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DIAL 3521 - « Je prends la main des petrochallengers pour aller jusqu’au bout avec eux »

HAÏTI - Regards croisés : Entretien avec Roselina Thomas, déléguée syndicale de son secteur dans le parc industriel de Sonapi, pour Batay ouvryie

Frédéric Thomas

vendredi 31 janvier 2020, par Dial

Frédéric Thomas, chargé d’études au Centre tricontinental (CETRI, Belgique), suit depuis plusieurs l’année l’évolution de la situation en Haïti [1] et DIAL a déjà repris quelques-uns de ses textes [2]. Présent à Port-au-Prince fin novembre 2019, il a réalisé une série d’entretiens avec des personnes impliquées dans les mobilisations actuelles. Nous republions ici, avec son aimable autorisation, trois de ces entretiens [3]. Entretien réalisé mardi 26 novembre 2019 et publié sur le site du CETRI le 6 janvier 2020.


Pouvez-vous en quelques mots présenter votre parcours de travailleuse et comme membre du syndicat Batay ouvriye [4] ?

Je suis née et j’habite à Port-au-Prince. Depuis 11 mois, je travaille dans l’usine textile du parc industriel de la Sonapi [5]. Avant, de 2015 à 2017, j’ai travaillé dans une autre usine, au parc industriel de MBI. Mais il n’y avait pas beaucoup de travail, alors je suis venue à la Sonapi. Je travaille de 7 heures du matin à 4 heures [de l’après-midi]. Pour être à l’heure le matin, je dois me lever à 5 heures, mais les gens qui habitent plus loin, se lèvent plus tôt encore, à 4 heures, 3 heures…

Cela fait sept mois que je suis membre du syndicat. J’avais un manager, chef d’équipe, qui voulait m’envoyer chez moi [me renvoyer], alors j’ai couru jusqu’à Batay ouvryie pour plaider ma cause, refuser ce renvoi illégal. Et cela a marché. Les patrons ne nous traitent pas bien. Je voulais revendiquer, je voulais m’exprimer, parler ; parler de tout ce qu’ils font de mal avec les ouvriers. C’est pour cela que je suis venue au syndicat. Maintenant, je suis déléguée de ma section au sein de l’usine. On est 48 membres de Batay ouvryie, hommes et femmes, dans ma section.

Avez-vous participé à la mobilisation pour le salaire minimum ?

Oui, j’ai participé aux différentes manifestations. Les dernières, c’était les 28 et 29 octobre 2018. C’était une marche pacifique pour demander au président une augmentation du salaire minimum. Le salaire était de 500 gourdes par jour [un peu moins de 5 € pour huit heures de travail]. La revendication était de demander un salaire de 1 500 gourdes. Mais, moi, je ne savais pas, je ne voulais pas dire une quantité, car c’était une question de principe. Avec 500 gourdes, on ne peut pas vivre ! Je voulais qu’ils nous augmentent, avoir un salaire juste [6].

Les patrons, les secrétaires, les compliances [comptables], les managers et chefs de service, tout le personnel employé touchent beaucoup d’argent, et nous, qui travaillons avec nos forces, très peu. C’est humiliant. Et ils ne nous traitent pas bien. On a reçu une augmentation de 80 gourdes par heure [0,75 euro] ; c’est trop petit, c’est humiliant. C’est ne nous laisser aucun moyen. C’est beaucoup trop dur. Et l’État ne nous a jamais aidé, il ne se préoccupe pas de nous. Il n’a pas visité l’usine, il ne sait pas comment on nous traite – comme des esclaves.

Les mobilisations ouvrières ont-elles changé les relations avec les managers dans l’usine ? Est-ce qu’ils se sont montrés plus respectueux ?

Non. Après avoir gagné l’augmentation, la petite somme d’argent de 750 ou 1000 gourdes, qu’on appelle « incentives » [incitations], et que nous recevions parfois, nous a été enlevée.

Mais avec le salaire minimum actuel, est-ce qu’il y a moyen de se nourrir, de se loger, de vivre ?

Non, il faut faire attention à tout. Je paie la nourriture, la voiture... Je m’en sors parce que je vis avec ma famille, mon père et ma mère. Je me suis toujours demandé comment les autres gens font pour vivre avec si peu d’argent ? Qu’est-ce que je dois faire : est-ce que je dois aller aux États-Unis s’il n’y a rien à faire ?

Vous avez participé au pays locked [pays bloqué] [7] ?

Oui, j’ai participé, j’ai fait des marches. Beaucoup d’ouvrières ont participé. Dans les manifestations, la police a utilisé les gaz, le bâton… Mais l’usine n’a pas fermé, sauf les 17 octobre et 18 novembre [dates de commémorations historiques, et jours des manifestations de plus grande ampleur].

Mais vous arriviez à vous rendre à l’usine ?

C’était très difficile. Il y avait aussi, parfois, dans les barrages, les mauvais hommes. Des femmes ont été violées en venant au travail. Nous, les femmes, ne sommes pas protégées. Nous ne sommes pas respectées. Ce n’est pas facile de parler, elles ne savent pas où aller pour porter plainte. Et quand on arrivait en retard, par exemple à 7 h 30 plutôt qu’à 7 h, on voyait après, sur la fiche de salaire, qu’ils nous avaient pris 75 ou 100 gourdes pour 30 minutes de retard, alors qu’ils savent que les rues sont bloquées.

Connaissez-vous les petrochallengers [8], et qu’en pensez-vous ?

Je ne les connais pas personnellement, mais j’apprécie beaucoup. Ce sont ceux qui sont contre ce que fait le gouvernement. Je suis d’accord avec eux, parce qu’ils veulent notre bien, le bien de notre peuple. On ne peut pas accepter la corruption, sinon on ne mangera pas. L’État ne fait rien pour nous. Mais, le 17 octobre, je n’ai pas pu marcher avec eux car j’étais malade, mais j’ai suivi la manifestation à la radio.

Nous, notre lutte, c’est surtout à l’usine. Les inspecteurs, les managers, ils disent toujours qu’il y a les pots de bois et les pots de fer. Nous, nous sommes des pots de bois, et on ne peut pas combattre les pots de fer. Un manager, à l’usine, il dit toujours : « si vous voulez faire beaucoup plus d’argent que 500 gourdes, vous pouvez aller à l’école ! ». C’est comme si nous, les ouvrières, on n’avait jamais été à l’école. Et quand on revendique, le chef du personnel et le compliance nous disent : « Madame, nous ne voulons plus travailler avec vous ». On va s’asseoir chez nous sans rien faire. Et on voit nos noms et nos prénoms sur la liste noire, pour qu’on ne puisse pas travailler dans d’autres fabriques.

Tous les managers sont des hommes ?

Il y a une femme manager, Nathalie. Mais elle ne respecte personne.

À part le salaire minimum, quelles sont vos autres revendications ?

Je veux vivre bien, le respect, avoir mes droits. Le respect de nos droits ; c’est de ça que nous avons besoin. Le patron ne nous respecte pas. Je veux que Jovenel Moïse s’en aille. Il a un cœur noir. Il n’a pas de pitié.

On entend parmi les revendications, « changer le système ». C’est quoi pour vous ?

Changer le système, c’est changer le système de la fabrique. Le chef du personnel ne nous respecte vraiment pas. Ils ne nous paient pas bien. Je veux aussi changer le système du pays. Je veux que Jovenel [Moïse] et toute son équipe s’en aille. Trop de gens sont morts, trop de sang a coulé. Il y a trop d’insécurité. Et le fatras [déchets] est partout dans la capitale. Même devant le parc industriel. Je voudrais que le président comprenne que le peuple ne veut pas de lui.

Votre famille vous soutient ? Avoir une fille déléguée syndicale, qui manifeste, ne leur fait pas peur ?

Oui. Depuis que je suis toute petite, j’ose parler, m’exprimer. Ma maman veut que Jovenel s’en aille. Alors, quand je manifeste, quand je vais porter ma revendication, elle me dit : « tu dois être prudente, faire attention ! ». Mais elle me soutient. Et mon papa, mes frères aussi. Tout le monde participe à la mobilisation, parce que c’est pour tout le monde qu’on manifeste ; ce n’est pas seulement un changement pour moi, mais pour tous.

Vous n’avez pas peur ?

Ah ! La révolution, c’est comme ça : même si on a peur, il faut qu’on participe. On ne doit pas avoir peur. Moi, je n’ai pas peur de manifester, de parler. Si nous, le peuple, on n’est pas avec les petrochallengers, comment ils pourraient mener ce combat ? C’est nous qui devons prendre la rue.

Vous n’êtes pas fatiguée de tout ce combat ? Vous êtes prête à continuer ?

Oui, je suis prête à continuer. Je prends la main des petrochallengers pour aller jusqu’au bout avec eux. Il faut qu’on s’entende, sans trahison. Je crois beaucoup aux petrochallengers. Ils ont du courage, et je ne sais pas d’où vient cette force. Je veux qu’on s’unisse et qu’on apporte la solution. Je voudrais savoir plus sur eux. Et je voudrais les féliciter, qu’ils sachent que le peuple haïtien, on les aime beaucoup. Parfois, on n’arrive pas à se lever, à porter notre voix. Il faut beaucoup de courage, mener le combat jusqu’à ce que nous trouvions une solution, que nous trouvions le chemin.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3521.
 Source (français) : CETRI, 6 janvier 2020.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source originale (CETRI - www.cetri.be) et l’une des adresses internet de l’article.

responsabilite


[1Il vient d’ailleurs de publier « Les deux racines de la colère haïtienne » dans le numéro de février du Monde diplomatique.

[2Voir notamment DIAL 3334 - « HAÏTI - Un modèle de développement anti-paysan ».

[3Les 6 autres, avec Vélina Élysée Charlier, figure de Nou pap dòmi ; Gessica Geneus, comédienne, réalisatrice, écrivaine haïtienne ; une haute fonctionnaire anonyme ; Sabine Lamour, sociologue et féministe haïtienne ; Colette Lespinasse, militante des droits humains et Sabine Manigat, sociologue et politologue, figure de Passerelle, sont disponibles sur le site du CETRI.

[4« Bataille ouvrière » est une organisation syndicale, active depuis 1995, regroupant des ouvriers d’usines, ainsi que des travailleurs des plantations.

[5Les zones franches de sous-traitance sont au cœur du modèle économique haïtien. 87% de ce que le pays exporte provient des usines d’assemblage textile, et 83% de ses exportations sont à destination des États-Unis. Voir https://oec.world/fr/profile/country/hti/. Pour une critique de ce modèle, lire Frédéric Thomas, Haïti : un modèle de développement anti-paysan, 2014, https://www.cetri.be/Haiti-un-modele-de-developpement [Ce texte avait été republié par DIAL en juillet 2015, voir DIAL 3334 – ajout DIAL].

[6Depuis mai 2017, Les ouvrières et ouvriers des usines de sous-traitance (essentiellement textile) ont, à plusieurs reprises, manifesté pour réclamer une hausse de leur salaire minimum. Sous la pression, le gouvernement a augmenté celui-ci de 300 gourdes à 800 gourdes par jour. Mais, dans le même temps, le triple phénomène de l’inflation, aujourd’hui à 20%, de la dévaluation de la gourde (elle a perdu, en deux ans, plus d’un tiers de sa valeur réelle), et de la hausse des prix a largement neutralisé les augmentations successives du salaire minimum.

[7Mouvement social qui entend verrouiller le pays, en paralysant la circulation et toute l’activité économique. Il a été mis en œuvre pendant onze jours en février 2019, puis à nouveau, pendant plus de deux mois, de septembre à début novembre 2019.

[8Mouvement citoyen anti-corruption né sur les réseaux sociaux, après la publication de la photo de l’écrivain et cinéaste Gilbert Mirambeau Jr, les yeux bandés, brandissant une pancarte en carton sur laquelle est écrit : « Kot Kòb Petwo Karibe ? » (« Où est l’argent de Petrocaribe ? »), avec le hashtag « petrochallenge ». Les jeunes et les femmes sont particulièrement actifs en son sein. Le mouvement regroupe une myriade de collectifs dont le plus connu et le plus puissant est Nou pap dòmi. Lire : Frédéric Thomas, « Haïti : “C’en est assez ! Il faut une rupture avec cette classe dominante qui est dans le mépris total” », Bastamag, 11 octobre 2019, https://www.bastamag.net/Haiti-soulevement-petrochallenge-Caraibes-oligarchie-repression-Nou-pap-domi.

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