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Privatisation, géopolitique et cotation en bourse de l’ « or bleu »

Isaac Enriquez Pérez

mercredi 14 avril 2021, mis en ligne par Françoise Couëdel

25 mars 2021 - 926 conflits violents dans différentes régions du monde pour des questions relatives à l’eau ont été répertoriés.

Le 22 mars a été déclaré par l’Organisation des Nations unies (ONU) Jour mondial de l’eau. Et plus que respecter la commémoration de ce que représente ce liquide vital il importe de comprendre les défis et les conflits que son appropriation, sa distribution et son usage supposeront au cours du XXIe siècle.

En 1995, l’ancien Vice-président de la Banque mondiale, Ismail Serageldin, a déclaré que « si les conflits de ce siècle ont pour cause le pétrole, les conflits du siècle prochain se feront au nom de l’eau… ». Au-delà du discours apocalyptique que suscite ce sujet et du fait qu’une guerre internationale de l’eau n’est pas encore ouvertement déclarée – la dernière remonte à 2 500 avant J.C. entre les cités-État de Lagash et Umma qui se disputaient l’embouchure des fleuves Tigre et Euphrate –, la réalité révèle que le conflit autour de ce liquide vital est une part consubstantielle des sociétés contemporaines.

On a recensé 926 conflits violents, dans différentes régions du monde, occasionnés par l’eau. Il est important aussi de prendre en compte d’autres données qui révèlent un aspect important du problème : selon l’UNICEF et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2019 un habitant sur 3 dans le monde n’a pas accès à l’eau potable (environ 2,2 milliards de personnes), tandis que 4,2 milliards d’êtres humains n’ont pas d’accès sûr à des services d’assainissement et 3 milliards manquent d’installation de base pour le lavage et l’hygiène des mains. À cela s’ajoute environ 2,6 milliardspersonnes qui vivent sur des territoires où le stress hydrique est extrêmement élevé.

Au milieu de la crise pandémique, alors que le lavage fréquent des mains est recommandé, cette inégalité d’accès à l’eau potable approfondit la crise systémique et éco-sociétale de la société contemporaine, en même temps qu’elle devient une des principales contradictions qui créeront d’autres problèmes de santé publique.

L’OMS même, dans ses exercices de prospectives, indique que pour l’an 2050 environ 5 milliards d’habitants devront affronter le manque d’eau potable, avec des impacts particuliers sur les nations du Moyen-Orient, mais aussi les conséquences sur des puissances économiques comme les États-Unis, l’Inde et la Chine, dont les besoins, compte tenu de leur processus de production et l’accroissement de leurs populations, compliquent leur situation, spécialement dans les mégapoles et les régions urbaines.

Aux alentours de l’année 2020, les principaux conflits dans le monde s’articuleront autour de l’approvisionnement en eau. Et au-delà de la garantie d’accès à ce précieux liquide comme droit humain universel, la privatisation du service et la spéculation financière sur les marchés des valeurs agrandit la brèche des inégalités quant à la jouissance de ce droit. La dévastation environnementale elle-même aggrave le problème : l’usage et le gaspillage irrationnel du liquide vital – par exemple pour chaque litre de bière que le groupe Modelo produit dans son usine de Calera (Zacatecas), sont utilisés 3,5 litres et 5 litres d’eau (c’est-à-dire que les 5 milliards 130 millions de litres de bière produits absorbent presque 18 milliards de litres d’eau) -, la surexploitation des aquifères et des fleuves, la pollution des nappes phréatiques, le dérèglement climatique, la pression urbaine et l’expansion incontrôlée des zones urbaines, contribuent à la raréfaction du liquide vital, à l’intensification des périodes de sècheresse –, qu’a subie même la Californie, pourtant l’état le plus riche des États-Unis – et à l’altération du cycle de l’eau. C’est, en partie, un problème de rareté, à mesure que la distribution naturelle du liquide vital affecte les territoires aux climats arides et semi-arides, mais aussi – dans une grande mesure – c’est un problème de technique et de gestion. Rien que dans les aires méga-métropolitaines de la Ville de Mexico et de Guadalajara un tiers de l’eau fournie est gaspillée. Alors que dans la nation aztèque se concentrent 2% des utilisateurs du service, l’industrie minière a consommé environ 437 millions de mètres cubes en 2014. Pour toutes ces raisons le jour n’est pas loin où tout cela contribuera à l’émergence de famines et à l’intensification des tensions régionales et internationales.

D’importants conflits violents ont lieu dans le monde, dans le Golf du Bengale (Inde), dans le bassin du Zambèze, c’est aussi le « drame du bassin de la Volta », les « batailles du Mali » et la « tragédie du Nil », les quatre en Afrique. À cela s’ajoutent des conflits en puissance dans de vastes régions proches des fleuves Nil, Euphrate, Indus, Ganges et Colorado – aux États-Unis pour ce qui est de ce dernier. Le Mexique n’est pas épargné, car dans la région sèche de l’état du nord, le Sonora, s’annoncent aussi des conflits et des pénuries ; ainsi que dans la région lacustre de Cuitzeo, dans l’État du Michoacán.

La nation aztèque est confrontée sur 83% de son territoire à des problèmes de sècheresse de gravités différentes. En outre des statistiques révèlent qu’environ 41 millions de Mexicains n’ont pas accès à la fourniture de ce liquide vital dans leur vie quotidienne ; et 8,5 millions d’habitants n’ont pas d’accès aux réseaux d’eau potable.

Le mantra du fondamentalisme du marché– diffusé depuis trois décennies par des organismes internationaux tels que la Banque Mondiale – n’est pas la solution face à la rareté de l’eau potable dans le monde. La privatisation de l’eau et de ses services d’approvisionnement ne font qu’aggraver l’exclusion sociale autant dans les grandes villes que dans les régions rurales. Pire encore les processus de placements en bourse, entrepris depuis décembre 2020 sur les marchés des futurs de Wall Street, qui considère l’eau comme une matière première, accentueront les mécanismes d’exclusion et concentreront les bénéfices aux mains de quelques-uns – principalement des grandes banques et de grands fonds d’investissement. Il est donc essentiel de comprendre le caractère géostratégique de l’eau et sa place cruciale dans l’engrenage du modèle d’accumulation dominant.

Tant que ne sera pas modifié radicalement le modèle de production et de consommation (des petites actions au sein des foyers jusqu’aux changements radicaux dans les organismes d’approvisionnement et les grandes entreprises de pillages) le capitalocène continuera à ponctionner l’eau partout, sans compter les besoins des populations proches des mines, des maquiladoras, des brasseries, et autres activités productives dévastatrices. Il est donc urgent de déclarer l’eau bien public global et de garantir sa distribution comme droit humain fondamental. La solution ne passe pas par l’initiative privée car, contrairement à la croyance répandue que celle-ci garantit un usage rationnel et encadré du liquide vital, éloigné de la spéculation et du gain, – elle est enracinée dans les structures de pouvoirs, de richesse et de domination. Elle est l’origine du problème pour ce qui est de l’inégalité de l’accès et de la jouissance de l’eau.


Isaac Enríquez Pérez est chercheur, écrivain et auteur du livre La Grande réclusion et les méandres socio-historiques du coronavirus. Peur, dispositifs de pouvoir, tergiversation sémantique et scénarios prospectifs

Traduction française : Françoise Couëdel.

Source : https://www.alainet.org/es/articulo/211540.

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