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DIAL 2269

MEXIQUE - La guerre au quotidien

André Aubry

vendredi 1er janvier 1999, mis en ligne par Dial

Le 1er janvier 1994 eut lieu la première manifestation publique de l’Armée zapatiste de libération nationale. Selon les propos de l’écrivain Carlos Fuentes, l’EZLN inaugurait ainsi une nouvelle forme de lutte pour le XXIème siècle, mettant un terme au style des guérillas qui ont sévi en Amérique latine au XXème siècle. Cinq ans après, quelle est la situation au Chiapas ? De quelle façon réagit le gouvernement mexicain ? André Aubry, de l’INAREMAC à San Cristóbal de Las Casas, présente une analyse d’ensemble.


San Cristóbal de Las Casas, 7 décembre 1998.

Notre guerre serait une guerre “douce” : sans coups de feu, elle n’effraie pas les agences de voyage et ne devrait pas décourager les investissements étrangers. Voyez : limitée à quatre bourgades perdues et de surcroît non touristiques, la guerre light du Chiapas est sagement gérée par le dialogue et combattue par le développement grâce aux initiatives productives d’un pays qui s’ouvre progressivement à la vie démocratique, au point d’admettre en son Parlement une majorité d’opposition. Elle ne perturbe pas la vie quotidienne ; ne croyez pas les mauvaises langues de la presse ni le discours des activistes des droits de l’homme. Le Chiapas, en dépit des agitateurs internationaux, reste accueillant et ses gens sont pacifiques. Remplissez nos hôtels et déposez votre confiance en notre économie disciplinée, ouverte au libre commerce, y compris avec l’Europe.

Pour tenir ce discours, les administrateurs de la guerre - le “coordinateur du dialogue” Rabasa, qui n’a jamais rencontré son interlocuteur, et son adjoint Arias - doivent faire leurs valises à l’improviste, pour faire contrepoids, dès que Don Samuel parle devant une tribune internationale, ou lorsque les négociations avec l’Union européenne sont contaminées par des “rumeurs”, ou à la veille du voyage du pape ; ils courent à Barcelone, Bruxelles, Strasbourg ou Rome.

La guerre de basse intensité

Effectivement, notre guerre n’est pas conventionnelle, elle n’est qu’une “guerre de basse intensité”. Cependant, cette “guerre irrégulière” (selon le vocabulaire des manuels de la défense) vise “l’extermination” de son ennemi, mais seulement par les moyens mesurés de la “guerre psychologique” qui lui donne son visage quotidien caractéristique, parce qu’elle a pour cible “les populations civiles” (susceptibles de s’allier avec l’adversaire) et “ce qu’elles ont dans la tête”.

Elle a éclaté le 9 février 1995 par un spectaculaire déploiement de l’armée, après le torpillage de deux dialogues, ceux de la Cathédrale de la Paix (février 1994) et de la Forêt (15 janvier 1995). L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), au lieu de contre-attaquer, se retira dans le maquis, laissant la porte ouverte à un troisième dialogue, celui de San Andrés (à partir d’avril 1995) grâce à l’obstination de la CONAI (instance de médiation) et du pouvoir législatif (représenté par la COCOPA) à la faveur d’une loi ad hoc.

La première escalade se fit sentir au lendemain de la Consultation nationale (août 1995) - initiative zapatiste - par laquelle l’EZLN acceptait de se transformer en “force” politique, défi plus redoutable que celui de la guérilla pour les stratèges de la “guerre de basse intensité”. La zone nord de l’État, la zone chole, qui servit de laboratoire pour entraîner, essayer et modéliser une nouvelle stratégie mise au point pour de nouveaux acteurs de la guerre : les paramilitaires, couverts par les forces armées et entraînés par ses retraités ou militaires en congé.

Au bout de 2 ans, la méthode fut au point et s’exporta au centre de Los Altos de Chiapas, chez les tzotzils de Chenalhó (à partir de mai 1997). Elle culmina avec le massacre d’Acteal (22 décembre 1997).

En 1998, elle s’étendit à l’ouest (El Bosque, tzotzil) et à l’est (la forêt ou selva : tzeltale), au sud (vallées centrales : tzotziles) avec de nouveaux sommets : les attaques des municipes autonomes de Taniperlas (11 avril), Tierra y Libertad (1er mai), Nicolas Ruiz (3 juin) et El Bosque (11 juin). Les canons ont retenti et des morts sont tombés, ce qui motiva le retrait de la CONAI.

Un bref bilan

Le bilan en chiffres ronds : une armée d’occupation de 40 à 60 000 hommes, une douzaine de groupes paramilitaires, 20 000 déplacés, 500 morts, et des dizaines de prisonniers politiques.

Le théâtre de la guerre, ce sont des villages, fantômes ou désarticulés (même s’ils ne sont pas réputés zapatistes), sur toute la surface indigène du Chiapas. Les paramilitaires, les morts et les déplacés sont tous indigènes. Les brillantes exploitations paysannes alternatives (non gouvernementales) dont le chiffre d’affaires total se mesure en millions de dollars (café biologique de Majomut et de l’ARIC indépendante, élevage d’Union Progreso) sont démantelées ; la campagne est en friche parce que ses paysans, désœuvrés et affamés, sont intimidés par des vols rasants quotidiens ou parce que leurs parcelles de culture ont été confisquées par les paramilitaires ; leurs enfants sont sans écoles parce qu’elles hébergent l’armée. Les barrages militaires qui isolent les villages découragent le transport et le commerce.

Les paramilitaires sont coordonnés depuis septembre 1997 par une nouvelle institution indigéniste de l’État du Chiapas, les “Comités municipaux de sécurité publique”, gérés par une demi-douzaine de ministères, l’armée, la police, et le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) local. Ils ont évincé les autorités éjidales, coutumières et municipales, de sorte que le symbole du pouvoir local n’est plus le traditionnel bâton de commandement : c’est l’AK47 ou l’UZI du patron paramilitaire. Cette nouvelle gestion, assortie de drogue et prostitution, envenime, fragmente, déchire, et polarise le tissu social de tous les villages.

Une vie quotidienne partout marquée par la guerre

Les agents de développement, ou de la solidarité nationale, ou de l’aide internationale fort active sont soumis à des interrogatoires qui mettent en péril leur équipement, leurs personnes ou leurs bénéficiaires.

Les chercheurs de terrain, quelle que soit leur discipline sont menacés, en prison comme Valdés Ruvalcaba, ou sanctionnés comme Köhler quand leurs travaux de recherche n’ont pas été soumis à l’avance aux autorités politiques de l’État ou n’ont pas informé ces derniers de leur terrain de recherche ou de leurs contacts locaux, comme vient de le dénoncer l’American Association for the Advancement of Science.

Les prêtres et religieuses sont harcelés par les paramilitaires qui occupent 49 de leurs églises (l’une d’elles convertie en bordel, une autre en grange, une autre en salle d’entraînement aux armes, etc.), et interrogés par les militaires sur Don Samuel, la théologie de la libération et la théologie indienne.

Les journalistes sont obligés de prouver par des papiers leur mission de reportage, leur voiture fouillée avec livres et notes, et parfois réprimandés pour leurs articles.

Les touristes, s’ils sont en groupe, ont dans leur car un policier déguisé en guide et, s’ils sont isolés, piégés par des agents de renseignement dans les restaurants, les cybercafés, les téléphones ou fax publics et, s’ils s’aventurent dans la nature pour chercher les paysages, déclarés suspects et obligés de retourner à la ville sous prétexte que le site qu’ils ont choisi “n’est pas touristique”.

Les observateurs doivent déclarer un mois à l’avance, dans leur consulat, les lieux et personnes à visiter, ce qui ne les empêche pas de subir le sort des 133 italiens, de Tom Hansen, Peter Brown ou d’autres moins célèbres : expulsés ou “rapatriés volontairement”. Les étrangers, même résidents (comme Michel Chanteau [1]), intimidés par des interrogatoires qui mettent en jeu leur permis de séjour, ou menacés par des propos xénophobes.

Les nationaux qui ont une relative notoriété (par leur militance, leur plume ou leur succès professionnel) ont leur téléphone et courrier piégés, et parfois sont suivis, à pied ou en voiture, dans leurs déplacements en ville.

Tous doivent se rendre à l’évidence que, partout, les murs ont des oreilles : celles du CISEN, le service de renseignement créé par et pour la guerre.

Rencontres avec la société civile et la COCOPA

Malgré ces entraves, les étrangers persistent à venir regarder ; la solidarité internationale croît et s’impose, principalement depuis l’Amérique du Nord et l’Amérique latine, l’Europe et même l’Australie. Les observateurs insistent. Les prêtres et religieux du diocèse restent imperturbables. Les déplacés, de soi pluraux et d’horizons divers, restent fermes, tenaces, avec des plans concrets de résistance.

Pour les autres, la récente “Rencontre” de l’EZLN avec la société civile et la COCOPA est un bon baromètre. Malgré un silence de deux ans, ont afflué : 750 journalistes, plus de 400 organisations sociales indépendantes y compris du patronat, 3 500 participants dont des personnalités nationales (et des messages de l’étranger),1 700 paysans du Chiapas qui n’ont pas hésité à braver les barrages militaires pour former un ceinturon de sécurité protecteur des 30 délégués zapatistes, et des observateurs de 18 pays.

L’EZLN, loin de s’affaiblir ou de déserter comme le propagent les rumeurs, y a fait part de l’envoi de cinq mille cadres, hommes et femmes, pour la nouvelle Consultation nationale dans les 2 500 communes du pays (sur la proposition de réforme constitutionnelle rédigée en novembre 1996 par la COCOPA), avec ses quatre étapes : promotion, réalisation, diffusion de ses résultats, et leur remise en forme au Parlement.

Lors d’une première rencontre avec la COCOPA, les délégués zapatistes ne l’ont pas sourdement brimée (comme le fait sans cesse le gouvernement), mais l’a ouvertement semoncée pour la timidité et la trop peu sérieuse préparation de la nouvelle équipe ; puis, lors d’une deuxième et longue réunion, ils ont ouvert avec elle un franc et constructif dialogue, bien salué par l’instance législative. Mais, fermes, ils ont refusé de recevoir deux enveloppes scellées (comme celle de décembre 1996 qui avait créé la crise du Dialogue) que le gouvernement voulait leur remette en passant par la COCOPA. Ce faisant, l’EZLN posait à la COCOPA et à l’opinion, le problème de la nécessité d’une médiation pour la reprise du dialogue.

Ces signaux sont-ils ceux de l’espérance au sein du désarroi ou l’annonce, par dépit, d’une nouvelle escalade dans la guerre de basse intensité ?


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2269.
 Traduction Dial.

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[1Michel Chanteau, prêtre français vivant au Chiapas depuis 32 ans fut expulsé du Mexique le 26 février 1998 (cf. DIAL 2208) (NdT).

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