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DIAL 3359
Histoire d’une sans-papiers : Traversée du désert de Sonora-Arizona, chapitres IX-XI
Ilka Oliva Corado
mercredi 17 février 2016, mis en ligne par ,
Ilka Oliva Corado, guatémaltèque, vit désormais aux États-Unis. Dans Historia de una indocumentada : Travesía en el desierto de Sonora-Arizona, publiée en 2014, elle témoigne du périple qui l’a menée du Guatemala aux États-Unis. Aux frontières de l’Europe, des États-Unis, du Japon, ailleurs aussi, tous les jours, des migrants tentent, comme elle, de parvenir de « l’autre côté ». La traduction de ce livre a paru en trois fois, dans les numéros de décembre 2015 (chapitres I-IV), janvier (chapitres V-VIII) et février 2016. Nous publions ici les chapitres neuf à onze, qui concluent l’ouvrage.
>> Lire les chapitres I à IV.
>> Lire les chapitres V à VIII.
Chapitre IX
Nous réussîmes à sortir du ravin et nous nous éloignâmes, pensant que nous laissions derrière nous le supplice des embuscades. La frontière n’est pas comme on nous la raconte et c’est pour cette raison que tant de vies s’y perdent en tentant d’atteindre les États-Unis. On n’entend pas parler des policiers qui tirent sur les sans-papiers alors que c’est une réalité quotidienne. Mais, qui les accuse ? Pire encore : qui croit en la parole d’un sans-papiers ? Personne. Nous, sans-papiers, ne sommes pas considérés comme des êtres humains au sein de ce pays, tout au plus, avec un peu de chance, sommes-nous la main-d’œuvre bon marché dont tirent profit des millions d’Anglo-Saxons, mais rien de plus.
Nous parvînmes à avancer de quelques kilomètres et nous retrouvâmes d’autres groupes qui avaient réussi à échapper aux rafles. Nous étions près de la colline que nous avions aperçue et l’idée de la gravir me trottait dans la tête mais les conditions physiques du groupe nous en empêchaient. J’avais gravi des volcans au Guatemala et m’étais entraînée en montagne, du fait de mon travail comme arbitre de football, et cette colline imposante m’attirait. Ce fut instinctif, dès que je l’ai aperçue la première fois, j’ai su que ce serait notre planche de salut.
J’ai aussi appris, pendant mon enfance, la façon d’amortir les chocs lors des chutes quand nous partions en expédition mes amis et moi dans les villages voisins : c’était des chutes en cascade dans des enfilades de ravins. Ce qui importe dans une descente de cette importance, c’est de prendre immédiatement la position fœtale, de se couvrir ainsi les côtes, pour protéger les organes internes, et de se cacher le visage avec les mains. Une autre technique peut être de courir en suivant la pente, en profitant de la vitesse et de l’élan ; mais ce n’est pas possible quand le terrain est semé d’obstacles, comme c’était le cas des cactus dans le ravin.
Nous avancions lentement car nous n’avions plus la force de hâter la marche, le moral du groupe était au plus bas et, à cause de cette lenteur, nous ne pûmes pas échapper à l’embuscade de la police montée, des motards, et des fourgons pour chiens : ils attendent le bon moment pour allumer leurs phares, énormes projecteurs qui nous aveuglent et nous font perdre quelques secondes, qui sont autant de gagnées pour eux. Mais comme ce n’était pas la première fois nous nous remîmes à courir à toute allure. Et ce furent à nouveau les balles, les insultes, les coups de matraque, les chiens, les hommes en civil et les viols. La jeune femme blessée ne pouvait plus avancer ; la chute avait aggravé l’état de sa cheville, l’inflammation et la douleur l’en empêchaient ; alors, à tour de rôle, l’homme à la Bible et moi, nous la portions sur le dos. Personne d’autre n’a voulu participer ; ils disaient tous qu’ils étaient trop épuisés pour aider les autres.
Le coyote s’arrêta et nous dit qu’il valait mieux nous rendre avant qu’ils ne nous tuent. Ses paroles ont fini de décourager le groupe et, avec mon mauvais caractère, je fus prise d’une colère noire. Il commença à se diriger vers l’endroit où était la police et je courus pour l’arrêter, lui collai un revers et le jetai au sol. Je le relevai ensuite et le plaquai contre ma poitrine en le tenant par le col de sa chemise, son visage à quelques centimètres du mien. Ma réaction l’immobilisa, il ne s’attendait pas à une réaction de ce genre de la part d’une femme ; j’enlevai mon passe-montagne, le regardai droit dans les yeux et lui dis : « Tu fais ton petit macho parce que tu es coyote, eh bien montre-nous que tu es un homme ! Tu viens avec nous ou je me charge de t’éclater le nez à coups de poing. Tu ne vas pas nous laisser tomber ! » Pour moi, lui flanquer des coups était on ne peut plus facile ; j’ai grandi entourée d’hommes, à échanger des coups dans des bagarres de rue, avec tous les gamins qui me provoquaient. C’était une réponse naturelle à mon environnement d’alors. La Ilka des quartiers populaires resurgissait.
Mon ton de voix et ma colère l’ont fait réagir et, à partir de ce moment-là, les choses changèrent. J’ai montré la colline et j’ai dit à tous que notre seul échappatoire était de la gravir, même si nous risquions ainsi de nous perdre complètement dans le désert ou de mourir en chemin. La pente était très raide mais nous devions faire vite car le jour allait bientôt se lever et la migra pourrait alors nous voir. Le groupe de femmes se joignit immédiatement à moi, ce sont les hommes qui hésitaient à suivre une femme. Mais l’homme à la Bible les convainquit quand il se joint au groupe et que nous commençâmes à avancer. Cela se joua à quelques secondes tandis que la migra contrôlait les migrants des autres groupes qu’elle avait déjà arrêtés.
Avant de grimper, nous nous mirent en quête de branches sèches qui nous serviraient de bâtons ; nous en trouvâmes une en forme de fourche qui servit de béquille à la fille à la cheville abîmée. Nous nous embrassâmes tous encore une fois car la montée ne serait pas facile et à la moindre chute, c’était la mort assurée. Il n’y avait pas de chemin tracé, c’est nous qui le frayâmes.
Le coyote était en colère contre moi, c’était un gamin, mais il comprit la raison de ma réaction et devint un migrant de plus. L’homme à la Bible dit une prière car c’était vraiment nos adieux, notre dernière tentative d’échapper aux balles et aux coups. Les larmes ne tardèrent pas à couler – sauf les miennes. Trois hommes d’un autre groupe s’étaient joints au nôtre après la dernière rafle : tous les autres s’étaient fait attraper sauf eux qui avaient réussi à s’échapper. Ils furent les bienvenus et firent vite partie de l’équipe.
En nous agrippant aux branches des cactus et aux pierres, nous commençâmes notre ascension. Au loin on apercevait les phares des motos et des quatre-quatre qui circulaient en cercles ; les gémissements résonnaient dans l’air du petit matin. L’aube commença à émerger avec ses couleurs flamboyantes jusqu’à ce que le soleil, d’un vif orangé, nous salue. Nous étions à mi-course.
La beauté éblouissante de cette aube, contemplée des flancs de cette colline du désert, a été une des plus belles expériences de ma vie. L’évoquer maintenant m’emplit les yeux de larmes, des larmes de gratitude. Je suis quelqu’un qui vit intensément l’instant, et si les circonstances concourent à le rendre lugubre, il n’en est pas moins vrai que même dans des moments sinistres, il y a des enchantements, si on sait voir avec les yeux du cœur. Cette aube fut une renaissance, une respiration et la preuve que nous avions survécu à l’obscurité fatale.
Nous arrivâmes au sommet et contemplâmes d’en haut la beauté de ce désert généreux qui nous avait permis d’échapper à la mort. Nous décidâmes de rester là jusqu’à midi pour nous reposer. Le froid du matin laissa place à une brise chaude intermittente qui nous brûlait les narines quand nous respirions. Nous nous déchaussâmes et nous allongeâmes sur le sol froid qui se réchauffait lentement. J’avais perdu mon passe-montagne et mes gants pendant l’ascension et tous ont pu voir alors mon visage basané, xinca et garifuna [1] qui, ici, me donnait l’air d’une native de Veracruz.
Des hélicoptères, de petits avions passaient régulièrement, survolant la zone, si proches de nous que se formaient de petits tourbillons chauds de vent et de poussière qui nous enveloppaient. À deux heures de l’après-midi, nous commençâmes à descendre, mais par l’autre côté, pour ne pas retourner là où la migra avait abattu autant de sans-papiers. À ce moment-là, l’inflammation croissante de mon genou me fit pleurer de douleur. Quand j’étais sortie du ravin où nous étions tombés, j’avais mis de la pommade qui avait soulagé la douleur mais des heures s’étaient écoulées et les effets du choc commencèrent à se faire fortement sentir.
Malgré tout, la blessure était moins grave que celle de la femme à la cheville abîmée ; j’étais sûre qu’elle avait une fracture mais je n’ai pas voulu le lui dire pour ne pas l’angoisser ; il lui était même impossible de poser la pointe du pied par terre. Nous avons continué à l’aider, l’homme à la Bible et moi ; les autres étaient déjà bien occupés par leurs ampoules aux pieds et leur état de santé. Nous avions tous de la fièvre ; je crois que c’était à cause de toutes les épines de nopal plantés dans nos corps, qui, en plus, provoquent de telles démangeaisons de peau qu’on a envie de se l’arracher.
Quand la douleur devint insupportable, je commençai à prendre du retard sur le groupe, je ne voulais parler à personne, j’étais très irritée par ce problème au genou et la douleur insupportable qui, plus d’une fois, m’obligea à me mordre les lèvres. Quand mon professeur de quatrième année de primaire s’était rendu compte que je ne m’exprimais que par les coups, il m’avait suggéré de chanter quand je me sentirais seule, je connaîtrais ainsi ma voix qui était l’expression de mon être intérieur. Toute ma vie j’ai chanté et, dans ce désert, je n’ai pas manqué de le faire. Nous devions avancer en silence le plus possible, mais je chantais mentalement et cela m’évitait de penser à la douleur qui me rongeait.
À l’âge de 19 ans, j’ai eu une lésion des ligaments croisés et du ménisque si grave que si j’étais opérée, il était très probable que je ne pourrais plus courir. En regardant les résultats des examens, le médecin se rendit compte que mes genoux étaient, pour ainsi dire, plus âgés que moi, qu’ils étaient très usés et, alors que j’avais 19 ans, ils avaient l’air de ceux d’une femme de 40 ans. J’ai 34 ans et eux ont l’air d’en avoir 60, leur condition se dégrade de jour en jour mais cela m’est égal, rien ni personne ne me détournera de la passion de ma vie.
Le médecin m’avait interdit les fortes pentes et la course à vive allure, pour ne pas les user davantage, mais je n’allais pas renoncer à mon rêve d’être arbitre internationale ; je venais juste d’entrer dans la profession et renoncer au sport était pour moi comme un suicide. La première conséquence grave se produit dans ce désert et, pour moi, ce fut l’épreuve du feu.
Ma bande c’était la jeune fille qui l’avait et je n’allais pas la lui réclamer ; la seule chose que j’avais c’était une pommade qui, vu le degré d’inflammation de mon genou, n’avait plus d’effet. J’ai cherché une branche plus grosse pour me soutenir et l’utiliser comme appui car l’autre jambe, qui soutenait tout mon poids, commençait à fatiguer. Nous nous reposions vingt minutes toutes les deux heures. Le crépuscule tomba lentement sur le désert, avec sa palette de mauves, de rouges et d’orangés et, bientôt, la lumière de la lune nous illumina et les étoiles basses se posèrent sur les branches des cactus.
À minuit, nous stoppâmes la marche et nous installâmes, deux par deux, dans les taillis, en choisissant les cactus les plus gros, éloignés les uns des autres d’une cinquantaine de mètres, pour qu’éviter d’être tous découverts, si jamais la migra nous trouvait. Quelques-uns au moins s’en sortiraient. Nous nous couchâmes, quatre femmes ensemble, dans un fossé que nous avions trouvé ; le froid et, pour moi, la douleur de mon genou, nous empêcha de dormir. Toutes les heures nous changions de position, deux au milieu et deux sur les côtés, pour avoir un peu chaud, les bras et les jambes emmêlés de notre mieux.
L’aube fut un spectacle inouï, une sensation difficile à expliquer. Une telle splendeur de la nature est surprenante. Cet émerveillement, au milieu de nulle part, nous fit couler des larmes.
Il ne nous restait qu’un litre de sérum, le mien, et nous le rationnâmes, une gorgée au goulot de la bouteille, toutes les deux heures de marche, pour qu’il y en ait pour tous ; nous nous partageâmes aussi la pomme et la galette.
C’était notre deuxième jour dans le désert ; les corps sans vie de migrants morts en route gisaient sur le sol ; pour certains, seuls restaient les os et les vêtements ; d’autres étaient en décomposition depuis plusieurs jours ; hommes, femmes, enfants. Sans objets personnels, beaucoup criblés de balles, ce qui indiquait que c’était la migra, des groupes de délinquants ou les hommes en civil, bien connus, mais invisibles pour la justice états-unienne. Dans quel enfer étions-nous tombés ?
Chapitre X
Plusieurs membres du groupe vomirent le peu de sérum qu’ils avaient bu quand ils virent les cadavres en voie de décomposition ; d’autres se mirent à prier et l’homme à la Bible leur lisait des psaumes. Nous avions parcouru deux fois plus de kilomètres que lorsque nous arrivâmes à la ligne de démarcation. Trois membres du groupe s’évanouirent, à cause d’une insolation, ce qui nous obligea à nous reposer plus longtemps jusqu’à ce qu’ils récupèrent. Quelques-uns voulaient rester sur place, ils se voyaient déjà morts et, comme c’est depuis toujours, et le sera toujours, ce sont nous les femmes qui se chargent de remonter le moral des hommes forts qui s’effondrent face à l’adversité, nous qui de sexe faible n’avons pas même l’ombre.
Par moments, nous portions sur notre dos la jeune femme et elle marchait parfois avec sa béquille.
Nous ne pouvions pas voir au-delà de deux cents mètres car, si nous étions sur un terrain plat, la vue était obstruée par les cactus. Nous finîmes par entendre des bruits de voitures ; sans aucun doute nous étions près d’une route.
Nous la trouvâmes et la traversâmes un par un, avant d’entrer à nouveau le plus vite possible dans les buissons ; il y en avait une autre, quelques kilomètres plus loin, et nous fîmes de même.
Il nous fallut gravir une petite colline et, d’en haut, nous aperçûmes dans le lointain de hautes tours avec des fils électriques ce qui indiquait que nous étions près d’une ville. La joie nous redonna le courage d’avancer. Je touchais mon genou et disais à la douleur qu’elle n’allait pas me vaincre même si elle me tirait des larmes. Je marchai tout le temps à une centaine de mètres en arrière du groupe. Personne n’osa m’adresser la parole ; je crois que l’expression de mon visage et ma colère en disaient assez.
Nous nous assirent pour nous reposer et le crépuscule inonda de couleurs le ciel limpide. Distraits par l’illusion d’être proche de l’arrivée, nous fûmes surpris par un autochtone nord-américain qui passait à cheval ; ce ne fut en rien un mirage. C’était bien un Nord-Américain : ils nous vit et continua son chemin sans s’arrêter, sans s’inquiéter non plus. Nous étions dans une réserve. Nous y passâmes la nuit et au lever du jour nous poursuivîmes notre voyage. C’était déjà le troisième jour. Nous ne pouvions pas nous rendre en groupe sur la route pour demander de l’aide car la première chose que les gens feraient serait d’appeler la police et nous livrer à elle et nous n’avions pas risqué notre vie pour ça. Le coyote avait un téléphone portable mais jusque-là il n’avait pas eu de réseau. Il devait indiquer où nous nous trouvions pour que les gens de la maison-entrepôt viennent nous chercher.
Des années après, je fis des recherches sur des cartes et pus vérifier que, depuis le moment où nous étions descendus de la colline, nous avions avancé dans des réserves forestières et des parcs naturels. Notre chemin initial aurait dû nous conduire vers Douglas mais, perdus, nous arrivâmes près de Tucson.
Le chemin devint plus escarpé et nous gravîmes et descendîmes colline après colline. La journée passa ainsi jusqu’à ce que, à la tombée du jour, le coyote réussisse à capter un réseau et reçoive des instructions : nous devions arriver jusqu’à une route où l’on viendrait nous chercher. Nous étions à cinq heures de marche.
Nous abandonnâmes nos sacs-à-dos. Les consignes des gens de la maison-entrepôt étaient qu’il fallait enfiler la tenue de rechange que nous avions amenée et ne garder ni sweaters en double, ni sacs-à-dos. Nous laissâmes tout ici mais je gardai quand même dans la poche de mon pantalon de jogging, le flacon de listérine et le talc.
Une de mes manies consiste à me rincer la bouche avec un antiseptique buccal au moins trois fois par jour ; j’adore cette sensation de fraîcheur et si je ne le fais pas je ne me sens pas bien. Une autre est d’utiliser du talc pour les pieds car je déteste qu’ils soient moites. Je sais que, dans le désert, c’était incongru mais je l’ai fait quand même et depuis, c’est devenu un sujet de blagues pour ma famille et mes amis proches à qui j’ai raconté cette bizarrerie. Qui d’autre aurait eu l’idée d’une chose pareille ? Je suis bien la seule. Mon originalité n’est pas volontaire.
Du haut de la dernière colline grimpée, nous aperçûmes la ville, tout proche, avec ses lumières qui brillaient. Ce moment et cette sensation, je les ai retrouvés des années plus tard, quand j’ai vu le film El Norte ; j’ai pleuré à toutes les scènes.
À dix heures du soir, nous arrivâmes au lieu indiqué et trois voitures sont arrivées et s’arrêtèrent dans un crissement de pneus, sans stopper les moteurs. Nous sortîmes en courant du désert et nous précipitâmes dans les voitures. Les instructions furent similaires à cellesde l’organisation d’Agua Prieta quand nous montâmes dans les taxis. Comme j’étais la plus ronde, je dus me coucher tout en dessous et trois femmes se couchèrent sur moi. Personne ne s’assit sur la banquette arrière ; deux autres s’installèrent à côté du chauffeur, l’une sur le siège et l’autre accroupie à ses pieds. Les autres étaient dans le coffre. Les hommes se répartirent entre les deux autres voitures, selon la même technique. Les trois voitures étaient des berlines récentes. Démarrant dans un crissement de pneus, elles s’éloignèrent du désert pour prendre la route en direction de Phoenix.
En chemin, le coyote nous menaça avec un revolver, nous ordonnant de ne pas bouger car la migra, qui n’était pas toujours en uniforme, arrêtait les voitures suspectes avec plusieurs passagers à l’intérieur et il n’était pas question que cela nous arrive. Il nous menaça aussi de nous tuer sur le champ, si, découverts, nous disions qu’il était le coyote ; lui se tirerait ensuite une balle. Nous ne vîmes pas le trajet effectué car nous étions couchées à plat ventre. Des heures plus tard, nous arrivâmes à Phoenix et ne pûmes sortir de la voiture qu’une fois entrés dans le parking fermé d’une maison, c’était la maison-entrepôt où nous retrouvâmes des douzaines d’autres migrants qui attendaient d’être transférés vers les différents États où vivaient les membres de leur famille.
Nous nous embrassâmes tous quand nous vîmes que tous les membres de notre groupe étaient sains et saufs ; nous avions réussi à survivre à la frontière. Un jeune homme d’une vingtaine d’années sortit d’une chambre, tenant la main d’un garçon d’environ six ans. L’enfant courût comme un fou et se lança de toutes ses forces sur la femme à la cheville blessée, en criant « maman ! » La scène me coupa le souffle, et encore plus quand elle l’embrassa, émue, en le couvrant de baisers ; elle se leva ensuite, souleva son chemisier et enleva une bande qui lui serrait le ventre, révélant ainsi qu’elle était enceinte. Elle ne nous avait jamais dit qu’elle était enceinte et je fus stupéfaite de la voir ainsi, sa bande à la main, et plus encore de voir son ventre de cinq mois. Sous le choc, je m’écroulai complètement et pleurai à chaudes larmes en enserrant sa taille et embrassant son ventre.
Toutes mes douleurs s’envolèrent quand je sentis le bébé bouger dans son ventre. Lui aussi était un survivant. Elle m’embrassa avec une telle force qu’aujourd’hui encore je sens sa peau contre la mienne. Elle s’agenouilla et voulut m’embrasser les mains mais je la rembarrais brusquement. Je lui dis que mon devoir était de les sortir vivantes du désert ; c’est bien pour cela qu’elles avaient décidé de venir avec moi, avec le groupe des hommes, et que je ne pouvais pas les décevoir ; je devais leur prouver que cette histoire d’avoir de la chance était bien vraie. J’expliquai tout cela avec un sourire débordant de tendresse. Elles m’embrassèrent alors toutes et nous pleurâmes ensemble.
Après le dîner, ils commencèrent à contacter les membres des familles pour nous remettre à eux, une fois extorqué une somme d’argent en échange. La prise en otage fait aussi partie de la frontière.
Chapitre XI
« Nous allons te remettre aux tiens mais si quelque chose se passe mal, nous te tuerons » me dit le coyote en pointant son revolver sur ma tempe.
Nous étions dans la maison-entrepôt ; l’organisation avait exigé de ma sœur deux mille dollars de plus que la somme qui avait été fixée. Ils lui donnèrent un jour pour trouver l’argent. Sinon, lui dirent-ils, ils me violeraient et me tueraient ; elle ne retrouverait jamais mon corps car il serait dévoré par les rapaces dans un coin du désert où ils le jetteraient.
Je ne fus pas la seule à être victime d’une telle extorsion ; ce fut probablement le cas de tous. Après notre arrivée, ils appelèrent les membres des familles et demandèrent deux mille dollars de plus pour notre libération. Quand un migrant s’y opposait, ils augmentaient la somme jusqu’à cinq mille. Certains migrants avaient payé cinq mille dollars pour la traversée, d’autres trois mille, huit mille, sept mille, tout dépendait de l’État du Mexique d’où ils venaient, et dans les cas internationaux, du pays. La somme augmente avec l’éloignement du pays ; une personne qui vient du Guatemala paie plus que celle qui vient du Mexique et celle qui vient du Salvador plus encore que celle qui vient du Guatemala. Et ainsi de suite. Les personnes qui viennent du Sud paient des sommes exorbitantes.
Cela varie aussi selon si l’organisation les fait passer depuis la frontière de Tapachula jusqu’aux États-Unis ou seulement la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Les mineurs paient plus cher.
Je dis adieu à ceux qui restaient du groupe avec qui j’avais traversé le désert. D’autres migrants étaient arrivés depuis. Tous les jours à minuit ils en arrivaient d’autres. Tous les matins ils étaient emmenés pour être remis aux leurs, contre la somme d’argent restante.
Quand nous partîmes, je pus voir la maison de l’extérieur car lorsque j’étais arrivée j’étais couchée à plat ventre dans le fond d’une berline, avec neuf autres femmes. C’était une maison située dans une zone résidentielle, avec places de stationnement pour huit véhicules, de grands jardins que je n’avais pas vus de l’intérieur car les fenêtres étaient obstruées par des planches, une maison de trois étages, avec deux pièces sous les combles. À l’intérieur, nous n’étions pas moins de cent personnes chaque jour.
Je montai dans un quatre-quatre, un coyote s’assit à mes côtés braquant un revolver sur mon flanc, durant tout le trajet vers le centre commercial où aurait lieu le transfert.
Je ne devais pas descendre de la voiture jusqu’à la remise de l’argent et pas question de faire un geste déplacé, de crier ou de demander de l’aide ; c’est bien pour ça que le coyote était assis à mes côtés avec le pistolet braqué sur moi, il tirerait sans hésitation. Nous fîmes tout le chemin ainsi et, environ quarante minutes plus tard, nous arrivâmes sur le parking d’un centre commercial où nous attendait un autre coyote qui allait payer l’argent de ma libération et me remettrait à un autre coyote d’une autre organisation qui m’emmènerait de l’Arizona en Illinois.
Au total, depuis le Guatemala jusqu’à l’Illinois, je suis passée entre les mains de six coyotes, de cinq organisations différentes. Le premier qui m’a reçue à l’aéroport de Mexico était une femme avec qui j’ai voyagé en avion jusqu’à Hermosillo, Sonora et, en taxi, jusqu’à Agua Prieta où elle m’a remise à un autre coyote puis est retournée à Mexico.
Au centre commercial, le coyote, ex-mari de la coyote qui m’avait accueillie à Mexico et qui travaillait pour une organisation différente de celle de sa femme, s’approcha, me demanda comment j’allais, je lui répondis « bien » ; il remit l’argent au chauffeur, je descendis du véhicule et montai dans sa voiture ; les deux chauffeurs repartirent par des routes différentes.
Il m’emmène déjeuner et acheter des vêtements de rechange car ceux que je porte sont pleins d’épines de cactus. Il m’achète un hamburger au drive-in et nous entrons au pas de cours dans le centre commercial. J’attrape une tenue de rechange, en me fiant uniquement à la taille et sans regarder les détails. Nous sortons et nous allons chez lui : sa maison est une de ses bâtisses à l’allure de mobile home, c’est une colonie de mobile homes ; il ouvre la porte et je me retrouve face à un autre groupe de migrants enfermés qui attendent qu’on les conduise dans les différents États où des membres de leur famille les attendent. Le travail de ce coyote est de négocier avec les organisations qui font traverser la frontière et lui se charge, pour son propre compte, d’emmener les migrants dans différents États. Durant le trajet, il m’explique que moi je suis en dehors de son itinéraire car il doit remettre les gens dans la direction opposée de celle où je vais. Il contacte donc un autre coyote qui a déjà un groupe à emmener mais qui me fera de la place dans son véhicule : « Tu voyageras dans un van » me dit-il.
Les personnes dans la maison ont les pieds et les mains retenus par des chaînes, pour qu’elles ne tentent pas de s’échapper, me dit-il, et que la migra ne les attrape pas ; il le fait seulement pour leur bien car les gens qui arrivent ont peur et commettent des erreurs graves.
J’attends chez lui jusqu’à cinq heures du soir qu’arrive l’autre coyote avec son van qui, à ma grande surprise, n’est pas d’un modèle récent comme la voiture du coyote, ou celles des coyotes de la maison où j’ai séjourné à Phoenix. Ce coyote a une maison dans la ville de Douglas juste à côté d’Agua Prieta. Il m’explique qu’il est important que sa voiture ait cette apparence et soit de ce modèle parce que nous allons passer par des chemins en pleine campagne et que c’est ce type de véhicule qui circule dans ces endroits-là.
Je fais mes adieux à l’autre coyote, un soda et un hamburger dans l’estomac, vêtue de ma nouvelle tenue et avec la vieille dans un sac en nylon. Le coyote ouvre la porte du van et j’aperçois par terre une série d’hommes couchés sur le dos. Le véhicule n’a que les deux sièges avant. Les autres ont été enlevés pour faire de la place pour les migrants ; à l’arrière on a placé un fauteuil pour que je puisse m’asseoir, moi qui suis la seule femme parmi tous les sans-papiers ; le coyote est accompagné de sa femme et d’un bébé de quelques mois.
Il met l’autoradio à plein volume. Il y a quatre haut-parleurs à l’arrière, semblables à ceux des églises évangéliques pour le culte du dimanche, qui diffusent groupes et corridos [2] de Durango. Il nous faut supporter les hauts-parleurs qui crachent juste dans nos oreilles.
Je compte 19 hommes ; avec moi, nous sommes 20 sans-papiers. Le coyote, qui doit avoir une quarantaine d’années, est installé devant, avec sa femme qui a dit avoir 16 ans et sa petite fille, de quatre mois. Tous les deux sont mexicains et fiers d’avoir une fille née aux États-Unis. À notre grande surprise, le coyote nous dit que ni lui ni sa femme n’ont de papiers. Ils ont une carte routière de papier, de la taille d’une pochette cartonnée, que sa femme lui lit car lui ne comprend pas l’anglais, pas plus qu’il ne le parle, le lit, ou l’écrit.
Le voyage dure trois jours au cours desquels nous traversons le Nouveau Mexique, le Colorado, le Kansas, le Nebraska, l’Iowa, le Wisconsin jusqu’à arriver finalement en Illinois.
Trois jours sans rien manger ni boire car le coyote nous a dit que si nous mangions nous devrions aller aux toilettes et ça, c’était trop risqué. Lui, sa femme et, bien sûr, leur bébé, font leurs trois repas ; ils s’arrêtent sur des aires de repos et reviennent avec de la nourriture qu’ils dévorent en route.
Comme il nous l’avait annoncé, il a roulé en effet sur des chemins éloignés des routes principales et des autoroutes, entre villages et campagne, où les fermes étaient nombreuses. Il ne s’est jamais éloigné de la ligne du train de marchandise qui traversait les champs de soja, de maïs et de haricots, de grandes fermes pleines de bétail avec d’énormes silos peints en bordeaux. Nous occupions le fauteuil à tour de rôle, une heure chacun, jusqu’à ce que les vingt soient passés et que nous recommencions à nouveau. Quand c’était mon tour d’être par terre nous nous emmêlions tous les jambes car le froid était insupportable et personne n’avait de sweater. Nous ne pouvions pas dormir non plus car les haut-parleurs étaient à plein volume. Le deuxième jour, les hommes demandèrent de pouvoir uriner mais le coyote refusa et leur donna des canettes de soda vides pour qu’ils urinent dedans, chacun ayant ensuite la charge de sa cannette. Le coyote de la « maison mobile home » m’avait mis en garde et m’avait dit que nous n’allions pas nous arrêter en chemin et qu’il fallait que j’aille aux toilettes avant de partir.
Tous les migrants allaient à Atlanta, en Géorgie, pour travailler dans les champs. Le plus jeune du groupe avait 23 ans – comme moi – et l’aîné soixante. Cela me fit mal de voir celui de soixante ans, blond, les yeux bleus, le regard fatigué ; j’aurais juré qu’il était de Chiquimula [3], il parlait avec l’accent d’Ipala, mais je n’ai pas voulu l’importuner ; s’il avait dit qu’il était mexicain, c’est qu’il avait ses raisons.
Ils me dirent que c’était la première fois qu’ils émigraient et tous se déclarèrent mexicains. Tous étaient des paysans. Le regard d’un paysan est merveilleux, il est transparent et très différent de celui d’un homme de la ville. Dans le regard d’un paysan il y a des aurores et des fleuves, des chaumières, les semailles et les récoltes du maïs [4]. S’il est journalier, il porte le poids des mauvais traitements du patron. Le regard d’un homme de la ville est plus complexe, il y a des lettres et des chiffres, des titres et des étiquettes.
Ils m’accordèrent leur confiance et me dirent que c’était comme si que j’avais grandi avec eux dans leurs villages. Chacun se mit à parler de sa vie, ses rêves, ses douleurs et ses manques. Tous allaient aux États-Unis pour pouvoir manger. Ils avaient décidé de cesser d’être des domestiques chez eux pour le devenir aux États-Unis mais en gagnant beaucoup plus que la misère que leur payaient les riches de leur pays.
Ils dormiraient dans des hangars et la paie des six premiers mois était déjà gagée auprès du coyote qui conduisait le van ; c’est la somme qu’il avait exigé pour le voyage depuis l’Arizona jusqu’à Atlanta. Moi, j’étais en fait en dehors de sa route mais, par amitié pour le coyote à la « maison mobile home » qui lui avait enseigné le négoce des « livraisons de sans-papiers », il lui avait fait la faveur de m’emmener. C’est ce qu’il dit le deuxième jour alors que nous traversions le Colorado. Il me dit aussi que je n’avais pas l’air d’une Mexicaine de Morelos mais plutôt d’une Caribéenne ou peut-être d’une Mexicaine de Veracruz.
Depuis le jour où la coyote m’accueillit à Mexico, il fut convenu que je me fasse passer pour Mexicaine afin d’éviter, si on m’expulsait, que ce soit vers le Guatemala. Ce serait plus facile d’essayer à nouveau s’ils me renvoyaient au Mexique. Pour cette raison, j’appris à parler comme une Mexicaine de Veracruz et de Guerrero, l’accent ressemblait davantage à mon accent guatémaltèque. J’étudiai aussi la géographie du pays, un peu d’histoire et surtout les noms des élus, information qui me fut vitale les sept fois où la Police fédérale nous arrêta sur le territoire mexicain. Si j’avais réussi l’examen avec elle, ce ne serait sûrement pas aussi difficile si la Police des frontières m’arrêtait sur le territoire états-unien. C’est ainsi que j’ai été mexicaine de la ville de Mexico jusqu’en Illinois, quand le coyote me remis, cette fois, aux bras de ma sœur.
Le troisième jour, les hommes demandèrent à nouveau de pouvoir uriner et le coyote ne put pas refuser car ils commencèrent à réclamer aussi à manger et il dut acheter quelques paquets de sucreries. Il nous en remit un à chacun, avec un soda, et nous dit que c’était la première et la dernière fois qu’il s’arrêtait pour que nous allions aux toilettes. Il pénétra dans les pâturages d’une ferme et nous donna deux minutes pour uriner. Je ne touchai pas aux sucreries ni au soda ; j’avais vraiment faim mais eux allaient encore plus loin alors qu’il ne restait que quelques heures de route pour arriver en Illinois, cela leur serait utile en chemin.
En entrant dans l’Iowa nous vîmes le fleuve Mississippi, splendide. Nous n’avions pas le droit de regarder par la fenêtre car les vitres n’étaient pas polarisées et voir autant de personnes à la fenêtre pouvait éveiller les soupçons ; n’importe qui pouvait prévenir la police ou pire encore, la police elle-même pouvait nous arrêter. Mais le fleuve était vraiment magnifique et le coyote ne put pas nous empêcher de nous redresser et de regarder.
Au Nebraska, je vis pour la première fois la neige tomber sur les meules de foin, dans les champs retirés des fermes où nous accompagnait aussi le train de marchandise qui traversait les États. J’ai vu de nombreuses hardes de cerfs qui se déplaçaient librement entre chemins, réserves forestières et fermes, sans que personne ne les dérange.
La livraison eut lieu le 11 novembre 2003 à une heure du matin, en face d’un poste à essence dans l’État de l’Illinois. Tandis que le van s’approchait, j’aperçus mon oncle et sa femme, que je n’avais pas vus depuis mes dix ans et, à leurs côtés, ma sœur. Ils attendaient en dehors de leur voiture pendant que nous nous garions. Nous nous prîmes tous dans les bras, nous serrant fort, corps et âmes. Il leur restait encore un jour et demi de route pour arriver en Géorgie.
En ce froid matin-là, il neigeait, l’hiver états-unien s’annonçait. Ma sœur courut pour me serrer dans ses bras et m’inspecter partout pour s’assurer que j’arrivais entière ; elle pleurait, la joie se mêlant à l’angoisse.
***
Je suis sortie de ce désert fâchée avec la vie et le processus de réconciliation avec elle m’a demandé des années. Je ne suis plus la même que celle qui a quitté le Guatemala et je ne la serai jamais plus car la frontière est une grande voleuse, elle dessèche l’âme peu à peu, transforme la joie en venin qui consumme tout désir de survivre. C’en est fait des rêves, des illusions sur l’avenir. Nous, migrants clandestins, sommes les spectres d’une vie qui n’est plus. Et si quelqu’un prétend le contraire, c’est parce que la frontière lui a volé son courage.
Cependant, le peu qui m’est restée a commencé à renaître et c’est alors qu’on se rend compte que, pour la seule vue d’un bouton qui devient fleur, la vie vaut bien qu’on lutte.
Dix ans après cette traversée, je l’ai constaté une fois de plus, il y a des choses qui t’attendent, quand bien même tu essaies de les fuir, et d’autres qui ne sont pas pour toi, quand bien même tu souhaiterais le contraire. Mon destin n’était pas de mourir dans ces déserts, ni d’être arbitre internationale, il était indéniablement de devenir écrivaine, hors de mon pays d’origine, pour raconter au monde ce qu’est la frontière, pour prêter ma voix aux milliers de sans-papiers invisibles. C’est ma mission dans la vie et je l’ai trouvée loin de cette terre qui m’est chère, qui m’a vue naître sous la pluie torrentielle d’un mois d’août.
La vie m’a réellement préparée physiquement dès mon enfance ; j’ai grandi avec des garçons, couru dans les ravins, gravi des montagnes, récolté des fraises dans des fermes, porté des glacières pleines de glaces pendant des kilomètres sous le soleil de midi. J’ai ainsi connu de près l’adversité et appris à ne pas la redouter. Non, ce n’était pas pour voyager de par le monde, à visiter des stades et à arbitrer des matchs internationaux que je me suis entraînée pendant des années avec quatre cents hommes, en étant la seule femme du groupe. C’est ainsi que se forgeaient mon caractère et ma résistance pugnace. Je faisais l’expérience de la fatigue physique et mentale, ce qui me servirait pour traverser les frontières de la mort.
Non, je n’ai pas appris à lire et à écrire pour devenir professeure ni entrer à l’université, j’ai appris à lire et à écrire pour raconter ce que beaucoup voient et feignent d’ignorer, cette réalité qui dévore la vie de milliers d’êtres humains. J’ai appris à lire et à écrire pour donner vie aux disparus sans identité qui sont morts en chemin alors que j’ai pu m’en sortir.
Et me voilà ici, sans papiers, gagnant ma vie dans toutes sortes de travaux, sans nul désir de gloire et sans aucun privilège. Je suis l’une de ces millions qui vivent dans l’ombre de la clandestinité, dans ce pays qui a l’insolence de s’autoproclamer le plus riche du monde.
Je ne sais pas ce que le hasard me réserve, je ne sais pas si je mourrai loin de mon pays d’origine, si j’y retournerai de mon plein gré ou si un jour pas très lointain, mon retour prendra la forme d’une expulsion. S’il en est ainsi je rentrerai comme j’ai toujours vécu : la tête haute, car je n’ai rien volé à personne.
Mais il y a une chose dont je suis absolument sûre : je suis une Chilipuca née sous le signe de la chance.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3359.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : Ilka Oliva Corado, Historia de una indocumentada : Travesía en el desierto de Sonora-Arizona, Create Space, 2014, 100 p. (chapitres IX-XI). Traduction autorisée par l’autrice.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Xinca : une des nombreuses ethnies indiennes, présentes au Guatemala. Garifuna : descendants d’esclaves africains, métissés parfois avec des Indiens arawaks - NdT.
[2] Balades populaires mexicaines – note DIAL.
[3] Ville du sud-ouest du Guatemala – note DIAL.
[4] La tapisca est la récolte à laquelle participent tous les membres de la communauté, suivie d’une célébration du maïs, en relation avec la croyance des Mayas qui veut que les hommes soient nés de deux épis de maïs – NdT.