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COLOMBIE - Les étudiants dans la rue

Pedro Santana Rodríguez

lundi 29 octobre 2018, mis en ligne par Françoise Couëdel

Bogotá, jeudi 11 octobre 2018.

Le mercredi 10 octobre, des centaines de milliers d’étudiants – les principaux médias estiment à 500 000 étudiants et citoyens – se sont mobilisés dans tout le pays ; les organisations estiment à plus de 800 000 le nombre de manifestants qui ont envahi les rues et les place publiques des principales villes colombiennes. Une immense mobilisation convoquée par le mouvement des étudiants colombiens qui ne se mobilisaient pas aussi massivement depuis 2013 quand ils ont fait reculer le gouvernement d’alors, de Juan Manuel Santos, qui prétendait promouvoir la privatisation de l’éducation supérieure en Colombie. En cette occasion le projet du gouvernement fut enterré mais le mouvement ne réussit pas à définir un projet de loi à temps pour que soit entreprise une profonde réforme de l’éducation supérieure en Colombie. Ce projet tarde à se mettre en place non seulement pour ce qui est du financement mais aussi de sa mission, de ses finalités et de son rôle social, non seulement pour ce qui touche à la recherche, la formation professionnelle mais aussi aux devoirs et aux responsabilités de l’université dans la société.

Dans ce cas le détonateur a été la crise du financement de l’Université publique. En Colombie les universités d’État sont au nombre de 32, dont 4 à Bogotá, les 28 autres sont des universités régionales. Au total elles perçoivent à peine 10 % des ressources destinées à l’éducation publique, c’est-à-dire environ 3,8 milliards de pesos pour l’année 2019, ce qui équivaut à environ 1,2 milliard de dollars, pour une population de 611 000 étudiants universitaires. Les recteurs des universités calculent qu’ils ont besoin de 5 milliards de pesos supplémentaires pour l’année 2019 et un investissement dans les infrastructures de 15 milliards de pesos car les installations universitaires sont extrêmement dégradées.

Les politiques de financement de l’éducation supérieure en Colombie ont suivi les orientations des politiques néolibérales dominantes dans la gestion de l’économie du pays. La Loi 30 de 1993, qui est la loi qui régit l’éducation supérieure en Colombie, avait établi que les attributions aux universités publiques seraient ajustées annuellement en accord avec la croissance de l’indice des Prix au Consommateur, l’IPC ; mais elle ne prend pas en compte l’accroissement du nombre d’étudiants qui est passé de 159 000 étudiants universitaires, au moment où la loi a été votée, à 611 mille qui fréquentent les amphithéâtres actuellement. Au cours de ces années l’investissement par étudiant qui était de 10 millions de pesos est maintenant d’à peine 4,5 millions par étudiant.

Pour aggraver la situation le gouvernement de Juan Manuel Santos a lancé un programme appelé « ser pilo paga » destiné à doter de bourses quelque 40 000 jeunes, qui en raison de leurs excellents résultats académiques, pourraient entrer à l’université et dont les droits d’inscription seraient payés par l’État. La plupart ont choisi les universités privées. Le programme coûte presque 800 milliards de pesos par an. L’État va ainsi financer l’éducation et les inscriptions coûteuses aux universités privées et réduire le financement des universités publiques qui, avec de telles ressources, pourraient augmenter de manière significative le nombre de places pour des jeunes gens provenant essentiellement des secteurs populaires.
Lors de la campagne électorale récente, à l’exception du candidat Iván Duque, tous les autres candidats ont remis en question ce programme et ont promis de l’annuler en garantissant que les bénéficiaires actuels du programme termineraient leurs études ce qui coûterait à l’avenir au trésor public quelque 3,2 milliards de pesos. À son arrivée au gouvernement et face à la crise financière de l’éducation supérieure publique Duque a annoncé qu’il réformerait ce programme sans qu’à ce jour il ait présenté la réforme annoncée.

La signification politique et l’avenir de la mobilisation des étudiants

Les mouvements sociaux en démocratie jouent le rôle important de faire irruption, avec leurs revendications, dans l’agenda publique et politique. C’est ce qui s’est produit avec ces deux formidables mobilisations qui ont eu lieu en Colombie ces deux derniers mois et qui posent de sérieux problèmes au gouvernement de Duque qui représente les intérêts de la classe dominante traditionnelle ; cette classe qui s’est mobilisée pour remporter la présidence contre la candidature alternative de Gustavo Petro qui a obtenu au final 43 % du total des voix, lors des élections du 17 juin de cette année.

Ces deux mobilisations importantes ont été organisées à l’initiative et avec l’appui enthousiaste de la société civile. Le 26 août de cette année 11,7 millions de citoyens ont convergé vers les urnes, mobilisés par une initiative citoyenne pour présenter sept propositions pour combattre la corruption écrasante qui nous étouffe. Même si le seuil n’a pas été atteint pour rendre obligatoires ces sept propositions la mobilisation a été extraordinaire et sans manipulation d’aucune sorte. Le président Duque qui, à mon avis, a compris clairement le moment, s’est engagé sans enthousiasme avant de réaliser la consultation et a pris par la suite l’initiative de convoquer tous les partis, pour décider d’un ensemble de projets de lois qu’il a présenté lui-même à l’approbation du Congrès de la République, en présence de ses initiateurs. L’avenir de ces projets est incertain mais le plus significatif a été l’initiative citoyenne de rejet de la corruption et l’exigence de politiques publiques efficaces pour l’éradiquer ou du moins la combattre.

La seconde expression citoyenne est la mobilisation des étudiants pour le financement de l’éducation supérieure publique. Il faut comprendre qu’en Colombie la fin du conflit armé avec les FARC et leur transformation en parti politique légal, a ouvert un espace de mobilisation citoyenne pacifique autour de graves problèmes qui s’étendront certainement à d’autres secteurs sociaux comme celui de la paysannerie, par exemple, ou des minorités indiennes et afro-colombiennes. La mobilisation du 10 octobre a été une journée pacifique, joyeuse, festive même. Cela est très important dans un pays où les mobilisations s’achevaient toujours en confrontations avec la Force Publique. Le message des étudiants – et cela est très positif pour le pays – est que la mobilisation citoyenne doit être pacifique. Comme le fut la mobilisation extraordinaire des étudiants après la défaite du plébiscite qui avait pour but la confirmation des Accords de Paix, le 2 octobre. Au milieu de la frustration de la moitié du pays tandis que l’autre moitié célébrait la défaite de la paix dans les urnes, les étudiants décidèrent de marcher pour exiger du gouvernement et de l’opposition uribiste la mise en application des accords du 5 octobre 2016. Désormais la jeunesse descend à nouveau dans la rue ce qui fait renaître l’espoir.

Un fait à souligner est la convergence entre l’agenda politique et la mobilisation citoyenne. Il suffit de signaler que de façon claire le candidat de Colombie humaine, Gustavo Petro, a brandi dans la récente campagne électorale le drapeau de l’éducation universitaire gratuite et sa généralisation. Sa proposition était appuyée par les chiffres de son coût et les sources de financement pour l’atteindre. L’application de ce programme coûterait environ 1,2 milliard de pesos. Sergio Fajardo, avec une proposition moins élaborée que celle de Petro, a plaidé aussi en faveur d’une réforme de l’éducation supérieure et de la consolidation de l’éducation publique. Ce que les étudiants réclament dans la rue était inscrit dans les programmes de ces candidats du centre gauche qui ont finalement été battus par une campagne de la peur, de fausses nouvelles, de l’épouvantail du castro-chavisme, brandi par l’actuel président uribiste, Iván Duque.

L’avenir de la mobilisation des étudiants dépend maintenant de la possibilité du mouvement de rédiger comme ils l’ont envisagé, un projet de réforme intégrale de l’éducation supérieure qui inclurait non seulement, comme nous l’avons dit, le financement public de l’éducation supérieure mais aussi une réforme qui embrasse les thèmes de la mission de l’éducation supérieure et de sa contribution à la réussite d’une société plus inclusive, démocratique, visant à lutter contre la crise de civilisation que nous vivons. Tel est le défi.


Pedro Santana Rodríguez est directeur de la revue Sur.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/195865.

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