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DIAL 2601

AMÉRIQUE LATINE - Une autre vision du monde. Déclaration des indigènes contre la Zone de libre-échange des Amériques

dimanche 1er décembre 2002, mis en ligne par Dial

Le 1er novembre a pris fin à Quito, Équateur, une réunion des ministres des affaires étrangères et du commerce extérieur des pays d’Amérique pour continuer la préparation de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), espace de libre circulation commerciale devant recouvrir tout le continent américain à l’horizon de 2005. À cette occasion, de très nombreuses manifestations ont eu lieu à Quito. Des mobilisations de plus en plus amples contre ce projet ont d’ailleurs lieu dans les différents pays d’Amérique latine depuis quelques mois. Une voix mérite d’être particulièrement entendue dans ce concert d’oppositions : celle émanant de représentants des peuples indigènes. Ci-dessous, on trouvera la déclaration faite par diverses organisations indigènes d’Amérique latine, le 28 octobre à Quito. On y trouvera non seulement les arguments habituellement avancés contre la ZLÉA, mais aussi une expression particulièrement caractéristique de la culture indigène.


De Quito, royaume du soleil vertical, nous, descendants des premières nations d’Abya-Yala [1], tenons à exprimer notre point de vue face à la Zone de libre échange des Amériques (ZLÉA), nouvel instrument de spoliation, de génocide et d’ethnocide sur les territoires sacrés qui sont les nôtres.

Nous représentons des nations et des peuples indigènes héritiers de ceux qui furent les premiers occupants de ces terres il y a plus de 40 000 ans, sur ce continent dont nous sommes aujourd’hui la caution morale.

Nous avons appris que vous, représentants des différents États, avez conçu un dénommé projet d’intégration pour l’Amérique latine, sans que nous, amphitryons, premiers habitants de ces terres, en ayons été prévenus, encore moins consultés. C’est pourquoi votre seule présence nous paraît indésirable et suspecte. Nous savons qu’aux États-Unis, qui se croient les maîtres du monde, s’échafaude en secret un plan dont le but est de favoriser les multinationales américaines et quelques entrepreneurs locaux.

Nous savons que ce plan entraînera de grandes destructions dans l’environnement ; nous, les peuples indigènes, nous serons de nouveau délogés de nos propres territoires, contraints d’accepter la privatisation de l’eau et l’utilisation généralisée des produits transgéniques ; les droits des travailleurs et les conditions de travail vont en pâtir ; les conditions de vie et l’état de santé des populations se dégraderont à cause de l’essor et du durcissement des privatisations des services sociaux ; beaucoup de petites et moyennes entreprises en survie feront faillite ; les droits démocratiques reconnus à la société seront encore plus limités ; la grande pauvreté, les inégalités et l’injustice augmenteront ; les cultures ancestrales et les valeurs éthiques qui nous restent disparaîtront ; enfin, les États nationaux finiront par être démantelés et devenir des colonies soumises.

De quelle intégration voulez-vous parler si l’exécution de vos plans doit entraîner notre désintégration et notre élimination, si votre projet est fondé sur la concurrence, le désir d’accumuler et l’appât du gain à tout prix, l’injustice, le mépris envers nos peuples et nos cultures, et la volonté de nous faire tous entrer dans le moule du marché et du consumérisme, si vous ne respectez pas le lien premier et fondamental qui lie tout être humain avec notre mère nourricière ?

Nous sommes venus vous parler au nom de toutes les vies, mais surtout de celles qui ont disparu. Nous sommes venus vous parler des êtres qui peuplent l’eau, la montagne et la forêt, des êtres de la fécondité, des êtres des semences, des êtres de la récolte, des êtres de l’abondance, de tous les êtres qui, comme nous, se sentent menacés par votre "plan d’intégration". En réponse à votre décision de conclure la ZLÉA, nous voulons soulever les points suivants, qui constituent notre mandat :
Nous réaffirmons notre autonomie et nos libertés territoriales, culturelles, politiques et gouvernementales et, en conséquence, nous réitérons notre résistance millénaire à la conclusion de la ZLÉA. Nous déclarons aux chefs d’État de notre continent que pour nous, les premières nations d’Abya-Yala, c’en est assez de ces 510 années de pillage et d’exclusion.

Rejeter le modèle qui exploite l’homme et la nature d’une manière irresponsable à l’égard des générations futures. Nous, peuples indigènes, refusons l’existence de brevets et autres droits de propriété privée qui portent sur la vie et les connaissances traditionnelles parce que, à nos yeux, ces dernières ont un caractère collectif, inaliénable, permanent d’une génération à l’autre, et sont liées à l’existence même de nos territoires ancestraux. Pour cette raison, nous, peuples indigènes, avons décidé de ne pas nous prêter au jeu de la concurrence dans le système de marché mondialisé.

Exiger le droit à la possession et l’administration des ressources naturelles, de la biodiversité et des connaissances ancestrales et, dans l’éventualité d’une exploitation de ces ressources, après consultation des peuples intéressés, à une répartition équitable des bénéfices, notamment des ressources génétiques pures et dérivées auxquelles nos connaissances, innovations et pratiques contribuent.

Affirmer l’amour, le respect et la vénération que nous portons à notre Pachamama, à notre Mère nourricière et, à travers elle, l’amour, le respect et la vénération que nous portons à tous les êtres vivants. « La Terre est notre mère. Tout ce qui touche la Terre touche aussi ses enfants. Voici ce que nous croyons : la Terre n’appartient pas à l’homme, mais l’homme appartient à la Terre. » Réclamer le droit naturel et inaliénable de récupérer et conserver les territoires qui sont les nôtres et de revendiquer les territoires dont nous avons été dépouillés, ainsi que de décider librement de leur utilisation ou leur mise en valeur. Sans terre, point de vie ; sans territoire, point d’intégration. Conserver nos formes de gestion des ressources naturelles et la relation étroite que nous entretenons avec notre Terre nourricière et avec ses esprits qui sont une garantie non seulement pour nous, mais aussi pour tous les êtres vivants, pour toute la société occidentale qui a déjà oublié d’où elle vient.

Affirmer les valeurs issues de notre union avec la Terre nourricière : liens de fraternité - et non de concurrence - avec tous les êtres humains, sentiments de sollicitude et de compassion pour tous les êtres humains, pour la pierre et le porte-musc, pour le vent et la fleur.

Réaffirmer et respecter notre tradition et notre vision du monde héritées de nos ancêtres : telle qu’on l’entend aujourd’hui dans la langue des non-indigènes, la notion de propriété foncière n’existe pas. Nous, nous disons plutôt que la mère nature nous pourvoit en fruits qui proviennent de la terre, de la montagne, des vallées, de la forêt, des rivières, des versants, des cascades, des lacs.

Ce droit, une communauté le gagne contre une autre, un peuple contre un autre, grâce à sa connaissance des secrets que cèle son territoire et qui lui sont familiers. Pour cela, il faut d’abord entrer en harmonie avec les forces et les esprits qui l’animent. Consolider les liens d’unité et de solidarité entre nos organisations indigènes et avec les différents secteurs du monde, et empêcher à l’intérieur de chacun des États nationaux que le gouvernement entreprenne de signer la ZLÉA.
Maintenir les règles de comportement avec la terre, la montagne, la forêt qui s’apprennent par l’observation, la tradition orale, les rêves et les chants sacrés, des règles qui nous ont permis de survivre parfois dans un milieu aussi fragile que la forêt peut l’être, mais sans lui nuire. Il faut pour cela entrer en harmonie avec la nature et avec la force et l’esprit qui l’animent. Voici quelques-unes de ces règles :

Sens communautaire :

Le bien-être social de nos communautés repose sur le principe de réciprocité, de complémentarité et de solidarité. En vertu de ces principes, lorsque nous possédons un territoire, celui-ci appartient à la population, et les parcelles cultivées sont du domaine des familles élargies. Combien l’humanité serait différente si nous pouvions nous intégrer en une communauté de communautés.

Penser à long terme :

Nous mesurons le bien-être de notre peuple non seulement à ce que nous pouvons obtenir aujourd’hui, mais aussi à ce dont pourront jouir nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, et les enfants et petits-enfants de nos arrière-petits-enfants. C’est pourquoi nous avons conservé dans la forêt, par exemple, des zones préservées qui ne font l’objet d’aucun usage intensif, voire carrément d’aucune utilisation. Ces réserves servent de refuge à la faune sauvage, qui alimente nos zones de chasse, de culture et de pêche.

Adopter les technologies appropriées :

Nous construisons et entretenons des terrasses, cultivons sans produits chimiques, enrichissons les sols en pratiquant l’assolement ; nous renforçons le monde agricole face aux fléaux et aux impondérables de la nature ; nous adoptons des formes renouvelables et non polluantes de production d’énergie ; nous réfléchissons à la possibilité d’adopter des ressources énergétiques renouvelables et non polluantes comme le biogaz ou l’énergie solaire. Nous sommes ouverts aux apports technologiques d’autres peuples du monde s’ils n’altèrent pas radicalement notre environnement. Et nous sommes disposés à partager le savoir qui nous vient de nos ancêtres.

Sentiment d’humanité :

Ce sentiment communautaire que nous avons en commun chez nos peuples fondateurs, nous voudrions l’étendre à toute l’humanité. Ce sentiment d’appartenance à la Terre nourricière, nous voudrions qu’il soit vécu par tous les êtres humains. Que nous prenions tous conscience du fait que « ce n’est pas l’homme qui a assemblé l’écheveau de la vie, mais qu’il n’en est qu’un fil parmi d’autres. Tout ce qu’il fera de cet écheveau aura des conséquences pour lui-même. » Nous demandons haut et fort que tous les écosystèmes demeurent à l’abri de la pollution. Seul celui qui ne ressent aucun sentiment d’appartenance, qui ne se sent pas intégré à notre Mère nature, est capable de la violenter. Pour cette raison, nous avons aussi pour mandat de lancer un appel à l’unité entre les peuples.

En conséquence, nous adressons les exigences suivantes aux États et gouvernements du continent :

Respecter l’engagement pris à l’échelle internationale par les États à l’égard des peuples indigènes, notamment le droit, pour ces derniers, d’être consultés avant que soient prises des décisions pouvant les affecter et les lier, par exemple, à des accords commerciaux.
Ne pas répéter l’erreur historique de l’invasion et de la conquête européennes, qui a conduit à la catastrophe et à la mort des premiers peuples d’Amérique.

Prescrire, maintenir et reconnaître dans les faits le statut juridico-constitutionnel et l’identité ethno-culturelle, sociale, économique et territoriale des peuples indigènes.

Réparer - et en indemniser les victimes - les dommages imputables au génocide, à l’ethnocide et à l’écocide commis par les Blancs d’Europe et d’Amérique du Nord à travers leurs gouvernements, entreprises, églises, et sous d’autres formes d’exploitation et de domination.

Démilitariser les territoires indigènes et en faire partir les forces armées, mettre fin au déplacement des populations indigènes de nos territoires, ainsi qu’aux fumigations et aux menaces de bombardement. Exercer nos droits collectifs et humains définis dans différents accords, constitutions, conventions et traités nationaux et internationaux. Ainsi que dans nos programmes et plans de développement approuvés dans des assemblées indigènes nationales et internationales, comme le Plan d’action des peuples indigènes relatif au développement durable avalisé dans le cadre du Sommet du développement durable tenu à Johannesburg. Respecter l’engagement pris au sein d’organismes internationaux comme l’ONU et l’OEA (Organisation des États américains) d’accélérer la mise en œuvre du Projet de déclaration des droits des peuples indigènes et du Projet de déclaration des Amériques sur la base des faits dénoncés par les peuples indigènes.
Respecter l’intangibilité de nos territoires face à toutes les activités et entreprises qui exploitent des ressources et portent atteinte à l’intégrité culturelle et territoriale de nos peuples.

La mise en pratique de nos principes d’unité, de territoire, de culture et d’autonomie sera l’incarnation non seulement de nos intérêts d’indigènes, mais aussi de la souveraineté nationale, de la dignité de tous les peuples, de l’opposition à un traité d’annexion coloniale. Si nous savons résister, nous pourrons empêcher l’ethnocide annoncé. Plus que jamais, l’idée de résistance indigène prend toute sa valeur. Résister, c’est nous donner des gouvernements en propre et communautaires, contre la tentative de la ZLÉA d’en finir avec la souveraineté des peuples ; résister, c’est faire la justice qui est la nôtre, ouverte et transparente, contre les tribunaux d’experts qui se réunissent en secret pour condamner les pays ; résister, c’est défendre les territoires, le nom que leur ont donné des centaines de générations et leurs ressources naturelles contre la politique d’expropriation et d’usurpation dont la ZLÉA est porteur.

La force de nos ancêtres nous accompagne.

Rumiñahui, Túpak Katari, Camarao, Hatuey, Caupolican, Lempira, Túpak Amaru, Guaycaypuro, Atlacatl, Anacona, Carabito, Tehuelche, la Cacica Gaitana, Manuel Quintín Lame, Kimy Pernia, et tous les martyrs de la terre morts pour la terre, pour la dignité et la souveraineté de nos peuples nous montrent le chemin et constituent notre modèle et notre force. De même, la vigueur de nos propres formes de vie et de pensée montre qu’une autre Amérique est possible.

Et le jour où nous tous les êtres humains, toute l’humanité qu’abrite notre planète - y compris Bush - nous assurerons pleinement ce fait en conscience, alors naîtra un grand sentiment d’appartenance, d’intégration, de respect universel, dans une attitude de profonde vénération pour tout ce qui existe, pour tout ce qui nous entoure.

Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (CONAIE)

Conseil des Ayllus et Markas de Kollasuyo (CONAMAC, Bolivie)

Coordination des organisations indigènes du bassin amazonien (COICA)

Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB)

Mouvement de la jeunesse kuna de Panama

Organisation nationale des indigènes de Colombie (ONIC)

Organisation indigènes du Mexique

Organisation indigène du Chili


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2601.
 Traduction Dial.
 Texte (espagnol) daté du 28 octobre 2002.

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[1Nom donné au continent américain par les indigènes.

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