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DIAL 2886

BOLIVIE - La nationalisation des hydrocarbures : le « sous-impérialisme » brésilien

Mario Osava

jeudi 1er juin 2006, mis en ligne par Dial

La nationalisation des hydrocarbures en Bolivie a particulièrement concerné la compagnie brésilienne Petrobras. La décision de nationalisation prise par le président Evo Morales a réveillé au Brésil une vague d’opinions patriotiques qui exigent du gouvernement de Lula une réaction plus ferme dans « la défense des intérêts nationaux », situés cette fois à l’extérieur du pays. Plusieurs commentateurs de l’actualité ont remis en valeur le concept de « sous-impérialisme » pour caractériser le comportement de cette « grande puissance » qu’est le Brésil en Amérique latine. Article de Mario Osava, paru dans Agencia IPS, mai 2006.


Les critiques faites à la « tiédeur » officielle exploitent et alimentent le sentiment nationaliste qui est traditionnel, mais qui atteint maintenant une nouvelle forme au Brésil. Il ne s’agit pas de défendre le territoire, la dignité et les richesses intérieures, mais le capital exporté. La diplomatie brésilienne et le président Lula sont l’objet de dures attaques pour avoir reconnu le « droit souverain » de la Bolivie sur ces ressources naturelles. Les erreurs du prétendu leadership sud-américain et la politique extérieure de Lula sont comptabilisées par les anciens ambassadeurs et des experts en relations internationales, dans des éditoriaux et des analyses de la presse.

« Capitulation », « humiliation » et « incapacité » sont les termes utilisés pour condamner la réponse brésilienne « timorée » tant à la décision bolivienne qu’au comportement du président vénézuelien Hugo Chávez, désigné comme le nouveau leader régional et le « mentor » du président Evo Morales. Des suggestions de représailles n’ont pas manqué.

Le « populisme » est l’expression stigmatisante répétée pour enlever toute légitimité aux gouvernements « agressifs » de Chávez et de Morales, dont le rapprochement avec Cuba rappelle les vielles paranoïas de la guerre froide. De nombreux critiques ont conclu que l’Amérique du Sud est en train de vivre une désintégration au lieu de construire la communauté dont Brasilia rêvait.

Le sous-continent serait divisé entre « l’axe populiste » et anti-impérialisme constitué par la Bolivie et le Venezuela à un extrême et, à l’autre extrême, les pays qui ont préféré le libre-échange avec les Etats-Unis comme la Colombie et le Pérou, et au milieu se trouvent les gouvernements modérés, « sociaux-démocrates » selon la définition de certains, comme celui du Brésil et de l’Argentine.

On insiste sur la « perte » du leadership de Lula en faveur de Chávez. C’est une façon de discréditer le président brésilien, conformément aux intérêts de son opposition, pour affaiblir ses possibilités de réélection en octobre. Mais l’argument blesse aussi l’orgueil national.

Toute cette campagne réclame des réactions dures contre la Bolivie pour avoir décréter la nationalisation de ses ressources énergétiques le 1er mai. On argumente qu’il s’agit de
« défendre les intérêts nationaux » et l’accomplissement des contrats entre les deux gouvernements et entre leurs entreprises pétrolières. On proteste contre l’expropriation de la société brésilienne d’Etat Petrobras, qui a investi près de 1 milliard 500 millions dans les pays voisins. De plus, on rappelle la générosité du Brésil qui a remis une dette de 52 millions de dollars et qui a ouvert son marché aux exportations boliviennes qui sont passées de 23 millions de dollars à 923 millions l’an passé, grâce au gaz naturel transporté par le gazoduc construit par Petrobras et terminé à la fin de 1998.

Mais les données les plus impressionnantes concernent le poids économique de Petrobras en Bolivie. Les activités de l’entreprise procurent 18% du produit intérieur brut bolivien, 24% de la recette des impôts, 95% du raffinage des hydrocarbures, 23% de la distribution des produits dérivés et 46% des réserves de gaz. La proportion est ici exceptionnelle, mais la présence des entreprises brésiliennes est visible dans presque toute l’Amérique du Sud. L’entreprise de brasserie Ambev a acquis des industries similaires dans différents pays, l’entreprise de construction Odebrecht a exécuté des travaux divers, et des marques brésiliennes apparaissent partout. Petrobras, patron de nombreux postes d’essence en Argentine, affronte des problèmes également en Equateur où des mouvements écologistes et indigènes protestent contre son exploitation d’un gisement dans le parc national Yasuni. Le capitalisme brésilien développe sa dimension transnationale, spécialement dans les pays voisins et il vient de recevoir en Bolivie sa « première gifle » nationaliste, a déclaré Clovis Brigagao, directeur du Centre des études américaines de l’université privée Cándido Mendes de Río de Janeiro. D’autres suivront.

Le conflit – traité avec « hystérie » par certains secteurs brésiliens y compris la presse, selon le commentateur politique du quotidien Folha de São Paulo, Janio de Freitas - va s’accentuer. La tension entre les deux pays s’aggrave déjà du fait des divergences dans la négociation des rétributions de Petrobras et des prix du gaz.

L’entreprise d’Etat est un symbole du nationalisme brésilien. Elle est née en 1953 suite à une mobilisation populaire importante qui s’est renouvelée dans les années 90 pour empêcher sa privatisation.

L’indignation contre les comportements boliviens, manifestée par les responsables de l’opinion, va se répandre dans la population lorsque se produira l’augmentation inévitable du prix du gaz bolivien, qui alimente plus de la moitié de la consommation brésilienne, et aussi lorsque La Paz va matérialiser la réforme agraire annoncée, touchant aux propriétés de Brésiliens. L’expansion brésilienne concerne des centaines de milliers d’agriculteurs qui ont traversé les frontières, la majorité occupant des terres paraguayennes [1]. En Bolivie, il y aurait 30 000 immigrants brésiliens, parmi eux des grands propriétaires qui produisent une bonne partie des exportations de soja, entre 35 et 60% selon différentes estimations. Morales a annoncé qu’il exproprierait des terres improductives et de grandes exploitations illégales comme le sont celles des étrangers sur une bande de 50 km le long de la frontière, justement là où sont installés beaucoup de Brésiliens.

Au début des année 70 est apparue l’expression « sous-impérialisme » brésilien, stimulée par l’affirmation de Richard Nixon, alors président des Etats-Unis, selon laquelle l’Amérique latine suivrait la direction indiquée par le Brésil. L’accusation prenait appui sur des raisons idéologiques, la dictature militaire d’alors exportait sa doctrine de sécurité nationale et servait les intérêts des Etats-Unis, mais on craignait également un pouvoir en expansion en raison du « miracle économique » que vivait ce pays.

Aujourd’hui le Brésil a davantage d’intérêts particuliers et concrets à défendre à l’extérieur, des capitaux et des biens patrimoniaux implantés dans des marchés étrangers. Le « sous » indiquerait la condition de puissance inférieure, sous-régionale. Mais, comme les analystes ont l’habitude de le dire, le pays ne sera jamais impérial, en raison de sa culture et du caractère cordial de sa population constituée de nombreux immigrants. De plus, son immense territoire et un marché intérieur encore à développer, avec une grande parte de la population qui reste exclue de la consommation, écartent la nécessité immédiate d’une expansion extérieure.

Toutefois, la réaction première à la décision bolivienne paraît indiquer qu’un secteur de l’opinion publique nationale peut abandonner rapidement les principes de bon voisinage et de non-ingérence que la diplomatie brésilienne affirme défendre, pour une politique du « gros bâton ».


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2886.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : IPS, mai 2006.

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[1cf. Dial D 2714

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