Accueil > Français > Amérique latine et Caraïbes > HAÏTI - Point de bifurcation et de non retour dans la crise

Analyse

HAÏTI - Point de bifurcation et de non retour dans la crise

Lautaro Rivara

vendredi 20 décembre 2019, mis en ligne par Françoise Couëdel

Mercredi 11 décembre 2019

La crise en Haïti est la plus longue, la plus radicale et certainement la plus mal connue de toutes celles que traversent actuellement les pays latino-américains et caribéens [1]. Différentes causes et diverses temporalités l’expliquent. Dans cet article nous nous centrerons seulement sur celles de moyen et de court terme, abandonnant pour le moment, la dimension du long terme liée à l’échec du modèle néocolonial de domination instauré par l’occupation militaire nord américaine de 1915-1934, prolongé ensuite par la tutelle de gouvernements civils et de post-occupation, et finalement, parachevé par la dictature à vie de François et de Jean-Claude Duvalier jusqu’à sa chute en 1986 [2] .

Nous affirmons que, depuis juillet de l’an dernier, Haïti vit un état d’insurrection populaire permanente [3] qui se prolonge au fil du temps par une succession de pics de mobilisation massive et de périodes d’accalmie. À mesure que la crise s’aggrave, les périodes de trêve sociale sont de plus en plus brèves et instables, et les pics de mobilisation de plus en plus convulsifs. Depuis l’explosion de juillet 2018, les grands catalyseurs des revendications sont au nombre de trois :

1) La tentative du gouvernement, en accord avec les politiques globales du FMI en la matière, [4] d’augmenter le prix des combustibles jusqu’à 51%, avec l’impact qui s’en suivrait sur le prix du transport, de l’alimentation et le coût de la vie en général. En réponse, du 6 au 8 juillet 2018, près d’un million et demi de personnes ont occupé les rues du pays, ont réclamé l’annulation de la mesure, ont obtenu la démission du premier Ministre de l’époque, Jack Guy Lafontant, et ont réussi à contenir les forces de sécurité, qui ont été complètement dépassées par les évènements. Les traces de ces événements se sont prolongées durant de longs mois.

2) La révélation d’un des scandales de corruption les plus importants de l’histoire du pays, à laquelle la classe politique et en particulier le président et le parti du gouvernement ont participé : un détournement d’au moins 2 milliards de dollars octroyés dans le cadre des accords de coopération énergétique passés avec Petrocaribe [5], montant équivalant à presque un quart du PIB haïtien. Ce fut le principal détonateur des manifestations, de septembre de l’an dernier jusqu’à mars de cette année, avec une participation importante de jeunes auto-organisés grâce aux réseaux sociaux, baptisés les petrochallengers.

3) La crise énergétique, importante, déclenchée en septembre de cette année, a été le dernier élément mobilisateur. Elle est en partie le produit des spéculations du gouvernement qui, constituant des stocks de combustibles, tentait de justifier la suppression des subsides comme solution pour faire face au coût des importations. Mais, plus déterminant encore, a été le retrait virtuel de Haïti de Petrocaribe. Cela s’explique par le blocus, imposé par les États-Unis au Venezuela, qui empêche l’accès des cargos transportant le combustible vers les côtes haïtiennes. Mais aussi par un revirement brutal de la politique extérieure car Haïti a décidé de retirer son soutien au gouvernement de Nicolás Maduro. C’est ainsi que le pays, intégralement aligné sur la géopolitique belliciste des États-Unis, a commencé à opérer contre la Révolution bolivarienne dans des espaces régionaux comme l’OEA et la CARICOM (Communauté caribéenne), allant jusqu’à être l’unique nation de cet espace à voter en faveur de l’activation du Traité interaméricain d’assistance réciproque (TIAR).

La crise énergétique, ajoutée à un cocktail explosif d’inflation élevée, de dévaluation de la monnaie et de gel des salaires, a achevé de détériorer les conditions de vie déjà désastreuses des quatre cinquièmes de la population haïtienne. Quelques-unes des conséquences ont été la quasi-paralysie des transports durant de longues périodes ; la crise économique de l’agriculture paysanne, dans l’incapacité de commercialiser sa production ; l’augmentation des aliments dans les grandes villes qui en a découlé ; l’interruption de l’activité scolaire et le fonctionnement intermittent des centres de santé ; la fermeture des usines et des commerces de petite ou grande dimension ; l’aggravation de la tragédie de la faim, surtout dans les régions les plus isolées et qui dépendent de l’aide alimentaire ; une liste sans fin …

En réponse, les classes populaires et leurs organisations rurales et urbaines ont envahi les rues du pays exigeant unanimement la démission immédiate du président Jovenel Moïse, désigné comme le responsable principal de la crise. Mais bientôt l’agenda des revendications s’accélérerait, à mesure que gagnait en puissance un discours de rejet non seulement de l’équipe gouvernementale, mais aussi de la totalité du système économique et politique : fòk sa chanje (il faut que ça change), chaviré chodyè (il faut tout renverser) o nou dwe viv tankou moun (nous voulons vivre comme des personnes), ont été quelques-unes des consignes, dans la langue nationale haïtienne, qui expriment la portée et le sens des revendications populaires.

Le gouvernement a adopté diverses stratégies pour s’accrocher au pouvoir et assurer la continuité des privilèges à une « élite répugnante » ; c’est ainsi qu’un homme de lettre haïtien a baptisé la bourgeoisie et l’oligarchie qui ont saigné le pays depuis la fin de la geste révolutionnaire de 1804. La première stratégie a été le mutisme, qui a conduit le président à rester un mois sans s’adresser à la nation, en plein chaos social et énergétique généralisé. Ensuite, divers appels au dialogue ont successivement échoué, à mesure qu’un certain nombre d’acteurs politiques quittait le bateau qui de toute évidence coulait à pic. S’en est suivi, comme cela était prévisible, la répression pure et simple des manifestations dans une tentative infructueuse de reprendre le contrôle du terrain, en particulier de la zone métropolitaine de la capitale Port-au-Prince devenue alors une véritable poudrière. Comme l’ont constaté le Réseau National de défense des Droits humains de Haïti, le Bureau des Droits humains de l’ONU et Amnesty international (avec une lenteur révélatrice), le solde de la répression a été sinistre : usage excessif de la force, tortures, détentions arbitraires, au moins 42 morts les dernières semaines et 77 pour ce qui est de l’année.

En raison de l’inefficacité et de la faiblesse de la Police nationale, et estimant que Haïti ne peut pas rivaliser avec ses pairs équatoriens, boliviens ou chiliens en lançant l’armée dans la rue [6], la réponse qui s’est imposée progressivement a été l’intervention paramilitaire, à l’instar de ce qui s’est produit dans les régimes néolibéraux confirmés. En outre, il faut rappeler que les deux dernières missions d’occupation de l’ONU, la MINUSTAH et la MINUJUSTH, ont mis fin au retrait des contingents de policiers et de militaires étrangers, pour faire place à la BINUH, une mission de caractère plutôt « politique ». Plusieurs faits révèlent cette tendance à la paramilitarisation : le soutien à des groupes criminels organisés qui obéissent directement au pouvoir politique [7], les massacres perpétrés dans certaines communautés rurales ou dans des quartiers populaires particulièrement actifs et mobilisés [8] et, enfin, l’infiltration constante de mercenaires et d’ex militaires nord-américains en nombre difficile à évaluer. Au début de février, et il y a quelques jours à nouveau, quelques-uns de ces mercenaires ont été arrêtés à l’Aéroport Toussaint Louverture transportant des armes de gros calibre, des munitions et des équipements sophistiqués de télécommunication.

Au niveau international, la position des grandes corporations de presse occidentales a été celle qu’on attendait : autant que possible, l’occultation la plus flagrante de la situation haïtienne et quand il est devenu difficile de dissimuler les dimensions de la crise, la tergiversation générale. C’est ainsi qu’ont été occultés le caractère pacifique de la majorité des manifestations, l’existence de projets alternatifs de gouvernement, ainsi que celles des responsables et des forces sociales organisées ; la responsabilité évidente de la dite « communauté internationale » dans la crise haïtienne a été éludée, comme si celle-ci était une sorte de fatalité atavique [9]. La tradition veut que soient signalés, de façon unilatérale, les éléments de violence, le désespoir et la spontanéité d’une nation, toujours interprétés selon des clivages racistes et coloniaux. Les ONG internationales y ont contribué aussi en diffusant des idéologies développementalistes et des concepts démobilisateurs [10].

Par ailleurs, l’ingérence des États-Unis [11], élément suprême de pouvoir, qui se réservent le droit de tutelle, tout autant que celle d’autres puissances occidentales de moindre importance, a été constante. Au début cette ingérence a été confiée à des tiers par le biais d’organismes régionaux comme l’OEA, des institutions financières telles que le FMI ou des groupements d’intérêts ad hoc, comme le dénommé Core Group [12] qui n’ont jamais cessé de soutenir tacitement ou explicitement le maintien au pouvoir de Jovenel Moïse. Mais, ces dernières semaines, ce sont l’Ambassade à Port au Prince et le Département d’État nord-américain qui ont joué un rôle dans cette affaire, visiblement exaspérés par la durée d’une crise qui commence déjà à affecter les bénéfices de leurs entreprises transnationales.

De l’autre côté, le camp de l’opposition s’est organisé en deux coalitions distinctes, depuis le Forum Patriotique, espace représentatif des mobilisations de rue et les mouvements sociaux des zones rurales et de la ville [13], jusqu’à des groupements conservateurs représentatifs de différentes parties de l’oligarchie, de la bourgeoisie locale et de la petite bourgeoisie réactionnaire, tels que l’Alternative consensuelle, la Passerelle ou le Bloc démocratique. Récemment ces coalitions, et d’autres encore, ont souscrit à une série de points de programme pour faciliter l’élaboration d’un gouvernement de transition après la démission éventuelle du président. Néanmoins, le caractère spontané des mobilisations les rend relativement indépendantes de l’opposition organisée. En particulier des partis traditionnels qui sont considérés comme une partie du problème par les grandes majorités populaires.

Tous les facteurs recensés, à savoir, la continuité de la mobilisation populaire donnant des signes d’usure, l’accord souscrit par pratiquement toute l’opposition sociale, politique et parlementaire, l’encouragement des États-Unis à une sortie négociée avec le parti du gouvernement lui-même ; la brûlante actualité géopolitique de la Caraïbe et le rôle qu’y joue Haïti ; l’échec objectif du modèle tourné vers l’extérieur, et qui entraîne le sous-développement dont souffre la nation la plus appauvrie et la plus inégalitaire de l’hémisphère, nous font prévoir deux grandes sorties possibles à la crise et constituent déjà un point clair de bifurcation. Toutes les variables sociales, politiques et économiques sont dans un état avancé de décomposition. L’équilibre actuel instable qu’a surmonté le pays depuis juillet de l’an dernier est devenu insoutenable ; raison pour laquelle la situation à court terme pourrait évoluer vers :

 1) Une solution régressive, c’est-à-dire, le maintien du gouvernement de Jovenel Moïse à court terme, grâce à un accord avec l’opposition la plus conservatrice, négocié par les États-Unis qui promettraient en échange l’organisation d’élections anticipées et la possibilité d’introduire des amendements dans la Constitution. Cette solution présuppose, face à l’impossibilité d’obtenir un consensus, la recrudescence de la solution policière, militaire ou paramilitaire, ainsi que la défaite frontale de la mobilisation populaire par le recours à la violence ou aux politiques de choc économique. La dérive négative de la réalité haïtienne amènerait la grande majorité jusqu’à un seuil de souffrance et d’inégalités plus grand encore que celui que nous connaissons déjà. Néanmoins le système rencontrerait des difficultés évidentes pour démobiliser le peuple haïtien et stabiliser les régimes de domination.

 2) Une solution progressive, qui pourrait être institutionnelle, grâce à l’instauration d’une Conférence nationale souveraine et d’un gouvernement de transition, dans lequel les forces populaires organisées disputeraient à la classe politique traditionnelle son hégémonie, en faisant pression par la mobilisation prolongée de la rue. D’autres points d’accord, déjà entérinés, seraient le jugement des responsables de la défection de Petrocaribe, des massacres mentionnés, la réforme de la politique électorale, la convocation à des élections libres et à une assemblée constituante dans un délai d’environ trois ans. Ou bien, une sous-variante, une solution progressive, mais de type insurrectionnel, capable de prendre d’assaut un État trop faible et impuissant. Ce processus, dans une situation actuelle immature, exigerait une coopération accélérée, subjective et organisée de la part des forces populaires ainsi que la médiation de puissances rivales sur la scène politique, garante de marges minimes d’autonomie pour l’obtention d’un éventuel gouvernement populaire.


Lautaro Rivara est sociologue et doctorant en Histoire. Journaliste, il est aussi brigadiste international de l’ALBA Mouvements en Haïti.

Traduction française : Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/203777.

Les opinions exprimées dans les articles et les commentaires sont de la seule responsabilité de leurs auteurs ou autrices. Elles ne reflètent pas nécessairement celles des rédactions de Dial ou Alterinfos. Tout commentaire injurieux ou insultant sera supprimé sans préavis. AlterInfos est un média pluriel, avec une sensibilité de gauche. Il cherche à se faire l’écho de projets et de luttes émancipatrices. Les commentaires dont la perspective semble aller dans le sens contraire de cet objectif ne seront pas publiés ici, mais ils trouveront sûrement un autre espace pour le faire sur la toile.


[1Nous avons développé, avec Gonzalo Armúa, une analyse panoramique de la conjoncture régionale. Disponible sur https://notasperiodismopopular.com.ar/2019/10/09/nuestra-america-tres-tiempos-acontecimientos-analisis-coyuntura-regional-global/

[2Voir : Castor, Suzy (1971). La ocupación norteamericana de Haití y sus consecuencias [L’occupation nord-américaine de Haïti et ses conséquences]. Siglo Veintiuno Editores. Ou consultez aussi Soukar, Michel, dir. (2015). Cent ans de domination des États-Unis d’Amérique du Nord sur Haïti. C3 Editions : Delmas.

[3Pour une analyse de la conjoncture de juillet et de la formation de la société haïtienne voir le dossier n° 8 de l’Institut Tricontinental : « L’insurrection populaire haïtienne et la nouvelle frontière impériale ». Disponible sur : https://www.thetricontinental.org/es/la-insurreccion-popular-haitiana-y-la-nueva-frontera-imperial/.

[4Nous disons globales car le FMI a lancé des politiques identiques dans des pays aussi divers que l’Équateur, Haïti, l’Égypte ou la Guinée équatoriale.

[5Le détournement a été corroboré par les rapports successifs présentés par la commission anti-corruption du Sénat et du Tribunal supérieur des comptes.

[6Elle a été dissoute au cours du second mandat du prêtre salésien Jean-Bertrand Aristide en 1995

[7Anel Joseph, chef des gangsters de Grande Ravine qui a terrorisé les populations rurales de l’intérieur durant des mois, a sans doute été le cas le plus emblématique de cette connivence politico-criminelle.

[8On peut citer les cas de Bel-Air, La Saline, Tokyo, Carrefour-Feuilles et bien d’autres.

[9Pour une analyse détaillée, voir le texte lucide de Ricardo Seitenfus, ex représentant de l’OEA en Haïti : Seitenfus, Ricardo (2016). Reconstruir Haití : entre la esperanza y el tridente imperial [Reconstruire Haïti : entre l’espoir et le trident impérial]. CLACSO et Fondation Juan Bosch. Ainsi que : Seitenfus, Ricardo (2018). Les Nations Unies et le choléra en Haïti. C3 Editions : Delmas

[10Sur le rôle des ONG locales et internationales en Haïti nous recommandons l’ouvrage du professeur Jean Anil Louis-Juste, assassiné en raison de son activisme politique, le 12 janvier 2010, le jour même où le tremblement de terre dévasta le pays

[11Pour mieux cerner la place de Haïti dans la géopolitique de la Caraïbe, nous avons interviewé Camille Chalmers, intellectuel et dirigeant d’ALBA Mouvements. L’entretien est disponible sur : https://www.telesurtv.net/opinion/El-imperialismo-norteamericano-se-vale-de-Haiti-para-sabotear-la-unidad-regional-entrevista-a-Camille-Chalmers-20191011-0011.html.

[12Un groupe qui s’est baptisé « Amis de Haïti, formé de représentants de l’OEA, des Nations unies, de l’Union européenne et des ambassades d’Allemagne, du Brésil, du Canada, de l’Espagne, les États-Unis et de la France, actuellement divisés quant à leurs positions sur la crise haïtienne mais alignés sous l’hégémonie états-unienne.

[13Leur programme complet appelé la « Déclaration de Papaye », est consultable sur http://www.cloc-viacampesina.net/noticias/resoluciones-del-foro-patriotico-en-haiti-resolucion-de-papaye.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.