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CUBA - Agroécologie : l’autre révolution
Carmelo Ruiz Marrero
mercredi 9 octobre 2013, mis en ligne par
L’Institut national pour la recherche agronomique (INRA, France), l’un des organismes moteurs de la révolution verte dans les années 60, avec, comme corollaire, l’utilisation massive d’engrais et de pesticides, a fait depuis 2010 de l’agroécologie un de ses deux chantiers scientifiques prioritaires. Dans un entretien publié sur le site du journal Le Monde Philippe Lemanceau, actuel directeur de l’unité Agroécologie à l’INRA, expliquait ainsi récemment :
« On s’est rendu compte que l’agriculture avait, certes, pour objectif la production et la sécurité alimentaire, mais aussi celui de rendre des services environnementaux – éviter de contribuer au réchauffement climatique, empêcher la détérioration des sols, garantir une eau pure, éviter les invasions de pathogène – le tout dans un contexte de forte croissance démographique au niveau mondial. C’est un changement de paradigme : on n’est plus dans l’affrontement entre agronomie et écologie, agriculture productiviste et écosystèmes, mais dans leur réconciliation. » [1]
Dans ce contexte, nous proposons de faire retour sur l’expérience novatrice cubaine, conduite depuis les années 1990. Article de Carmelo Ruiz Marrero publié par 80grados (Puerto Rico), le 7 juin 2013.
« Durant les années les plus difficiles de la Période spéciale [2], nos paysans et nos chercheurs en agronomie ont trouvé d’innombrables solutions innovantes. Il y avait un objectif et une priorité : récupérer nos systèmes agricoles et produire le nécessaire à notre alimentation. Nous avions cependant besoin de concepts qui intègrent et adaptent les changements déjà inévitables, et nous les avons trouvés dans l’agroécologie. » Orlando Lugo Fonte, président de l’Association nationale des petits producteurs de Cuba [3]
Cuba est le pays qui a le plus avancé dans le passage de la production agricole traditionnelle à la production biologique, et dans le laps de temps le plus court. De nombreux experts et observateurs ont rendu compte et fait l’éloge du succès de cette transition, parmi lesquels Peter Rosset, Miguel Altieri, et les organisations Food First et Worldwatch Institute [4]. Elles ont même fait l’objet d’un documentaire intitulé The Power of Community : How Cuba Survived Peak Oil [5].
Le pays s’est trouvé dans une situation très inhabituelle et critique au début des années 90. Avec l’effondrement du bloc soviétique, les aides que recevait Cuba sous forme de produits alimentaires et d’intrants agricoles ont cessé du soir au matin, provoquant une crise sans précédent. Mais le pays s’en est sorti grâce à la transformation réussie de son modèle agricole, en l’orientant vers une agroécologie reposant sur de petites unités de production.
Lors du mois de mars passé, alors que je séjournais dans la ville colombienne de Medellín, j’ai eu le grand plaisir d’échanger avec les professeurs cubains Fernando Funes et Luis Vázquez, deux avocats de l’agroécologie jouissant d’une reconnaissance internationale et enseignants du programme doctoral de la Société scientifique latino-américaine d’agroécologie [6]. Entre de longues promenades dans le centre-ville et quelques bières dans le quartier de Pilarica, nous avons pu longuement dialoguer sur les défis de l’agriculture, l’écologie et le socialisme. Cet article se fonde sur ces conversations et sur des écrits de Funes et d’autres auteurs.
Funes écrit qu’après le retrait de l’aide soviétique « la situation critique ainsi créée dans le secteur agricole cubain ouvrit la voie à la transformation de la structure agraire et à la possibilité d’atteindre une nouvelle dimension technologique, économique, écologique et sociale, ceci afin de parvenir à la sécurité alimentaire grâce à de nouvelles méthodes et de nouvelles stratégies » [7].
Avant de chercher à appliquer les expériences cubaines dans d’autres pays et contextes, il faut connaître la conjoncture unique et extraordinaire de Cuba. La révolution de 1959 et la réforme agraire qui la suivit ont été un événement unique dans l’histoire de l’Amérique latine. Lors de la révolution cubaine la classe dominante a été extirpée à la racine et expulsée. Les classes possédantes latino-américaines, appuyés par les redoutables services de contre-insurrection états-uniens n’ont lésiné sur aucun moyen pour s’assurer que jamais ne se reproduise une révolution telle que celle de Cuba.
Un des principaux facteurs du succès de l’agriculture écologique et de la souveraineté alimentaire à Cuba est l’appui de l’État. L’expérience cubaine prouve de façon saisissante que pour se lancer sur la voie de l’agroécologie un engagement important du secteur public est nécessaire, et contredit l’image d’un gouvernement cubain bureaucratique, sans créativité ni imagination. Si l’État cubain avait été aussi rigide et impuissant que le prétendent les détracteurs de la révolution il n’aurait pas pu prendre, de façon rapide et décisive, les mesures nécessaires pour éviter une crise alimentaire fatale.
Parmi les décisions concrètes prises par le gouvernement il faut inclure la mise en place de 276 établissements de reproduction d’entomophages et d’entomopathogènes (organismes qui sont des ennemis naturels des fléaux agricoles), un Programme national d’agriculture urbaine subdivisé en 26 sous-programmes qui englobent la production de légumes, de plantes médicinales, de condiments, de grains, de fruits et l’élevage d’animaux (poules, lapins, ovins, caprins, porcins, abeilles et poissons), qui ont été développés dans l’ensemble du pays, ainsi qu’un programme de promotion de l’agriculture écologique dans le cadre de l’Association nationale des petits agriculteurs (ANAP).
Funes décrit les fondements de cette révolution agricole écologique : « Ces avancées vont de l’usage de biologique-pesticides et de contrôles biologiques jusqu’aux diverses utilisations d’engrais biologiques, compost, humus de vers de terre, de biotierra [8], de la traction animale etc. à grande échelle et de manière rapide ». Les techniques qui ont été explorées et développées intègrent aussi la polyculture, la rotation, l’utilisation intelligente de légumineuses qui fixent l’azote et une grande variété de solutions écologiques aux problèmes des fléaux agricoles et des mauvaises herbes.
Conjointement à l’innovation, il y a eu une reconnaissance pleine et entière de traditions anciennes de grande pertinence et utilité. Funes explique : « La combinaison des pratiques traditionnelles de culture et de fertilisation biologique courantes dans la campagne cubaine, apportées d’Europe par les immigrants espagnols il y a plusieurs siècles, et des stratégies adaptées d’utilisation du climat, des phases de la lune et souvent même des croyances religieuses et dictons enracinés dans la sagesse paysanne, a permis, sans aucun doute, que ce secteur ait été celui qui s’est récupéré de la manière la plus convaincante et rapide de la crise ouverte par l’arrêt de la fourniture d’intrants. »
Mais l’action de l’État à elle seule, bien que nécessaire, n’est pas suffisante pour faire avancer l’agroécologie. On en a déjà eu la preuve au Venezuela, en Bolivie et en Équateur, où des gouvernements progressistes à orientation bolivarienne souhaitent agir en faveur de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie et en ont fait des politiques d’État. De façon hiérarchique, du haut vers le bas, ces gouvernements ont transmis des directives à cet effet aux universités publiques et aux ministères de l’agriculture, et rien ne s’est passé. Les bureaucrates, agronomes et universitaires formés dans le moule de l’agriculture industrielle et conventionnelle (connu comme le modèle de la révolution verte) ont tout simplement ignoré les instructions des hautes sphères et ont continué à faire ce qu’ils avaient toujours fait, privilégier la monoculture et les engrais chimiques toxiques et refusé de s’ouvrir aux aux nouveaux discours et concepts agricoles issus de l’écologie et de la mobilisation populaire.
Cuba a évité que sa révolution agricole subisse ce sort grâce à une combinaison de décentralisation et de modèles participatifs. Les entreprises agricoles d’État ont cédé la place à des Unités de base de production coopérative. Funes explique que « l’idée de “se sentir maître” a favorisé un engagement plus important dans la prise de décision et a placé l’individu en situation d’élaborer des stratégies d’autogestion, à une échelle moindre dans ce cas, ce qui a joué en faveur de résultats économiques et d’une productivité supérieures [9] ».
La révolution cubaine agroécologique s’est distinguée par le développement de méthodologies participatives nouvelles et novatrices dans le domaine de la recherche agricole en employant des processus horizontaux de validation, débat et adaptation des nouvelles idées et propositions. Ces méthodologies, qui doivent beaucoup à la pédagogie de Paulo Freire, sont connues collectivement comme : Paysan à paysan (CAC, pour son sigle en espagnol). Né en Amérique centrale dans les années 70, le CAC a révolutionné l’agriculture écologique dans toute l’Amérique latine et commence à avoir une influence à niveau mondial.
Selon l’ouvrage récent Révolution agroécologique à Cuba, « le CAC est une méthodologie dynamisante qui place le paysan et sa famille dans une situation de protagonistes de leur propre destin ; par contraste avec l’extensionismo classique [10] – étatique et démobilisateur de la base paysanne – s’appuyant sur le technicien comme vecteur du savoir… il s’appuie sur la transmission horizontale et l’élaboration collective de connaissances, pratiques et méthodes. C’est-à-dire qu’il essaie d’intégrer tradition et innovation paysannes en complément des résultats de la recherche scientifique en agroécologie. En résumé, affirme le livre, « l’agroécologie a réussi en dix ans environ ce que le modèle traditionnel n’a jamais réussi ni à Cuba ni ailleurs : produire plus avec moins de moyens (devises, intrants et investissements » [11].
D’après Orlando Lugo Fonte, président de l’ANAP, le facteur le plus important dans le succès de l’agroécologie à Cuba, c’est « la Révolution, qui nous a donné et garanti la propriété de la terre, qui socialement, techniquement et sur le plan éducatif nous a fait progresser ; qui nous a inculqué les valeurs du collectivisme, la coopération et la solidarité. Mais par-dessus tout, elle a donné leur dignité à l’homme et à la femme du monde paysan et les a rendus maîtres et responsables de beaucoup plus que de leur parcelle. Elle en a fait des femmes et des hommes conscients de leur responsabilité : nourrir le peuple et protéger l’environnement afin que les générations futures de Cubains puissent aussi se nourrir et disposent de terres propres et saines où vivre. »
« Grâce à toute son histoire révolutionnaire, depuis le XIXe siècle, la paysannerie cubaine a accumulé de très nombreuses expériences », affirme João Pedro Stédile, membre de la Coordination nationale de La Via Campesina - Brésil et du Mouvement des sans terre (MST). « En plus d’être passée par la Révolution verte, la paysannerie cubaine a maintenu vivante sa Révolution populaire et résiste désormais depuis 50 ans à toutes les agressions de l’impérialisme. Pour cette raison, c’est aujourd’hui le secteur paysan le mieux préparé, idéologiquement et scientifiquement, pour nous aider, nous les paysannes et paysans du monde, à affronter les défis qu’impose le capital. » [12]
Il ne faudrait pas pour autant oublier toute perspective critique et avoir une vision romantique ou idéalisée de la réalité cubaine. L’agroécologie à Cuba affronte de sérieux défis et contradictions [13]. Le gouvernement cubain ne semble pas avoir l’intention d’écarter le modèle d’agriculture traditionnelle ; en outre, il est en train de développer des cultures transgéniques [14], chose que Funes a critiquée publiquement [15]. Certains, dans les hautes sphères du Parti communiste, voient l’agroécologie comme un pansement temporaire à abandonner une fois terminée la période spéciale. Mais Funes et bien d’autres agriculteurs cubains sont convaincus que l’agroécologie est aujourd’hui le chemin adéquat et le restera demain : « Pratiquons aujourd’hui une agriculture biologique non par nécessité mais avec la conviction que c’est réellement la voie à suivre » [16].
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3253.
– Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
– Source (espagnol) : 80grados, 7 juin 2013.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Bolis, Angela, « L’agroécologie, un chantier prioritaire pour l’INRA : entretien avec Philippe Lemanceau », Le Monde.fr, 24 avril 2013. http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/04/24/l-agroecologie-un-chantier-prioritaire-pour-l-inra_3165681_3244.html. [consulté le 9 octobre 2013].
[2] Nom donnée à la période de crise économique qui a suivi la dissolution de l’URSS en 1991, qui a eu notamment pour conséquence de réduire considérablement l’approvisionnement en hydrocarbures de l’île.
[3] Citation tirée du prologue rédigé par Orlando Lugo Fonte pour l’ouvrage Revolución agroecológica en Cuba : el movimiento Campesino a campesino de la ANAP en Cuba [Révolution agroécologique à Cuba : le mouvement Paysan à paysan de l’ANAP à Cuba], de B. M. Sosa, A. M. Roque Jaime, D. R. Avila Lozano et P. M. Rosset. Première édition publiée à Cuba en 2010.
[4] Fernando Funes et al., Sustainable Agriculture and Resistance : Transforming Food Production in Cuba [Agriculture durable et résistance : transformer la production alimentaire à Cuba], Food First Books ; Ben Block, « Traditionnal Farmer Knowledge Leads Cuba to Organic Revolution », Worldwatch Institute.
[5] Ce documentaire peut être vu et téléchargé librement (anglais sous-titré espagnol) : http://vimeo.com/8653921 – note DIAL.
[6] Blog du programme doctoral de la SOCLA : http://doctoradoagroecoudea.wordpress.com/.
[7] Fernando Funes Monzote, « La agricultura cubana en camino a la sostenibilidad » [L’agriculture cubaine sur la voie de l’agriculture durable], revue LEISA, juillet 2001.
[8] Mélange de terre et de compost, principalement à base de résidus de canne à sucre.
[9] Le féminin pluriel provient de l’application de la règle de l’accord de proximité – note DIAL.
[10] Politiques publiques visant à fournir aux agriculteurs différents outils technologiques susceptibles d’améliorer la productivité – note DIAL.
[11] B. M. Sosa, A. M. Roque Jaime, D. R. Avila Lozano et P. M. Rosset, Revolución agroecológica en Cuba : el movimiento Campesino a campesino de la ANAP en Cuba [Révolution agroécologique à Cuba : le mouvement Paysan à paysan de l’ANAP à Cuba], Cuba, 2010.
[12] Citation tirée du prologue de João Pedro Stédile à Revolución agroecológica en Cuba , op. cit.
[13] Miguel Altieri et Fernando Funes Monzote « La paradoja de la agricultura cubana » [Le paradoxe de l’agriculture cubaine], http://www.nodo50.org/ceprid/spip.php?article1395.
[14] Informations sur les OGM à Cuba rassemblées par le Projet de biosécurité de Porto Rico, http://bioseguridad.blogspot.com/search/label/Cuba.
[15] Transgénicos : ¿Qué se gana ? ¿Qué se pierde ? Textos para un debate en Cuba [Transgéniques : que gagne-t-on ? que perd-t-on ? Textes pour un débat à Cuba], textes rassemblés par Fernando Funes Monzote et Eduardo Francisco Freyre Roach, http://www.cfv.org.cu/publicaciones/lib64transg.html.
[16] On peut voir en ligne une conférence donnée par Fernando Funes sur « L’agroécologie à Cuba » (espagnol)
Messages
1. CUBA - Agroécologie : l’autre révolution, 10 octobre 2013, 00:57, mis en ligne par Claude Beaule
Bravo vos commentaires au sujet de l’agroécologie sont très pertinents. Nous avons de loin regardé les Cubains se débrouiller avec un monde sans pétrole ou presque, leur exemple d’organisation et de survie en production alimentaire organique est remarquable.
On devrait les remercier et nous y mettre le plus rapidement possible car nous seront plongés dans la même situation avant longtemps.