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DIAL 2273
AMÉRIQUE LATINE - Un thème clé : l’inégalité
Bernardo Kliksberg
samedi 16 janvier 1999, mis en ligne par
DIAL publie dans ce dossier une importante étude sur les inégalités en Amérique latine. L’ampleur et la profondeur du phénomène y sont présentées ainsi que son aggravation au cours des dernières décennies. Un lien peut être établi entre inégalité et pauvreté. La recherche d’égalité a un impact positif sur la croissance économique et le développement durable. La lecture de ce travail pourra être complétée par d’autres dossiers publiés sur la pauvreté, tant ceux concernant l’ensemble de l’Amérique latine (DIAL D 2211 et 2253) que ceux traitant d’un pays en particulier : Équateur (D 2247), Chili (D 2128 et 2215), Argentine (D 2149), Honduras (D 2145), Pérou (D 2038), etc. L’article ci-dessous est de Bernardo Kliksberg, expert auprès des Nations unies, de l’Office international du travail, de la Banque interaméricaine de développement, de l’Organisation des États américains, de l’UNESCO, etc. Il est également directeur du Projet régional des Nations unies pour l’Amérique latine sur la modernisation de l’État et la gestion sociale. Cette étude est parue dans SIC, novembre 1998 (Venezuela).
I. Une discussion urgente
Comment rejoindre un développement économique et social aussi volatil que celui de l’Amérique latine ? Comment aller vers des solutions structurelles qui ouvrent la porte à un développement soutenable ? Comment affronter vraiment les carences aiguës qui s’expriment à travers les taux élevés de pauvreté secouant la région ? Comment expliquer la disparité entre les possibilités de ce continent - énormes, en particulier en termes de ressources naturelles, de matières premières stratégiques, de sources d’énergie bon marché et en capacités de production agro-alimentaire - et les graves pénuries qui affectent à la base de vastes secteurs de sa population ?
Les modèles conventionnels d’analyse des problèmes de la région et de politiques pour les maîtriser ont démontré leurs limites. Les prévisions ont manifesté une marge d’erreur élevée qui n’a pas mené aux scénarios prévus. Ceux-ci ont été trop fréquemment démentis par la réalité. De nombreuses voix autorisées disent que l’explication du développement et de sa réalisation, qui a tant pesé sur la région ces dernières années, devrait être profondément réexaminée. C’est ce que signale Joseph Stiglitz (1998), ex-président du Conseil des experts économiques auprès de l’actuel président des États-Unis : « Je dirais que l’expérience latino-américaine suggère que nous devrions réexaminer, repenser et élargir les connaissances que l’on considère comme acquises sur l’économie de développement. » Il est peut-être temps de se remettre à réfléchir. Si les modèles ne fonctionnent pas, on ne peut en accuser la réalité. Ce sont plutôt ces modèles qu’il faut revoir entièrement.
Ces dernières années, le débat sur le développement au niveau international a été rouvert à partir de points de vue non traditionnels. Les prétendus consensus cessent d’être considérés comme tels devant la mise à l’épreuve des faits. Des sujets tels que la crise des économies du Sud-Est asiatique, ainsi que la persistance et la tendance à l’aggravation des problèmes sociaux en Amérique latine, ont mis en cause la validité effective de ces consensus qui se trouvent soumis actuellement à de multiples contestations. Francis Stewart souligne (1998) que « l’idée qu’on est parvenu à un consensus est inacceptable parce qu’elle suggère que nous savons et que nous nous sommes mis d’accord sur la voie à suivre. Alors qu’il est évident que nous ne savons rien et que nous ne sommes pas d’accord. »
Dans le nouveau débat ouvert sur le développement, le rôle de l’égalité est apparu comme un thème central. Nous assistons à une véritable explosion de la recherche sur ce sujet dans le monde développé. D’importantes bases de données ont été constituées et l’on a mené une réflexion active sur la manière dont le problème a été pensé dans les années 80. Il est temps de replacer cette discussion à la place qui lui revient dans le débat latino-américain. C’est bien là que la réflexion doit prendre tout son sens, dans cette région que toutes les sources spécialisées s’accordent à identifier comme la plus inéquitable du monde, celle où les manifestations de l’inégalité s’accentuent continuellement, entraînant des effets négatifs de grande ampleur. C’est ainsi qu’on prête à l’inégalité un rôle crucial dans la persistance de la pauvreté qui continue à frapper l’Amérique latine dans les années 90. On a estimé que le nombre des pauvres d’Amérique latine, proche de 50 % de la population, pourrait être réduit de moitié si la distribution des revenus correspondait au niveau normal de développement de la région (Londoño y Szekely, 1997). Il n’en est pas ainsi : le coefficient de Gini qui mesure l’inégalité dans la distribution des revenus s’est aggravé fortement depuis les années 80, mettant en évidence dans la région ce qu’on appelle un « excès de pauvreté » de très grande ampleur.
Des travaux récents de recherche internationale attribuent également à l’inégalité des effets régressifs dans de multiples domaines tels que la formation d’une épargne nationale, le développement du capital humain, la mise en valeur du capital social, la stabilité économique, la gouvernabilité démocratique. Benabou (1996) recense et examine 23 études comparées sur ces dernières années, prouvant que l’inégalité entrave sévèrement les possibilités de croissance. Les études démontrent en même temps que davantage d’équité fait apparaître des cercles « vertueux » de développement économique et social. Cette problématique prend une importance cruciale en Amérique latine. C’est pourquoi le présent travail souhaite stimuler la réflexion sur ce sujet, en reconstituant succinctement le cadre d’ensemble offert par la région dans ce domaine décisif.
II. L’Amérique latine, le « contre-exemple »
L’Amérique latine est considérée au niveau international comme la région connaissant le niveau d’iné-galité le plus élevé. C’est ce que démontrent les données comparatives fournies par les chercheurs. Shadid Burke (vice-président pour l’Amérique latine de la Banque mondiale, 1996) souligne : « De toutes les régions en développement dans le monde, c’est la région Amérique latine-Caraïbe qui connaît l’inégalité de revenus la plus forte. » Des médias à grande diffusion comme le New York Times (1997) l’ont désignée comme la région « où se manifeste la plus grande fracture entre les riches et les pauvres ». Lors de l’inauguration de la dernière Assemblée générale de l’Organisation des États américains (OEA), Rafael Caldera, président du Venezuela où s’est tenu cette assemblée, a déclaré (1998) que « l’Amérique latine est la région qui connaît les plus fortes inégalités dans le monde » et qu’il « paraît paradoxal qu’un hémisphère riche en potentialités et en ressources ait laissé des millions de ses enfants sans protection, pris dans les griffes de la misère. »
Les chiffres indiquent que la distribution des revenus traditionnellement inégale dans la région, s’est améliorée dans la décennie 70, qu’elle s’est sérieusement aggravée dans les années 80, et qu’elle n’a pas connu d’amélioration ou qu’elle s’est encore détériorée dans les années 90. Le tableau 1 permet de mesurer sa régression en termes comparatifs.
Région | Amérique du Nord & Moyen Orient | Amérique latine | Asie du Sud | Asie du Sud-Est | Europe orientale | OCDE et pays aux revenus élevés |
---|---|---|---|---|---|---|
1 | 6,90 | 4,52 | 8,76 | 6,84 | 8,83 | 6,26 |
2 | 10,91 | 8,7 | 12,91 | 11,30 | 13,36 | 12,15 |
3 & 4 | 36,84 | 33,84 | 38,42 | 37,53 | 40,01 | 41,80 |
5 | 45,35 | 52,94 | 39,91 | 44,33 | 37,80 | 39,79 |
Source : Deininger et Squire (1996)
Comme on peut l’observer, les 20 % les plus riches de la population détiennent, en Amérique latine, 52,9 % des revenus, proportion bien supérieure à celle du Sud-Est asiatique et même à celle de l’Afrique. À l’autre extrémité, les 20% les plus pauvres n’ont accès qu’à 4,5% des revenus.
L’écart augmente quand on compare les niveaux les plus extrêmes de richesse et de pauvreté de la structure sociale. C’est ce que montre le tableau 2 élaboré par Londoño et Szekely.
1970 | 1975 | 1980 | 1985 | 1990 | 1995 | |
---|---|---|---|---|---|---|
1% le plus pauvre | 112 | 170 | 184 | 193 | 180 | 159 |
1% le plus riche | 40 711 | 46556 | 43929 | 54929 | 64948 | 66363 |
Écart (en nombre de fois) | 363 | 274 | 237 | 285 | 361 | 417 |
Source : Londoño et Szekely, 1997
En 1970, parmi la population la plus riche, 1 % gagnait en moyenne 40 711 dollars par habitant et par an (parité de pouvoir d’achat, 1985 année de base) face aux 112 dollars annuels par habitant, du 1% le plus pauvre. L’écart était de 363 à 1. Entre les années 70 et 80, cet écart s’est réduit à 237. Mais depuis, il s’est remis à augmenter fortement pour atteindre, en 1995, 417. Entre 1990 et 1995 il a progressé de près de 15,5%.
Une des méthodologies les plus admises pour mesurer les degrés d’inégalité dans la distribution des revenus est le coefficient de Gini. En synthétisant d’une manière conceptuelle, le coefficient de Gini serait de zéro si l’égalité était la plus grande possible, si les revenus étaient distribués également entre tous les membres de la population. Sa mesure indique dans quelle proportion la distribution réelle s’éloigne de cette égalité maximum. Elle va de 0 à 1.
Quelques-uns des pays du monde où la distribution est la plus équitable tels la Suède, la Finlande, l’Espagne ou d’autres encore, font apparaître des coefficients de Gini de 0,25 à 0,30. La majorité des pays développés se situent autour de 0,30. La moyenne mondiale oscille autour de 0,40. Les pays les plus inégalitaires du monde ont un coefficient d’environ 0,60. Celui de l’Amérique latine serait, selon les estimations (Londoño et Szekely), de 0,57 en 1997.
L’évolution mesurée par le coefficient de Gini indiquerait que, de 1970 à 1980, s’est produite une amélioration sensible du coefficient. Il a montré une forte aggravation entre 1980 et 1990, tout en restant insensible à l’amélioration de la croissance de la décennie des années 90 par rapport à celle des années 80.
Plusieurs pays parmi les plus peuplés de la région ont enregistré des détériorations sensibles dans la distribution de leurs revenus.
Dans le cas du Brésil, l’évolution est indiquée dans le tableau 3.
Pourcentage du revenu national | 1970 | 1994 |
---|---|---|
1 % le plus riche de la population | 8 | 15 |
25 % le plus pauvre | 16 | 12 |
Source : The Economist, 29 avril 1995
Comme on peut l’observer, entre 1970 et 1994, le pourcentage des revenus du 1% le plus riche a presque doublé, alors que celui des 25% les plus pauvres a baissé. Les revenus de 1 % de la population en 1994 étaient supérieurs d’un quart à ceux des 25 % les plus pauvres.
Au Mexique le coefficient de Gini a constamment augmenté depuis 1984. En Argentine, selon les données de l’Institut national de statistiques et de recensements (INDEC), les écarts ont augmenté d’une façon significative (voir tableau 4. On estime qu’en 1975, les 10% les plus riches recevaient huit fois plus que les 10% les plus pauvres. Cette proportion est aujourd’hui de 22 fois.
Pourcentage du revenu national | 1970 | 1997 |
---|---|---|
1 % le plus riche de la population | 4,1 | 51,2 |
25 % le plus pauvre | 3,1 | 1,6 |
Source : El Clarín, 3 mai 1998, sur la base des études INDEC
L’ampleur et l’évolution de l’inégalité dans les pays latino-américains semblent être au cœur des difficultés à réduire les taux élevés de pauvreté.
La lecture de quelques conclusions récentes d’enquêtes sur les fonctionnements inéquitables à l’œuvre permet de réunir des « signaux » comme ceux que nous allons décrire concernant l’ampleur et la profondeur des problèmes en cours.
III. Quelques dynamiques de l’inégalité
a) Les différences de base atteignent des niveaux très significatifs. Par exemple, si les taux de mortalité infantile généraux de la région ont baissé sensiblement, les différences entre les pays et à l’intérieur de chacun d’entre eux restent très importantes. Tandis que les taux sont très bas dans des pays comme le Costa Rica (13,7 pour mille) et le Chili (14 pour mille), en revanche ils atteignent 86,2 en Haïti, 75,1 en Bolivie, 57,7 au Brésil, 55,5 au Pérou. Le paramètre de la mortalité infantile est étroitement lié à celui de l’inégalité. Une étude récente (CECADE-BID, 1996) montre qu’on a « trouvé une correspondance systématique entre les niveaux de mortalité infantile les plus élevés et la résidence en zones rurales, un bas niveau d’éducation des mères et des parents, les emplois les moins bien considérés, des conditions et une qualité déficientes de logement, et l’appartenance à des communautés indigènes. »
La persistance sur de longues périodes de chiffres élevés de pauvreté et d’inégalité peut produire, dans de vastes secteurs, des problèmes de fonctionnement de base très sévères. On a constaté qu’en Amérique centrale un tiers des enfants de moins de cinq ans présente une taille inférieure à celle qu’ils devraient avoir. C’est la conséquence des effets cumulés de la pauvreté et de la dénutrition tant des mères que des enfants, liés aux modèles d’inégalité.
Une des expressions extrêmes de l’impact de l’inégalité se trouve dans l’espérance de vie. L’espérance de vie des enfants à la naissance, dans les groupes pauvres de certains pays centraméricains est de 10 ans inférieure à celle des groupes non pauvres de leur population.
b) Les indices d’inégalité dans l’accès à la propriété d’un bien de base tel que la terre sont dans la région bien supérieurs à toute autre. Selon le coefficient de Gini, cette inégalité est estimée à 0,80. Dans le Sud-Est asiatique, il est aux alentours de 0,50. Les différences concernant l’accès à la propriété de la terre, la taille moyenne des exploitations - qui est bien supérieure en Amérique latine - expliquent en grande partie certaines caractéristiques de la région telles que la plus faible productivité agricole et la moindre demande de main-d’œuvre.
c) En ce qui concerne l’accès au crédit, on estime que près de 90% des entreprises d’Amérique latine sont petites ou moyennes. Cependant, elles ne bénéficient que de 5% du crédit distribué dans la région. Ces unités réduites peuvent jouer un rôle vital dans l’emploi de secteurs à bas revenus. Néanmoins, exclues des circuits de crédit, elles doivent s’autofinancer avec les bénéfices qu’elles peuvent générer et par conséquent leurs capacités à créer des emplois est hautement limitée et leur survie elle-même repose souvent sur des bases vulnérables.
d) Les inégalités dans la possibilité d’accès à la formation du capital humain sont très sévères dans la région. Ce capital est un atout décisif sur le marché du travail. Sa formation est liée à deux grands processus : la préparation reçue dans le cadre éducatif formel et les éléments fournis par la famille. Dans les deux cas, on observe que les chances et les réussites sont très inégalement réparties. Les résultats et la qualité de l’éducation reçue par les secteurs les plus démunis sont nettement inférieures. Quant au milieu familial, des recherches récentes ont mis en lumière l’importance de son rôle dans l’éducation (voir CEPAL, 1997). Quatre variables influentes ont ainsi été identifiées : le climat éducatif de la maison, les ressources du foyer, le degré d’entassement et l’organisation du noyau familial. Dans tous ces domaines il faut remarquer que les secteurs économiquement les plus défavorisés présentent des handicaps. La charge de capital éducatif dont sont porteurs les parents est limitée, les ressources réduites, le degré d’entassement peut être élevé dans un continent qui compte un déficit de près de 50 millions de logements et les foyers pauvres ont été particulièrement perturbés par l’avance de la pauvreté. Près de 30% des foyers de la région sont actuellement des familles monoparentales dirigées par la mère, et dans la plupart des cas, les foyers ayant une femme comme chef de famille sont, en Amérique latine, des foyers pauvres.
Les difficultés socio-économiques rendent extrêmement précaires les possibilités de maintenir l’équilibre familial.
Les deux sources de formation du capital humain présentent des déficiences marquées dans les couches les plus pauvres. Elles donnent lieu à des tendances réductrices qui vont mettre les individus dans de sérieuses difficultés une fois sur le marché du travail.
e) Tous les facteurs énumérés et d’autres encore, vont déterminer des possibilités très inégales d’entrée sur le marché du travail. Les taux élevés de chômage réel de la région sont étroitement liés au milieu social, ce qui démontre le fonctionnement actif de mécanismes d’iné-galité sous-jacents, et leur renforcement.
On peut le mesurer dans le tableau 5 (Jiménez, Ruedi, 1998).
Argentine 1992 (a) | Brésil 1990 (b) | Colombie 1992 (c) | Chili 1992 (d) | Mexique (1992 (e) | |
---|---|---|---|---|---|
Total | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
1 | 33,6 | 25,6 | 18,6 | 29,0 | 13,8 |
2 | 19,2 | 13,1 | 15,4 | 15,3 | 17,0 |
3 | 9,8 | 12,2 | 11,9 | 14,4 | 15,2 |
4 | 14,0 | 13,0 | 11,0 | 9,2 | 10,2 |
5 | 7,8 | 9,6 | 10,6 | 9,7 | 11,3 |
6 | 5,1 | 6,7 | 11,0 | 5,6 | 7,4 |
7 | 5,2 | 7,1 | 6,2 | 5,8 | 10,8 |
8 | 0,9 | 5,6 | 7,0 | 3,9 | 2,5 |
9 | 2,1 | 3,4 | 5,4 | 4,9 | 7,5 |
10 | 2,4 | 3,5 | 2,7 | 2,2 | 4,2 |
(a) Buenos Aires, (b) San Pablo et Rio de janeiro, (c) Bogota, (d) Grand Santiago, (e) Aires de forte densité
Source : CEPAL, sur la base des calculs des enquêtes de foyers
On peut constater que le chômage est bien supérieur, pour les cinq pays examinés, dans les premières tranches de 10 % les plus pauvres en terme de distribution des revenus. La possibilité de se retrouver sans emploi en appartenant aux 30% les plus pauvres est dans tous les cas plus importante que dans les 30% les plus riches.
f) Il s’est développé une inégalité des chances en matière d’emploi, qui pénalise tout particulièrement les jeunes. Les taux de chômage chez ces derniers sont sensiblement supérieurs aux taux de chômage moyens.
g) Les différences de salaires sont en augmentation constante. Selon la CEPAL (1997) les travailleurs de l’économie informelle gagnent en moyenne 50% de moins que les employés d’entreprises modernes, tout en travaillant davantage. Également, les différences de salaires entre, d’une part, les professionnels et techniciens, et d’autre part ceux qui travaillent dans des secteurs de basse productivité se sont accrues de 40 à 60% entre 1990 et 1994. Ceux qui gagnent le salaire minimum ont été les plus touchés. Outre sa modicité, ce salaire a perdu près de 30% de sa valeur réelle entre 1980 et 1995.
Selon Lora (Banque interaméricaine de développement - BID - 1998), les différences salariales se sont tellement accrues dans la région qu’on peut les considérer comme les plus importantes du monde. Elles sont deux fois plus grandes que dans les pays développés. Les différences entre employés de bureau et travailleurs manuels de Corée, Hong Kong, Singapour et Taiwan sont similaires à celles des pays développés. D’autres pays en développement en Asie et en Afrique ont des différences marquées mais moins fortes qu’en Amérique latine.
IV. Pourquoi ?
Nous avons passé en revue l’ampleur et la profondeur de l’inégalité en Amérique latine et parcouru sommairement quelques-unes de ses manifestations. Puisqu’il s’agit là d’une tendance actuelle de l’histoire de la région, responsable des nombreuses manifestations régressives que nous avons étudiées, on en vient naturellement à se demander pourquoi cette tendance s’est aggravée lors de ces deux dernières décennies comme le montrent les chiffres disponibles. Nous ouvrons là un champ d’analyse qui nous conduira à des incursions systématiques dans le mode de fonctionnement des structures productrices d’inégalité de ce continent. Certains chercheurs suggèrent quelques pistes qu’il faudra prendre en compte dans notre analyse. Albert Berry, dans un travail récent « The income distribution threat in Latin America » (1997) fait une exploration détaillée des corrélations observables entre les grands changements macro-économiques réalisés dans la région et le processus d’aggravation des inégalités. Dès le début de son enquête il déclare :
« La majorité des pays latino-américains ayant introduit des réformes économiques favorables au marché au cours de ces deux dernières décennies ont également connu un sérieux accroissement des inégalités. Cette coïncidence systématique dans le temps des deux phénomènes suggère que les réformes ont été une des causes de la dégradation de la distribution. » Il estime entre 5 et 10 points l’augmentation du coefficient de Gini qui a accompagné les réformes ; il semblerait que cela soit dû à un bond des revenus des 10 % les plus riches. L’écart est encore plus grand quand l’on considère les 5 % ou le 1 % des plus riches, alors que la majorité des tranches de 10 % les plus pauvres s’est encore appauvrie. Altimir (1994), après avoir analysé le cas de 10 pays de la région, considère qu’il y a « des raisons de supposer que les nouvelles modalités de fonctionnement et les nouvelles règles de politique publique de ces économies peuvent impliquer un accroissement des inégalités dans les revenus. »
Une commission de personnalités de la région présidée par Patricio Aylwin (BID, CEPAL, PNUD,1995) a longuement évalué la situation sociale de la région. Elle constate des tendances similaires à celles des chercheurs déjà cités. Elle souligne que « même quand la pauvreté est un problème ancien, les processus d’ajustement et de restructuration des années 80 ont accentué la concentration des revenus, élevant les niveaux absolus et relatifs de pauvreté. » À partir d’une autre perspective centrée sur les comportements des élites, Birdsall, Ross et Sabot comparent les cas de l’Amérique latine et du Sud-Est asiatique. Ils notent qu’en « Amérique latine les élites au pouvoir furent, semble-t-il, moins prêtes à percevoir un lien entre leur bien-être futur et celui des pauvres ; dans la majorité des pays latino-américains, les politiques adoptées ont correspondu à la perception opposée, laissant supposer que les élites pourraient prospérer indépendamment de ce qui risquait d’arriver à ceux qui se trouvent dans le tiers inférieur de la distribution des revenus. »
Quelques-unes des raisons principales pour lesquelles l’Amérique latine est devenue le « contre-exemple » obligé dans ce débat central paraissent bien figurer dans les enquêtes que nous avons mentionnées. Il est urgent de se mesurer à ce problème pour pouvoir en tirer des conclusions en termes d’action pour l’avenir.
V. En guise de conclusion
Peut-on affronter l’inégalité ? Ne constitue-t-elle pas une espèce de fatalité historique inexorable ? Ou, comme certaines voix le font remarquer, l’aborder activement ne perturbera-t-il pas sévèrement les possibilités de croissance économique ?
La réalité, unique mesure permettant de vérifier la justesse des théories, signale que certains pays pratiquent des politiques systématiques visant à augmenter l’égalité dans leurs sociétés, et que, refusant toutes visions fatalistes, ils parviennent à des résultats concrets sans limiter leur croissance économique. Au contraire, celle-ci se trouve favorisée d’une manière remarquable, ce qui génère des « cercles vertueux » de croissance et des résultats stimulants. C’est ainsi que, parmi les sociétés aux coefficients de Gini les plus bas, se trouvent celles qui constituent ce qu’on appelle le « modèle nordique » : la Suède, le Danemark, la Norvège et la Finlande1, des pays d’Europe occidentale comme les Pays-Bas et la Belgique, et le Canada. Tous sont leaders en compétitivité économique. Ils font preuve d’une importante croissance économique et technologique, de stabilité macro-économique, de taux de croissance à long terme élevés et de chiffres d’égalité favorables. Ils se sont constamment penchés sur le problème : parmi beaucoup d’autres exemples, la Suède s’est dotée d’un ministère pour l’égalité qui a contribué à atteindre les niveaux les plus élevés d’équité du globe en ce qui concerne l’égalité hommes-femmes. D’autres pays comme le Japon, la Corée, Israël, etc. ont mis en pratique des politiques favorisant l’égalité et leurs résultats économiques à long terme se sont révélés très convaincants. Amartya Sen (1992) rapporte, à travers ses recherches, comment le Costa Rica et l’État de Kerala, en Inde - tous deux dotés au départ de ressources économiques très limitées - sont parvenus à donner à leur population des standards de vie, d’éducation, de santé et de développement humain élevés, en proposant des politiques activement favorables à l’égalité.
L’inégalité mérite donc bien qu’on l’aborde de front. Elle ne répond pas à des déterminismes historiques insurmontables. La morale élémentaire exige qu’on s’engage à l’affronter ; c’est pourquoi toute démocratie doit avoir pour principe de garantir l’égalité des chances qui est un moteur fondamental de la croissance.
Références utilisées dans l’article
Altimir, Oscar. « Distribución del ingreso e incidencia de la pobreza a lo largo del ajuste ». Revista de la Cepal, n° 52, abril 1994
Aylwin, Patricio y otros. Informe de la Comisión Latinoamericana y del Caribe sobre el Desarrollo Social. CEPAL, PNUD, BID. 1995
Berry Albert. « The income distribution threat in Latin America ». Latin American Research Review. Vol. 32, n° 2, 1997
Birdsall, Nancy. Londoño, Luis. « Asset inequality matters : an assessment of the World Bank’s approach to poverty reduction ». American Economic Review, may, 1997
Birdsall, Nancy, Ross David, Sabot Richard. « La desigualdad como limitación para el crecimiento en América Latina ». OIKOS. N° 8, sept, 1995
Benadou, Roland. « Inequality and growth ». in Benabou R., Ben S., Rotenberg J. eds. NBER. Macroeconomics anual 1996. MIT Press.
Caldera, Rafael. Discurso Inaugural. 28 Asamblea Anual de la OEA. Caracas, 2/6/1998
CELADE, BID. Impacto de las tendencias demográficas sobre los sectores sociales en América Latina, 1996
CEPAL. La brecha de la equidad, 1997
Deininger, Klaus. Squire, Lyn. New ways of looking at old issues : inequality and growth. World Bank, 1996
Jimérez, Luis F. Ruedi, Nora A. Stylized facts of income distribution in five countries of Latina America and general guidelines for a redistributive policy. CEPAL, febrero, 1998
Lora, Eduardo. « Las mayores brechas salariales del mundo ». Políticas económicas de América Latina. N° 3, BI, Segundo trimestre, 1998
Senn, Amartya. Inequality reexamined. Harvard University Press, 1992
Stewart, Francis. « Las insuficiencias crónicas del ajuste ». in Bustelo E., y Minujín A. editores Todos entran, Unicef, Santillana, 1998
Stiglitz, Joseph. « Mas instrumentos y metas mas amplias : desde Washington hasta Santiago ». Seminario « Estabilidad y desarrollo en Costa Rica ». Academia Centroamericana, Abril, 1998
The New York Times. « Growth’s limits in Latin America, May 6, 1997.
En direct du Chiapas. De la douleur à l’espérance :
Lettre pastorale de Mgr Samuel Ruiz et Raúl Vera, diocèse de San Cristóbal de Las Casas, 24 décembre 1998.
« Les puissants du monde, fascinés par les chiffres astronomiques de leurs bénéfices et les avantages dus à leurs énormes revenus économiques, ferment les yeux devant la douleur infinie des peuples dépouillés... »
« Les peuples indigènes ont été frustrés dans leur espoir de trouver des chemins donnant accès à une participation à la vie de la société mexicaine... »
« Avec une obstination admirable, les pauvres du Chiapas ne cessent de chercher des alternatives. »
« Notre Église diocésaine a assumé la mission prioritaire de réaliser une évangélisation intégrale et libératrice des pauvres. »
Un supplément spécial (11 pages) à commander à DIAL (20 F l’exemplaire).
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2273.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : SIC, novembre 1998.
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.