Fédération municipale des associations de résidents des favelas de l’État de Rio de Janeiro a été le premier organisme à répudier la décision du président Temer : « Nous en avons assez que l’État n’envoie que la force brute à nos foyers. La favela n’est pas une zone hostile, mais un espace plein de femmes et d’hommes travailleurs qui luttent chaque jour pour gagner honnêtement leur vie. »


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3445.
 Traduction À l’Encontre, relue et ponctuellement modifiée par Dial.
 Source (français) : À l’Encontre, 25 février 2018.
 Texte original (espagnol) : Brecha, 23 février 2018.

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[2Les militaires – note À l’Encontre.

[3Habitants de Rio de Janeiro – note DIAL.

[4Entre 1964 et 1985 – note À l’Encontre.

[5Celui de Rio de Janeiro – note À l’Encontre.

[6Qui a enquêté sur les crimes durant la dictature, sans effets réels – note À l’Encontre.

[7Membre du Parti populaire socialiste, antérieurement membre du Parti communiste brésilien ! – note À l’Encontre.

[8À Rio – note À l’Encontre.

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