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DIAL 2577

AMÉRIQUE LATINE - « Jamais plus une église sans nous »

Eleazar López Hernández

mardi 16 juillet 2002, mis en ligne par Dial

Du 6 au 11 mai 2002 s’est tenu à Asunción, Paraguay, le IVème Colloque de théologie indienne, dont la thème était emprunté à la culture des Guarani : « Vers une terre sans mal ». Il a réuni de nombreux représentants des peuples indigènes de différents pays d’Amérique latine. À cette occasion, DIAL a réalisé un entretien exclusif avec Eleazar López Hernández, du peuple zapotèque, principal leader de ce mouvement de théologie indienne latino-américaine.


Dial : On dit que les peuples indigènes n’ont pas d’avenir dans le monde moderne, dans ce monde néolibéral qui détruit les valeurs de vos cultures et les modes de vie indigène. Que pensez-vous de cette façon de voir ?

Eleazar López Hernández : Ce n’est pas la première fois que l’on affirme que les peuples indigènes n’ont pas d’avenir. Il y a 500 ans, avec l’arrivée du monde occidental sur ces terres, il y eut ceux qui firent le projet d’anéantir ces peuples comme ce fut le cas dans le Nord, - États-Unis et Canada -, ils les rayèrent de la carte, s’approprièrent leurs ressources et les déplacèrent. Il y eut ceux qui atteignirent le Sud et défendirent le même point de vue : supprimer la population indigène pour installer une nouvelle population venue de l’autre côté de l’océan.

Dans les autres endroits, où les indigènes n’ont été admis qu’à condition d’être réduit quasiment en esclavage - les encomiendas -, on pensait également que ces peuples n’avaient pas d’avenir. Cinquante ans après la conquête, l’Église accepta également cette situation, car la population indigène avait terriblement diminué. En quelques années elle ne représentait déjà plus que 10 % de la population totale, de telle sorte que l’Église crut aussi que les peuples indigènes n’avaient pas d’avenir.

C’est pourquoi elle a abandonné ses premiers projets missionnaires où l’on parlait d’Églises indiennes. Cependant, les peuples indigènes, réduits à leur expression minimale de « reste de Yavhé », ont continué, et maintenant, après 500 ans, la population indigène émerge de nouveau au grand étonnement de ceux qui avaient soutenu qu’elle n’avait plus d’avenir. À présent, elle lutte pour exiger sa place dans toute la société et dans toutes les Églises. Le projet néolibéral, avec sa nature excluante, soutient aussi qu’il n’y a pas d’avenir pour les peuples indigènes, et que la population qui subsiste s’achemine vers la mort, vers l’ethnocide et le génocide auxquels pousse ce projet. Cependant, nous qui faisons partie des peuples indigènes pensons que la population indigène est la semence d’une réalité nouvelle, d’un monde nouveau, d’une humanité nouvelle. Comme le dit le pape Jean-Paul II dans son discours de 1993 dans le Yucatan (Mexique), à la population indigène : « Vous êtes ceux qui vont évangéliser ce continent parce que vous avez maintenu vos valeurs, vos traditions. Vous êtes la lumière du monde, le sel de la terre. » Et nous le croyons fermement nous qui faisons partie des peuples indigènes et des Églises, nous qui sommes engagés dans la marche de notre peuple.

Dial : Quelle est la source de cette résistance des peuples indigènes, quelle est la source de ce renouveau ?

E.L.H. : La source principale de la résistance de ces peuples, c’est la conscience d’avoir été semés sur ces terres par Dieu lui-même. Dieu nous a mis sur ces terres, il nous y a mis pour que nous les gardions et il nous a faits avec les matériaux de cette nature. Nous faisons partie de cette nature. La terre est notre mère. Cette conscience que notre origine a quelque chose à voir avec Dieu, avec cette terre, nous fait sentir un appel spécial à recréer, à reconstruire ce monde, cette terre.

Le grand mythe des peuples guaranis, sur lequel nous avons réfléchi au cours de cette rencontre, nous parle précisément de cette conscience de nos peuples. Nous allons à la recherche de la « terre sans mal ». Cette terre, telle qu’elle est à présent, est une terre marquée par le mal, mal que provoquent ceux qui nient le projet de Dieu pour l’humanité et pour la planète entière. Nous nous sentons responsables de ce monde et, à cause de cela, nous croyons que nous devons vivre pour que vive la terre, et nous sommes aussi disposés à mourir pour que vive la terre, pour que nous vivions tous. Cette conscience si profonde que nous, les peuples indigènes, nous avons de notre responsabilité envers le monde, envers la société qui nous environne, c’est ce qui nous pousse à continuer notre marche, à continuer notre lutte, malgré les embûches, malgré les difficultés qui sont sur le chemin. Très peu de personnes non indigènes comprennent cette lutte de nos peuples car ils ont une autre mentalité, ils voient la nature d’une autre manière, ils la voient comme une marchandise, comme un moyen de production pour créer du profit. Mais nous, les peuples indigènes, nous voyons la nature comme une partie de nous-mêmes, un don de Dieu, comme un lieu où nous devons construire le projet de vie que Dieu nous a donné. Dans cette perspective sacrée d’harmonie avec le monde, nous essayons de ne pas agresser la nature, nous essayons de créer des relations de famille avec les autres êtres vivants et, avant tout, avec les êtres humains.

Dial : On peut dire qu’il ne s’agit pas d’une résistance armée, du moins pas principalement, mais d’une résistance spirituelle.

E.L.H. : Fondamentalement, c’est une résistance spirituelle. C’est une résistance que nous pourrions dire symbolique, mythique. Il s’agit d’affronter le monde avec notre parole durable, notre parole solide face au monde du chaos qui se crée, avec une proposition de création nouvelle. Cela a donné lieu aussi à des affrontements, y compris armés, comme celui du Mexique où il est évident qu’il y a une lutte armée. Et il y a d’autres lieux où nos frères indigènes se sont mis sur le pied de guerre et sont prêts à mourir pour les idéaux qu’ils soutiennent, mais ce n’est pas ce qui prévaut, ce qui domine, dans les façons de voir du monde indigène. Nous avons connu beaucoup d’années de résistance passive, au sens de dire oui à beaucoup de choses de la société qui nous entoure, mais en même temps de dire non à ce qui est fondamental. Le fait même d’être différent, de parler une autre langue en dépit de ce qui nous est toujours imposé dans la culture dominante est un acte de réaffirmation de notre identité. Nous ne sommes pas d’accord avec le point de vue dominant, avec cette perspective agressive qui existe dans le monde néolibéral. C’est une résistance qui est fondamentalement spirituelle, résistance pacifique mais qui, à certains moments, peut aussi conduire - et de fait conduit - à une résistance très active, avec la recherche de solidarités avec d’autres secteurs, et qui peut aussi inclure une résistance armée ou, comme cela est arrivé chez d’autres peuples, peut mener à un acte de suicide collectif, ce qui revient à dire : « si vous ne nous donnez pas la place que nous méritons, vous nous poussez à la mort ».

Dial : Comment les Églises voient-elles cette situation ? Que pensent-elles de l’usage qui est fait des mythes et des rites indigènes avec la foi chrétienne ?

E.L.H. : Les Églises, et concrètement l’Église catholique, ont eu, dès le commencement, de très grandes difficultés à comprendre le monde religieux de nos peuples. En effet, la mentalité avec laquelle a été conduite l’évangélisation implique une dose très grande d’intolérance et un certain fondamentalisme, à savoir que l’unique vérité, l’unique religion véritable, l’unique parole définitive est celle qui est dans les Églises, et dans l’Église catholique. Cela exclut automatiquement toute possibilité d’inclure ce qui est différent, c’est-à-dire, dans notre cas, le monde indigène. Cette difficulté est apparue dès le début de l’évangélisation il y a 500 ans, bien qu’il y eût des missionnaires qui avaient compris l’importance du dialogue. Cependant, on abandonna ensuite très rapidement cette ouverture : après cinquante ans, les propositions missionnaires du début en faveur d’Églises indiennes furent abandonnées. C’est alors que furent mises en place les structures d’une Église coloniale, telle que nous là connaissons aujourd’hui, qui excluaient déjà la possibilité de prêtres et de clercs indigènes. C’est une des raisons pour lesquelles il n’y a pas d’Églises autochtones à proprement parler. La présence étrangère continue d’être forte dans notre Église. L’Église d’Amérique latine continue d’être considérée comme une Église étrangère, parce qu’elle n’a pas été confiée aux mains des indigènes. Actuellement, on se pose de nouveau la question du rôle de l’Église et de son attitude face au monde indigène et aujourd’hui les efforts de dialogue et d’écoute du peuple indigène ont repris. Il y a un changement assez grand dans l’Église catholique et aussi dans les Églises évangéliques. On perçoit la nécessité d’inculturer la foi, ce qui implique un dialogue profond de la foi chrétienne avec les projets de vie et le monde religieux de nos peuples. Ceci n’a pas été tellement facile parce que les structures théologiques utilisées sont encore très rigides et on ne sait pas comment traiter la parole indigène. L’idée qu’il y a, au sein des peuples indigènes, une présence de Dieu, une révélation et une inspiration de Dieu dans les aspirations de ces peuples à la vie, rencontre de fortes résistances. Certains évêques accompagnent et sont tout à fait capables de bien comprendre ces choses, mais d’autres évêques regardent de haut ces réalités qui leur font peur. Ils les voient comme un retour au paganisme, comme de l’idolâtrie incompatible avec la foi chrétienne. Au cours des rencontres de théologie indienne, nous nous efforçons de montrer qu’il n’y a pas d’incompatibilité mais une harmonie très forte entre ce que proposent les peuples indigènes et ce que propose la foi chrétienne. Jésus-Christ est parfaitement compatible avec le projet de vie des peuples indigènes et il prend place dans l’univers spirituel de nos peuples. Il ne pose pas problème. Le problème vient de ceux qui se comportent de façon intransigeante, fondamentaliste, dans toutes les Églises.

Dial : Peut-on espérer qu’il y aura un jour une Église indigène, une Église autochtone ?

E.L.H. : Je pense que oui. C’est non seulement ce que nous espérons mais aussi ce que nous construisons peu à peu. C’est ce qui se fait parmi nos peuples indigènes. Dans le passé, la construction d’une perspective autochtone pour nos Églises, du moins parmi les peuples indigènes, a été visible dans le phénomène appelé religion populaire.

C’est quelque chose d’un peu parallèle à l’évangélisation officielle qui a implanté des schémas rigides sur le plan de la liturgie, des ministères, de la vie sacramentelle de la foi chrétienne. Le peuple a élaboré d’autres façons de faire plus populaires, incluant plus de symboles, unissant ce qui lui est propre avec ce qui est chrétien, avec ce qui venait de l’extérieur. C’est ce que nous appelons religion populaire. C’est ce qui existe actuellement et c’est ce que vit une grande partie des personnes non seulement indigènes mais aussi non indigènes. Cette façon de faire aboutit à quelque chose qui ressemble aux deux rails sur lesquels roule un même train : ils sont l’un à côté de l’autre mais ne se rejoignent jamais. Nous disons aujourd’hui : il est possible de nous rejoindre pour qu’il y ait non plus deux réalités parallèles mais une seule réalité, et que, tant l’Église officielle et institutionnelle que le vécu de nos peuples, soient un. C’est ce que doivent être les Églises autochtones qui se construisent en de nombreux lieux. Comme les zapatistes l’ont déclaré : « Jamais plus un Mexique sans nous », nous pouvons dire : « 

Jamais plus une Église sans nous ». Cela implique l’appropriation indigène de la conception de l’Église, de la théologie, des sacrements, des ministères, et cela va produire des Églises autochtones, des Églises entre les mains des indigènes, des Églises avec des façons de voir et de faire provenant des peuples indigènes. La canonisation de Juan Diego au Mexique est d’une certaine façon la canonisation de la voie indigène vers l’Église. Reconnaître que Juan peut-être est saint, c’est reconnaître la sainteté du chemin que les peuples indigènes suivent actuellement.

C’est reconnaître que Juan Diego est saint non parce qu’il est devenu chrétien mais parce qu’il a la sainteté qui provient du monde indigène. Il a été mentalement structuré par le monde indigène. Quand il rejoint l’Église, c’est un homme formé, un homme avec une dignité humaine, une sainteté humaine qui lui a permis de comprendre et d’accepter à partir de sa culture indigène la foi chrétienne. La Vierge de Guadalupe est la synthèse du monde indigène et du monde chrétien. Canoniser Juan Diego, c’est reconnaître la valeur et la légitimité de cette voie indigène vers l’Église et la foi chrétienne. En ce sens, je crois que nous pouvons penser qu’il y aura bientôt des Églises réellement autochtones.

Dial : Vous avez dit que la théologie indigène a un message pour les autres peuples. Quel est ce message pour nous, y compris nous les Européens ?

E.L.H. : Quand nous disons cette parole, ce n’est pas pour l’imposer à tout le monde. La parole indigène est toujours une parole qui s’efforce d’être respectueuse des autres. Notre parole entre dans le concert des autres paroles. Elle indique comment nous cueillons les fleurs des différents lieux. Il s’agit de la fleur d’un jardin, le jardin des peuples indigènes ; elle peut être mise ensemble avec la fleur du jardin de l’Europe et d’autres lieux d’Asie, d’Afrique, et ceci peut conduire à faire un bouquet quand les autres accepteront d’incorporer cette parole comme nous-mêmes nous acceptons d’incorporer la parole des autres.

La réalité indigène est aujourd’hui une réalité qui a déjà intégré la parole qui vient de l’extérieur. Nous n’avons pas de difficultés à dire que nous acceptons la parole authentique qui nous vient d’autres lieux. La parole indigène aujourd’hui est perçue par d’autres secteurs comme la possibilité de rencontrer leur propre parole, de se voir au plus profond de leur être. Je crois que c’est la contribution que nous pouvons apporter aux autres. Dans la mesure où notre parole est authentique, où elle sort de notre cœur, du plus profond de notre être, elle est une parole qui aide les autres. Je crois que le christianisme nous donne à comprendre cela. La parole d’un peuple si petit comme l’est le peuple hébreux d’où provient Jésus, lui qui vient de Bethléem, de Nazareth, de la périphérie de ce monde, cette parole si simple est devenue le paradigme qui a inspiré la parole et la vie de peuples très éloignés parce que c’est une parole qui vaut en raison de ce qu’elle est qualitativement et non en vertu de sa force rationnelle : elle est l’expression d’une vie authentique.

Au Mexique, nous avons beaucoup insisté sur le fait que nous prétendons être des gens de la parole, non de paroles au pluriel, de beaucoup de paroles, mais de la parole, c’est-à-dire d’une parole que nous soutenons avec notre vie, qui exprime notre vie, qui nous exprime.

Cette parole vraie interpelle nécessairement les autres gens. La contribution des peuples indigènes est que les autres se voient, se rencontrent et que, se rencontrant, ils se rendent compte qu’ils ont, au fond, la même parole que les peuples les plus petits, les peuples simples, parce qu’ils se rencontrent avec leur cœur et leur intériorité, et ceci leur permet de se rencontrer dans leur humanité essentielle. La parole indigène résonne très fortement aujourd’hui parce qu’elle parle de cette essence humaine, de ce que nous sommes au plus profond de notre être. Les peuples, y compris les plus anciens comme les nomades, ont découvert dès le début que nous faisons partie de cette nature, que nous sommes des fils de cette terre, que nous sommes faits de l’humus, de la bonne terre. Nous sommes humains car nous faisons partie de cet humus. Ceci ne nous dégrade pas, bien au contraire : notre dignité est de faire partie de l’ensemble de la création. Mais en même temps, nous faisons partie de Dieu, qui nous donne son souffle, son esprit. Nous sommes fils et filles de Dieu. Découvrir ces vérités fondamentales nous donne la possibilité de nous reconstruire comme personne et de reconstruire ce monde. Tel est le grand message du monde indigène : nous faisons partie de la nature, nous sommes fils de la nature, fils de la terre mère, et nous faisons partie de Dieu, nous sommes fils de Dieu, nous sommes frères entre nous, nous sommes communauté, nous sommes peuple de Dieu, ce que dit aussi finalement le message chrétien. Dans la mesure où nous revenons à l’essentiel, nous tous les humains, nous nous rencontrons.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2576.
 Traduction Dial.

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