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L’idéologie sans idéologie II

Jorge Majfud

dimanche 2 juin 2019, par Françoise Couëdel

Jeudi 25 avril 2019 [1].

Peu de temps après la chute du mur de Berlin, nous avons dû subir une avalanche de discours, de politiques néolibérales et de récits trompeurs comme La fin de l’histoire [2] (un véritable poème épique) et Le Choc des civilisations (nouvelle poésie invitant à de nouveaux exploits) [3]. Il n’était pas très difficile de voir que ce qui nous attendait serait plutôt un choc d’intérêts [4] et que tant qu’il y aurait quelque chose à construire et à détruire l’histoire suivrait son cours [5], ce qui revient à dire que tant que nous respirons nous continuons à vivre.

À ce moment-là, en dépit des exemples nombreux de dictatures capitalistes récentes en Amérique latine, le dogme triomphant était l’alliance sacrée du capitalisme avec la démocratie libérale, à un point tel que les deux se confondaient l’un avec l’ autre, de même que se confondaient socialisme avec dictature. Ces deux confusions quiconque peut les déceler aujourd’hui chez une certaine catégorie d’étatsuniens (ou candidats désespérés à l’être), anesthésiés quotidiennement par les medias, dans les bars le samedi soir et dans les églises où ils vont laver leur linge sale le dimanche matin.

Les hérauts de cet ordre néolibéral et de la pensée unique ne se sont jamais imaginés qu’une décennie plus tard nous vivrions un nouveau concubinage entre la dernière forme du capitalisme et les nouvelles variantes des démocraties antilibérales [6] et, dans certains cas, entre capitalisme et communisme, comme c’est le cas en Chine. Le capitalisme a réussi à être un subtil concubinage capable de conserver des relations charnelles avec ses ennemis les plus inimaginables, comme le furent le christianisme, la démocratie libérale et le communisme. Ce n’est pas un hasard ni un phénomène étrange. Si une chose caractérise les fanatiques, de quelque religion qu’elle soit, c’est le reniement de leurs propres racines au service de leurs propres intérêts. De nos jours, par exemple, ce sont les chrétiens conservateurs qui sont les plus acharnés à diaboliser ceux d’en bas. Tous les groupes sociaux redoutent toujours plus ceux d’en bas que ceux d’en haut [7] qui les gouvernent et les exploitent. Mais dans le christianisme capitaliste c’est une pathologie qui va jusqu’à diaboliser les plus faibles d’une société (les pauvres, les immigrés) et à s’agenouiller avec indulgence devant les plus riches et les plus puissants qui font et défont le gouvernement et le pays à leur guise. Un paradoxe honteux pour les suiveurs d’un rebelle qui a vécu entouré de toutes sortes de marginaux et finalement a été exécuté par le pouvoir impérial du moment. Tout cela révèle non seulement une contradiction mais aussi une lâcheté congénitale de la part des individus qui les assument, en les répétant constamment, quand ils chantent l’hymne national, « sur la terre de liberté et dans la demeure du courageux ».

Ce n’est pas là non plus un hasard. « Tout récit » masque une réalité qu’il convient de travestir et de rendre invisible. Un des fondements de la narration néolibérale consistait à confirmer la « mort des idéologies », comme si celle-ci eut été une expression des sciences ou de la nature et non une idéologie en soi, une idéologie au premier degré. De toute évidence une des forces du néolibéralisme et de celui qui l’a engendré, le capitalisme, repose sur la simplicité quasiment primitive de ses fondements : croire que la liberté est une pluie qui ruisselle également sur tous, ou adopter des mythes tel que celui qui prétend que si nous aidons les riches à être plus riches, une part de cette richesse se répandra d’en haut sur ceux d’en bas. Il suffit d’un simple acte de foi et d’un certain entraînement obscène pour adopter de semblables élucubrations.

Les autres fondements sont aussi contradictoires : le nationalisme fait appel à un sens de la neutralité idéologique. Ce drapeau que brandissent l’Espagne ou le Brésil ou les États-Unis est toujours le même et, en tant que représentant de tous les citoyens, il doit être neutre. Évidemment user et abuser de ce récit est loin de l’être.

Ces superstitions ne diffèrent pas de celles qui affirment que les églises sont politiquement neutres, que leur objectif est le salut des âmes et des corps. Rien n’est plus politique que de prétendre à la neutralité politique. Si il y a eu un homme qui était politique dans le sens profond du mot, c’était bien Jésus, raison pour laquelle il a été exécuté.

Le dogme, l’idéologie (néo)néolibérale, à partir des années 70, pourrait se résumer aux commandements suivants :

 Privatise. Le privé fait toujours mieux que le gouvernement.
 Réduit le pouvoir de ce maudit gouvernement. Un moment. Réduit seulement ces programmes qui bénéficient à la plus grande partie de la société : santé, éducation, retraite, assurance chômage panier de la ménagère, etc.
 Austérité avant tout. (Vous avez noté que ceux qui préconisent l’austérité sont surtout les immensément riches.)
 Militarise. Tout le gouvernement n’est pas mauvais. Il augmente le pouvoir de l’armée et de la police qui doivent rester sous le contrôle du gouvernement car toutes deux assurent, pour les plus riches (particulièrement depuis le XIXe siècle en Amérique latine et jusqu’à nos jours), la stabilité sociale face aux crises qu’engendrent les politiques de libertés inégalement partagée. (Depuis l’époque de la colonie, toutes les révoltes sociales ont été provoquées par les inégalités sociales du continent le plus inégalitaire du monde).
 Dérégule. Le travail de ceux d’en bas et les limites de l’investissement et du désinvestissement de ceux d’en haut. Les travailleurs seront libres de s’en aller en perdant leur travail et les investisseurs pourront être libres de se retirer avec leur argent.
 Laisse faire. Élimine toute ingérence du gouvernement dans l’économie, excepté quand il doit accourir au secours de ses sages opérateurs de marché. Les grands investisseurs doivent prendre des risques avec des garanties : quand ils connaissent la réussite ils engrangent des bénéfices dus à leur propre mérite, quand ils se trompent, les gouvernements les sauvent par honte d’être jugés.
 Libère le marché. Quand les démocraties néolibérales ne peuvent pas contenir le mécontentement populaire, il faut garantir cette liberté par tous les moyens, y compris par des dictatures militaires. En réalité il ne s’agit pas de liberté du marché sinon de liberté des capitaux. Mais il faut se garder de le formuler ainsi.
 Sacralise et diabolise. Tu feras pleuvoir des récits dogmatiques qui incluront la diabolisation de toute alternative et te prémuniront contre tout exemple alternatif. Les désastres sociaux et économiques, comme ceux du Chili de Pinochet, tu les appelleras Miracle.
 Prêche par l’exemple. Les puissances occidentales se chargeront d’annihiler et d’éradiquer les « mauvais exemples » qui pourraient défier le dogme néolibéral, tandis que les armées nationales, comme celles du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique latine se spécialiseront dans la répression de leurs propres peuples, car ils ne connaissent pratiquement pas la guerre contre d’autres armées nationales. Les armées centralisées d’Europe, des États-Unis et bientôt de la Chine sont là pour ça.

Tous ces préceptes sont fortement idéologiques, raison pour laquelle la pilule est amère si son emballage n’est pas séduisant, si les éléments idéologiques et lexicaux ne travestissent pas positivement la réalité.

Par exemple, comme nous l’avons fait remarquer au début, pour éliminer les éléments progressistes ou indépendantistes des blocs comme le Mercosur, certains (Macri, Bolsonaro, etc.) ont recours au discours de la désidéologisation, de la dépolitisation et de la neutralité des marchés. Rien de tout cela n’est appliqué quand on bloque économiquement des pays plus petits [8] ou plus faibles comme le sont Cuba, le Venezuela, l’Iran ou tout pays qui ne s’aligne pas [9] sur les intérêts et l’idéologie de l’intéressé. Ce rôle de gendarme du monde n’est nullement remis en question et on ne soupçonne pas non plus qu’il soit au service d’une idéologie ou d’une dictature capitaliste comme l’est la Chine ou l’Arabie saoudite.


Jorge Majfud est écrivain uruguayo-états-unien, auteur de Crisis y otras novelas (« Crises et autres romans »).

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/199507.

responsabilite


[1La première partie de l’article a été traduit et publié il y a quelques semaines, voir « L’idéologie sans idéologie (I) » – note AlterInfos.

[2En référence au livre de Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme (1992, pour sa publication originale en anglais) – NDT.

[3Le Choc des civilisations (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order) essai d’analyse politique rédigé par l’États-Unien Samuel Huntington, professeur à Harvard – NDT.

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