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DIAL 3595

PÉROU - Télégramme urgent : vacance du pouvoir ou transformation ?

Nicolás Lynch

mardi 30 novembre 2021, mis en ligne par Dial

Dans ce texte publié par Otra Mirada le 18 novembre 2021, Nicolás Lynch analyse la difficile situation actuelle du gouvernement de Pedro Castillo, élu le 6 juin et au pouvoir depuis le 28 juillet, et imagine trois scénarios pour les semaines et les mois à venir.


Si j’écris ce qui suit, c’est parce que je suis surpris par le peu de conscience que j’observe, notamment parmi les forces progressistes, à propos de la situation actuelle du pays et de la gravité de ses conséquences.

Le défi auquel font face le gouvernement de Pedro Castillo et, avec lui, les forces qui le soutiennent avec plus de moins de réticences, c’est d’affronter le présent pour mener le Pérou à une transformation démocratique qui nous permette de surmonter la situation laissée par 30 ans de néolibéralisme. Nous ne pouvons rester dans l’état où nous sommes, ce à quoi aspirent la droite et l’extrême droite, ainsi que quelques naïfs qui y trouvent leur confort. La pandémie, qui a apporté la faim et une très grave crise sanitaire, s’est ajoutée à la crise déjà existante : la crise du régime néolibéral, économique et politique, qui témoigne d’un modèle de gouvernement et de production épuisé, du moins dans un condition un minimum démocratique. Telle est la situation de crise systémique dans laquelle l’ordre actuel se retrouve nu face à l’état d’extrême précarité vécu par les plus pauvres et à cette plaie nommée corruption.

On voit clairement que l’issue politique qu’a représentée à un moment l’élection surprise et le gouvernement de Pedro Castillo qui en a résulté est maintenant dans l’impasse. Les causes, par ordre d’importance, en sont les suivantes : la résistance obstinée de l’extrême droite, qui a pris les commandes dans l’opposition, à ce que Castillo gouverne et l’incapacité du président, de sa garde rapprochée et du parti qui l’a porté au sommet d’être effectivement aux commandes. Cette conjugaison d’obstination et d’incapacité a mis le gouvernement sur la défensive.

Cette position défensive laisse entrevoir, à très court terme, à court terme et – espérons-le – à moyen terme, trois scénarios possibles. Le premier, le moins souhaitable mais, jusqu’à présent, le plus probable, est la vacance du pouvoir. Le scandale quotidien créé par l’extrême droite, avec une équipe de production très bien organisée, ne reçoit pas, à ce jour, de réponse appropriée du gouvernement, soit parce qu’elle révèle de graves incohérences chez ce dernier, soit parce qu’il lui manque la force et la carrure politiques nécessaires pour passer à la contre-offensive. Cela a abouti, dès avant son arrivée au pouvoir, à une usure rapide qui le place régulièrement au bord de la rupture. La vacance du pouvoir est un scénario à dénouement rapide et, si Castillo ne reprend pas les choses en mains, les choses vont mal se terminer. Pourquoi la vacance du pouvoir ne survient-elle pas plus vite ? Parce que la droite n’est pas sûre du lendemain. Elle n’est pas sûre de pouvoir gouverner seule le pays. La dernière fois, avec Merino [1], elle a tenu quatre jours, après le coup d’État parlementaire. Aujourd’hui, la droite ignore combien de temps elle pourrait tenir car, à sa manière, elle sait aussi que cette « démocratie restreinte » est arrivée à épuisement.

Le deuxième scénario est celui de la domestication ou « humalisation » [2], comme certains la désignent, à laquelle Castillo résiste pour l’instant. C’est le deuxième des meilleurs scénarios pour la droite, dans le cas où le premier ne se réaliserait pas. Elle a déjà vécu l’expérience de la domestication avec Ollanta Humala, autrement dit, elle connaît le sujet, même si les situations ne sont pas les mêmes. La domestication tente aussi une partie du gouvernement parce qu’elle suppose de durer aussi longtemps que possible et ainsi de se maintenir au pouvoir. Dans ce cas, la dynamique consiste à faire des concessions, petit à petit et en limitant les changements, jusqu’à ce que le président et son gouvernement finissent comme des marionnettes de l’ordre établi. Le mantra de ceux qui soutiennent cette voie est la gouvernance. Que peut signifier la gouvernance pour ceux qui veulent simplement durer ? Être digestes pour la droite, sans changer aucun élément clé de l’ordre néolibéral.

Le troisième scénario est celui de la recomposition et du passage à l’offensive. C’est le scénario souhaitable, mais c’est le plus difficile. Il suppose l’union des forces de gauche et du centre progressiste en un bloc divers incluant Perú Libre, pour mener une politique d’alliance et de lutte aux côtés du gouvernement, pour le relancer si ce dernier le permet et répondre aux demandes urgentes de la population, qui appellent à s’engager sur la voie de l’assemblée constituante. Si cela n’était pas possible, pour une raison quelconque, il faudrait descendre dans la rue pour exiger ces transformations que demande le pays pour réunir la force nécessaire et pouvoir faire face à n’importe quelle situation par la suite.

La voie chaotique suivie par Castillo met en lumière la nécessité d’applaudir ce qui est bien et de dénoncer ce qui est mauvais, ainsi que d’acquérir une capacité d’accumulation indépendante. L’urgence qu’il y a à transformer le Pérou, devenue évidente avec la crise actuelle, va demeurer à court et moyen terme, mais ne durera pas toujours. Pour cette raison, il est très important d’apprendre de cette expérience afin qu’aujourd’hui ou un peu plus tard nous empruntions un autre chemin pour la démocratie péruvienne.

Pour tout ce qui précède, j’affirme que l’alternative n’est pas entre la vacance du pouvoir et la gouvernance, comme disent certains, mais entre la vacance du pouvoir et la transformation, pour ne pas continuer avec le disque rayé que nous connaissons.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3595.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Otra Mirada, 18 novembre 2021.

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[1Manuel Merino de Lama a été président de la République du 10 au 15 novembre 2020, après la destitution de Martín Vizcarra par approbation de la motion de vacance, le 9 novembre 2020 – note DIAL.

[2Du nom de l’ancien président Ollanta Humala (2011-2016) – note DIAL.

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