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DIAL 3002

EL SALVADOR - De la mara à la pandilla : des monstres aux citoyens

Émilie Ronflard

dimanche 1er juin 2008, mis en ligne par Dial, Émilie Ronflard

Émilie Ronflard est doctorante à l’EHESS (Paris). Elle vit et travaille à El Salvador depuis 2 ans et sa recherche de thèse porte sur les pandillas salvadoriennes. L’article que nous publions ci-dessous dénonce les préjugés et caricatures trop fréquentes et renouvelle les analyses proposées jusqu’à présent sur ce phénomène social [1].


Les représentations des pandillas [2] véhiculées par le gouvernement et relayées par les médias et la grande majorité de la population salvadorienne sont préoccupantes car elles tendent à déshumaniser ces groupes et les individus qui les composent. Elles considèrent les gangs comme des organisations mafieuses entièrement tournées vers le trafic de drogue et les extorsions ; et ses membres comme des monstres sanguinaires guidés par un amour de la violence gratuite.

Ces images autorisent des démonstrations de violence aussi variées que dangereuses. Ainsi, il n’est pas rare de voir fleurir sur les blogs ou sur les lèvres des salvadoriens des appels spontanés à l’extermination pure et simple des pandilleros. Ces appels ne restent pas toujours lettre morte puisque récemment encore un groupe d’extermination, en lien avec la police nationale et rappelant cruellement les agissements de la Sombra Negra [3], a été démantelé à San Miguel. La peur diffuse de la violence qui paralyse le pays entier sert de justification au gouvernement pour sa politique de répression incarnée par le plan « Super Mano Dura » [« Main de fer ».]] qui a conduit à des abus comme la détention d’individus pour le seul fait d’appartenir à une pandilla ou d’avoir l’apparence d’un pandillero, ou la loi antiterroriste, inspirée par les États-Unis.

La diffusion et l’entretien d’un sentiment de peur dans la population puis son usage politique, stratégie anti-démocratique propre à l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA) [4], augmente la marge de manœuvre du gouvernement, son pouvoir et son crédit, tout en lui garantissant une population plus aisément manipulable.

Les pandillas sont pourtant loin de former un groupe restreint et marginal construit hors de la société et de ses logiques. Ces groupes traduisent et illustrent au contraire toutes les transformations de la société salvadorienne depuis la fin de la guerre. Ils se positionnent à l’avant garde au niveau culturel en inaugurant la diffusion d’un style vestimentaire spécifique, d’une musique, d’une attirance et d’un rêve partagé autour de l’expérience migratoire. Ils représentent un style de vie a priori captivant qui attire et fascine au-delà du cercle des pandillas. Dans une société toujours marquée par un vieux conflit hérité de la guerre civile entre le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) [5] et le parti Alliance républicaine nationaliste (ARENA) [6], dans lequel peu de gens se retrouvent encore vraiment, et qui a laissé place à une course à la survie dans un contexte hostile, les pandillas semblent représenter une tentative avortée de retrouver des marques, une identité salvadorienne. Les premiers gangs formés aux États-Unis par les centraméricains cherchaient à consolider les liens communautaires pour former des groupes homogènes capables de se protéger contre les agressions extérieures et faciliter l’adaptation dans le pays d’accueil. Les pandilleros à El Salvador se réapproprient ce modèle pour recréer un sentiment identitaire salvadorien et lutter contre les difficultés socio-économiques rencontrées. Ce modèle rassemble car, paradoxalement, il renforce l’amour pour le pays tout en revendiquant ses influences états-uniennes et sa dimension transnationale. Or, c’est ce double mouvement vers l’intérieur et vers l’extérieur qui guide et forge l’ensemble de la jeunesse salvadorienne, et plus globalement la nouvelle identité nationale. Rien d’étonnant donc à ce qu’une partie de la jeunesse, chaque année plus nombreuse, rejoigne les rangs de la pandilla, d’autant plus qu’il n’existe pas de contre-modèle dans un pays qui n’offre qu’un horizon bouché marqué par la violence et la pauvreté.

Mais si la pandilla interprète un acte d’affirmation identitaire collective, l’usage de la violence en dénonce les limites. Cette violence accompagne une identité qui se créait par défaut. En effet, cette violence n’est pas porteuse de demandes ou d’espoirs, elle ne sert pas à conflictualiser des demandes, elle révèle davantage des frustrations, l’impossibilité d’accéder aux étapes naturelles de développement et de construction personnelle des individus au moment du passage à l’âge adulte du fait que la société entière est une société qui exclut. Cette société n’existe que par rapport, en référence à un autre pays, à une autre culture, et ce va-et-vient la façonne, la construit et forme un modèle culturel qui ne lui permet de se projeter que dans la dépendance, dans le manque.

Pourtant, cette violence n’est pas non plus gratuite. Le cercle vicieux de destruction de l’autre/du semblable sert à souder les liens entre les membres de la pandilla et à justifier l’existence de celle-ci en réaffirmant sa vocation à protéger un territoire. Chaque membre tué doit être vengé et permettre de « sauver la face », de rétablir l’honneur du groupe. L’assassinat d’un membre de la contraria [7] suscite la fierté et la reconnaissance de ses pairs. Pourtant, l’exercice de la violence destructive, de la violence punitive n’est pas une fin en soi pour les membres de la pandilla. Un nombre réduit de pandilleros prend réellement plaisir à réaliser ces actions punitives, même si les plus jeunes apprécient les décharges d’adrénaline que ces expéditions procurent.

La violence la plus significative est davantage instrumentale et vise à satisfaire les nécessités basiques et secondaires du groupe. En effet, si une minorité ne souhaite pas travailler, ce n’est pas le cas de la majorité qui peine à trouver un emploi. Ceux qui cherchent un travail se retrouvent souvent dans l’obligation de sortir du quartier et doivent alors affronter au quotidien la peur de se faire tuer par la pandilla rivale mais aussi la peur de la police et des groupes d’extermination ; et tout cela pour un salaire qui leur permet à peine de survivre. Les vols et extorsions sont alors perçus comme la seule alternative possible pour répondre aux besoins du groupe.

Par ailleurs, cette violence varie selon la clique [8]. En effet, il est faux de considérer la pandilla comme un tout uni alors qu’elle comporte une multitude de luttes internes de pouvoir et d’idées et que chaque clique présente des spécificités dans son fonctionnement. Ainsi, certaines cliques seront plus violentes que d’autres, certaines seront plus strictes envers leurs membres, alors que d’autres seront plus calmes et plus flexibles. La norme générale reste quand même la pratique d’actes délinquants qui vont de petits vols et d’agressions à des activités de petits dealers, au meurtre ou aux extorsions.

Cette violence des pandillas ne doit pas être isolée de la violence qui imprègne l’ensemble de la société salvadorienne car elle y est étroitement liée. Les pandilleros en sont les premières victimes, soit parce qu’ils en ont souffert dans leur enfance, soit parce que la violence de la police, des groupes d’extermination et des pandillas adverses ne leur laisse aucun répit et les condamne à vivre littéralement enfermés en liberté, dans la mesure où ils ne peuvent sortir du quartier sans mettre leur vie en danger.

Ces jeunes s’inscrivent donc dans un espace précis, le quartier, où ils ont grandi et d’où ils sortent peu. Les rues du quartier sont leur royaume, le seul endroit où ils se sentent connus, reconnus et acceptés. Ils se montrent parfois si concernés par la vie de quartier qu’ils prennent alors des initiatives constructives et éloignent ainsi l’idée que la répression est le seul chemin possible. J’ai par exemple été invitée à une réunion avec les principaux responsables de la clique d’un quartier et certains représentants locaux afin de discuter de la mise en place par les jeunes pandilleros d’une activité de nettoyage du quartier. Une autre clique proposait d’offrir un petit cadeau aux mères de famille du quartier à l’occasion de la fête des mères. Ces initiatives supposent bien sûr une volonté de renoncer à la violence afin de regagner la confiance des habitants. Elles traduisent une idée qui se diffuse dans certaines cliques et qui s’oppose aux présupposés des ONGs qui considèrent qu’elles doivent réinsérer le jeune en le sortant coûte que coûte de la pandilla. A la différence de ces ONGs, elles insistent sur le fait que le jeune ne doit pas être isolé de la pandilla car celle-ci constitue sa famille, tout en prônant la fin de l’exercice de la violence. Certains jeunes se présentent donc comme pandilleros non actifs, ou non violents et affirment qu’ils ont besoin de la pandilla pour se sentir intégrés. Plus que la pandilla, c’est d’ailleurs la clique qui fait office de noyau dur intégrateur pour le pandillero, car la clique est plus proche de lui, de son quartier. Cette famille peut lui apporter de la solidarité, de l’affection, une reconnaissance qui ne passe pas uniquement et obligatoirement par la glorification de ses actes de violence, mais par une connaissance approfondie de sa personne, de son histoire, par des expériences et une culture partagées, ainsi que par un baptême qui lui octroie un surnom. Dans cette famille, on partage aussi d’autres valeurs comme l’amitié, l’amour pour la mère et le respect de la religion. Suivant cette logique, on refusera de s’enlever ses tatouages car ils reflètent cette appartenance.

Cet appui en faveur de la non-violence n’est d’ailleurs pas un phénomène marginal puisqu’il touche la plupart de ces jeunes lorsqu’ils atteignent l’âge de penser à se poser et à fonder une famille. La croyance veut que l’on sorte de la pandilla soit pour aller à la morgue, soit pour finir à l’hôpital. Pourtant, les désirs et la subjectivité des membres restent souvent pris en compte, même si cela dépend de chaque clique. Sous certaines conditions, si le pandillero ne trahit pas sa clique, ne la laisse pas tomber, et si on considère qu’il a bien servi le groupe, ses compagnons le laissent se calmer et se ranger dans la vie de famille ou rejoindre une église chrétienne. Les sentiments, le ressenti de chaque membre fait donc partie de la vie en collectivité.

Le monde interne des pandillas n’est donc pas un monde froid et déshumanisé, on a au contraire affaire à des jeunes qui débordent de sentiments qu’ils ont du mal à canaliser. Ils présentent un profil instable, ils sont capables de donner beaucoup mais peuvent passer d’un sentiment à un autre à une vitesse considérable. Ces jeunes sont écartelés par le besoin d’amour, de reconnaissance et la méfiance, une sensibilité à fleur de peau. « Je ne fais confiance à personne, pas même à ma mère ! », m’avouait l’un d’eux. Ils sont aussi écartelés entre ce qu’ils ressentent et l’image de dur, de macho, qu’ils souhaitent donner d’eux mêmes. On les sent perdus, on s’y attache... tout en sachant qu’un mot de trop peut déclencher une réaction violente. Lors d’une formation sur le sida auprès de membres de pandilla, les jeunes ont ainsi insisté pour me parler d’amour, de leur relation avec leur compagne. Ils m’ont posé des questions pour savoir comment donner du plaisir sexuel à leur partenaire, sachant que certaines souffraient de blocages psychologiques.

Il ne s’agit pas ici de peindre un tableau idyllique des pandillas mais de rappeler que ce sont des jeunes aux préoccupations finalement pas si différentes de celles des autres jeunes.

Les églises ont d’ailleurs bien compris ce besoin d’amour et ont appris à jouer sur les sentiments en organisant par exemple de grandes sessions où un marionnettiste se réapproprie le parler, l’apparence et la culture des pandillas en se focalisant sur les souffrances vécues et la détresse affective qui peuvent trouver remède dans l’amour de Dieu.

Certains pandilleros souhaitent partir de cette subjectivité, de l’expérience qu’ils vivent au quotidien, des émotions qu’ils ressentent pour les transformer en revendications et en base de la construction de soi. Ils veulent lutter contre l’instrumentalisation dont ils sont victimes en faisant entendre leurs opinions. Ils sentent le poids politique que les pandilleros, au nombre d’environ 13 000, peuvent acquérir. Ainsi, la première chose que j’ai apprise au contact des membres de pandilla est que les termes maras et mareros sont jugés par eux comme discriminatoires et qu’ils sont rejetés comme faisant partie d’un vocabulaire criminalisant. Cela révèle une volonté d’affirmer une identité non imposée, de ne pas être les pions d’un jeu politique ; ainsi qu’une capacité à se situer comme un protagoniste de poids dans l’échiquier social. Cette première impression me fut confirmée par la suite lors de plusieurs entretiens informels : les pandilleros ont bien souvent conscience des mécanismes, du cercle vicieux, qui déterminent et expliquent leur présence dans la pandilla, ainsi que du rôle qu’ils jouent dans une société dont ils ne se considèrent pas en marge mais comme le produit. R., membre d’un des deux gangs les plus importants, l’exprime ainsi : « Je considère que c’est un grand problème de se battre contre un tas de gamins qui vivent dans un autre quartier mais qui sont pareils que nous, qui vivent comme nous, qui mangent comme nous, qui sentent la faim comme nous, et qui souffrent comme nous. »

Quelques rares pandilleros, appuyés par l’organisation Homies Unidos, commencent à envisager l’ouverture d’un dialogue entre les deux principales pandillas du pays : la 18 et la MS13. Cette position offre une lueur d’espoir mais elle reste marginale. Jusqu’à présent, les avancées ont été très faibles car une concertation avec l’ennemi équivaut pour la pandilla à une trahison, et cela suscite de nombreux conflits en son sein.

Ce dialogue, plus que l’éventualité d’une paix durable entre les deux pandillas, répond plutôt à un désir de mettre en place une protestation conjointe sur des points précis et concrets qui rassemblent les deux rivaux. C’est le cas de la question des conditions d’emprisonnement : les prisons dépassent leur capacité d’accueil de plus de 50%, les reclus vivent dans des conditions insalubres où leur sécurité n’est nullement assurée. Régulièrement des cas d’affrontements ou de règlements de compte dans les différents centres pénitenciers laissent plusieurs morts sur le carreau. Cela touche aussi aux droits des visiteurs qui sont parfois soumis à de mauvais traitements, comme la fouille vaginale, et qui n’obtiennent que difficilement un droit de visite et à un prix qui dépasse souvent leurs moyens.

Mais les initiatives ne naissent pas seulement chez les pandilleros ou de certaines associations. Les partis politiques ont également compris l’intérêt qu’ils pourraient tirer de l’ouverture d’une concertation avec les membres des pandillas. Cet intérêt est double puisque cette stratégie attireraient les voix d’un pourcentage de jeunes non négligeable et elle permettrait d’explorer de nouvelles voies pour répondre à la principale préoccupation des salvadoriens, gagnant ainsi l’appui de la population.

Le FMLN, en tête des sondages pour la prochaine élection présidentielle de 2009, a d’ores et déjà amorcé un dialogue avec quelques associations chargées de la gestion de projets d’aide à la réinsertion des pandilleros afin d’élaborer de nouvelles politiques sociales. Reste à savoir si en cas d’alternance politique, ce parti saura résister aux pressions et prendre le virage de la démocratisation en donnant réellement vie à ces idées porteuses d’espoir.


Bibliographie

Savenije, Wim (2004), « La Mara Salvatrucha y el Barrio 18 St. Fenómenos sociales trasnacionales, respuestas represivas nacionales », Foreign Affairs en español vol. 4 (2), avril-juin 2004.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3002.

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[2Selon Wim Savenije (2004), « Le terme de mara ou pandilla fait allusion aux collectivités sociales, majoritairement composées d’adolescents ou de jeunes adultes, qui partagent une identité sociale qui s’exprime au travers du nom de la pandilla. Les pandillas sont des groupes au niveau d’un quartier, qui partagent certaines règles et relations plus ou moins hiérarchiques et qui sont dispersés sur un espace national ou international. Elles sont composées de jeunes du voisinage qui partagent l’identité de la pandilla, qui interagissent souvent entre eux, qui sont impliqués assez fréquemment dans des activités illégales, qui expriment leur identité de groupe par des symboles et des signaux et qui réclament le contrôle de certaines affaires, territoires ou marchés économiques ».

[3Groupe qui, entre 1994 et 1995, visait à exterminer des membres de pandillas afin de compléter l’action de la police jugée inefficace.

[4L’ARENA est le parti de droite au pouvoir créé alors que les forces gouvernementales luttaient avec l’aide des États-Unis contre la guérilla.

[5Le FMLN est le parti politique issu du mouvement de guérilla.

[6Parti de droite.

[7Le gang adverse.

[8Sous-groupe correspondant généralement au regroupement par quartier de la pandilla.

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