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DIAL 3064
Excusez-moi de vous déranger
Eduarno Galeano
jeudi 2 juillet 2009, mis en ligne par
Ce texte de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano a été publié le 8 mai dans le journal argentin Pagína 12. Il dénonce, au nom d’un sens commun trop souvent devenu muet, les aberrations du monde comme il va.
Je veux partager avec vous quelques questions qui sont comme des mouches qui bourdonnent dans ma tête.
Est-ce que la justice est juste ? Est ce qu’elle se tient bien sur ses pieds cette justice d’un monde à l’envers ?
Le lanceur de chaussures d’Irak, celui qui a lancé ses chaussures contre Bush, a été condamné à 3 ans de prison. Est-ce qu’il ne méritait pas plutôt d’être décoré ?
Qui est le terroriste ? Celui qui a lancé les chaussures ou celui qui les a reçues ? N’est-il pas coupable de terrorisme celui qui a menti pour déclarer la guerre à l’Irak, qui a assassiné tant de personnes, qui a légalisé la torture et a donné l’ordre de l’appliquer ?
Sont-ils coupables les habitants d’Atenco, au Mexique, les Indiens mapuche du Chili, les Kekchies du Guatemala ou les paysans sans-terre du Brésil qui sont tous accusés de terrorisme alors qu’ils défendent leur droit à la terre ? Si la terre est sacrée, et bien que la loi ne le dise pas, ceux qui la défendent ne sont-ils pas sacrés, eux aussi ?
Selon la revue états-unienne Foreign Policy, la Somalie est l’endroit le plus périlleux du monde. Mais, qui sont les pirates ? Ceux qui meurent de faim et qui attaquent les bateaux ou les spéculateurs de Wall Street qui attaquent le monde entier et qui deviennent multimillionnaires en récompense de leurs exploits ?
Pourquoi le monde récompense-t-il ceux qui le dévalisent ?
Pourquoi la justice est-elle aveugle d’un seul œil ? Wal Mart, l’entreprise commerciale la plus puissante du monde interdit les syndicats et Mac Donald’s aussi. Pourquoi ces deux entreprises délinquantes violent-elles en toute impunité la loi internationale ? Serait-ce parce que, dans le monde de notre temps, le travail vaut bien moins que les ordures et que les droits des travailleurs valent encore beaucoup moins ?
Qui sont les justes et qui sont les injustes ? Si la justice internationale existe vraiment, pourquoi ne juge-t-elle jamais les puissants ? Les auteurs des plus féroces boucheries ne sont jamais emprisonnés. Est-ce parce que ce sont eux qui ont les clés des prisons ?
Pourquoi les cinq puissances qui ont le droit de veto aux Nations unies sont-elles intouchables ? Est-ce que ce droit est d’origine divine ? Veillent-ils sur la paix ceux qui font le commerce de la guerre ? Est-il juste que la paix mondiale soit entre les mains des cinq puissances qui sont les principaux producteurs d’armes ? Comme pour les narcotrafiquants, est-ce que ce n’est pas là aussi un cas de « crime organisé » ?
Mais ceux qui exigent partout la peine de mort ne demandent jamais de châtiment contre les maîtres du monde. Ils réclament très fort la peine de mort pour les assassins qui utilisent des couteaux, mais non contre ceux qui utilisent des missiles.
On peut se demander, puisque ces justiciers sont si fous avec leurs envies de tuer, pourquoi n’exigent-ils pas aussi la peine de mort contre l’injustice sociale ? Est-il juste ce monde qui, à chaque minute, dépense trois millions de dollars pour les dépenses militaires, alors qu’à chaque minute, quinze enfants meurent de faim ou de maladies qui pourraient être soignées ? Contre qui la dénommée communauté internationale s’est-elle armée jusqu’aux dents ? Contre la pauvreté ou contre les pauvres ?
Pourquoi les fervents partisans de la peine capitale n’exigent-ils pas la peine de mort contre les valeurs de la société de consommation qui quotidiennement portent atteinte à la sécurité publique ? Est-ce qu’il ne pousse pas au crime ce bombardement de la publicité qui étourdit des millions et des millions de jeunes, chômeurs ou mal payés, en leur répétant nuit et jour qu’« être, c’est avoir », avoir une voiture, avoir des chaussures de marque, avoir, avoir, et que celui qui n’a pas, n’existe pas ?
Et pourquoi n’établirait-on pas la peine de mort contre la mort ? Le monde est organisé pour être au service de la mort. Est-ce qu’elle ne fabrique pas de la mort l’industrie militaire qui dévore la plus grande partie de nos ressources et une bonne partie de nos énergies ? Les maîtres du monde ne condamnent la violence que lorsque ce sont les autres qui l’exercent. Et ce monopole de la violence se traduit par un fait inexplicable pour des extraterrestres et même insupportable pour nous, les terriens, qui voulons encore, contre toute évidence, survivre. Nous sommes, les humains, les seuls animaux spécialisés dans l’extermination mutuelle. Nous avons développé une technologie de la destruction qui, lentement, est en train de réduire à néant la planète et tous ses habitants.
Cette technologie s’alimente avec la peur. C’est la peur qui fabrique les ennemis et qui justifie le gaspillage militaire et policier. Et puisque nous sommes en train de mettre la peine de mort partout, pourquoi ne pas condamner à mort la peur ? Ne serait-il pas sain d’en terminer avec la dictature universelle des professionnels de la peur ? Les semeurs de panique nous condamnent à la solitude, ils nous interdisent la solidarité. Sauve qui peut, écrasés les uns contre les autres ; le prochain est toujours un péril qui s’approche : attention, beaucoup de prudence, celui-ci va te voler, cet autre va te violer, ce berceau de bébé cache peut-être une bombe musulmane et si cette femme te regarde, cette voisine à l’aspect innocent, c’est sûr qu’elle va te contaminer avec la grippe porcine.
Dans ce monde à l’envers, on a peur des plus élémentaires actes de justice et de sens commun. Quand le président Evo Morales a entrepris la refondation de la Bolivie, afin que ce pays, à majorité indienne, cesse d’avoir honte de se regarder dans un miroir, il a provoqué la panique. Ce défi était catastrophique du point de vue de l’ordre raciste traditionnel qui se disait être le seul ordre possible. Et quand le président équatorien Correa annonça qu’il refusait de payer les dettes qui n’étaient pas légitimes, cette nouvelle provoqua la terreur dans le monde financier et l’Équateur fut menacé de terribles châtiments pour donner un si mauvais exemple. Si les dictatures militaires et les politiques voleurs ont toujours été imités par la banque internationale, est-ce que nous ne nous sommes pas habitués à accepter comme une fatalité du destin le fait que le peuple paie le gourdin qui le frappe et la cupidité qui le pille ?
Mais, est-ce que le sens commun et la justice seront pour toujours en divorce ?
Le sens commun et la justice ne sont-ils pas nés pour cheminer ensemble, bien collés l’un à l’autre ?
Ne relève-t-il pas du sens commun et aussi de la justice cette déclaration des féministes qui dit que, si nous les hommes pouvions être enceints, l’avortement serait déjà libre ? Pourquoi ne légalise-t-on pas le droit à l’avortement ? Peut-être parce qu’il cesserait d’être le privilège des femmes qui peuvent le payer et des médecins qui peuvent en tirer profit ?
La même chose arrive avec un autre cas scandaleux de négation de la justice et du sens commun. Pourquoi ne légalise-t-on pas la drogue ? Peut-être parce que ce n’est pas comme l’avortement un thème de santé publique ? Et le pays qui possède le plus de drogués, quelle autorité a-t-il pour condamner ceux qui satisfont à sa demande ? Et pourquoi les grands médias qui se consacrent tant à la guerre contre ce fléau de la drogue, ne disent jamais que presque toute l’héroïne qui se consomme dans le monde provient d’Afghanistan ? Ne s’agit-il pas d’un pays occupé militairement par le pays messianique qui s’attribue la mission de nous sauver tous ?
Pourquoi ne légalise-t-on pas les drogues une bonne fois pour toutes ? Ne serait-ce pas parce qu’elles fournissent le meilleur prétexte pour les invasions militaires et, qu’en plus, elles apportent les gains les plus juteux aux grandes banques qui travaillent toutes les nuits comme des laveries d’argent sale ?
Aujourd’hui, le monde est triste parce qu’on vend moins de voitures. Une des conséquences de la crise mondiale, c’est la chute de la prospère industrie de l’automobile. Si nous avions un petit reste de sens commun et un tout petit reste de sens de la justice, ne devrions-nous pas célébrer cette bonne nouvelle ? La diminution du nombre d’automobiles n’est-elle pas une bonne nouvelle du point de vue de la nature qui sera un peu moins polluée et du point de vue des piétons qui mourront un peu moins ?
D’après Lewis Carroll, la Reine explique à Alice comment fonctionne la justice au Pays des merveilles :
« - Voilà comment ça marche, dit la Reine. Il est enfermé dans la prison en accomplissement de sa condamnation, mais le jugement ne commencera pas avant mercredi prochain. Et, naturellement, le crime ne sera commis qu’à la fin. »
Au Salvador, l’archevêque Oscar Romero a pu vérifier que la justice, comme les serpents, mord seulement ceux qui n’ont pas de chaussures. Lui est mort par balle pour avoir dénoncé que, dans son pays, ceux qui naissent sans chaussures sont condamnés d’avance pour délit de naissance.
Le résultat des récentes élections au Salvador, est-ce que ce n’est pas en quelque sorte un hommage ? Un hommage rendu à l’archevêque Romero et aux milliers de personnes qui, comme lui, sont mortes en luttant pour une justice plus juste dans le royaume de l’injustice ?
Parfois les histoires dans l’Histoire se terminent mal, mais l’Histoire, elle, n’est jamais terminée. Quand elle dit « adieu », elle dit aussi « à bientôt ».
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3064.
– Traduction de Francis Gély.
– Source (espagnol) : Pagína 12, 8 mai 2009.
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