Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2000-2009 > Année 2006 > Juin-juillet 2006 > AMÉRIQUE LATINE - Qu’est-ce qui fait obstacle au développement en Amérique (…)
DIAL 2884
AMÉRIQUE LATINE - Qu’est-ce qui fait obstacle au développement en Amérique latine ?
Joan Prats
jeudi 1er juin 2006, mis en ligne par
L’histoire de l’Amérique latine est marquée par un certain nombre de caractéristiques dont la connaissance est nécessaire pour comprendre des difficultés actuellement persistantes. Un passé colonial particulièrement long conditionne toujours les possibilités de développement. Selon l’auteur de cet article, il persiste en Amérique latine un système patrimonialiste et clientéliste, dans lequel l’alliance entre le pouvoir économique et le pouvoir politique n’est capable d’intégrer la population qu’en l’organisant en corporations ou en réseaux clientélistes, condamnant le reste à l’exclusion, à la marginalisation et à la pauvreté. Même sans partager intégralement le point de vue de l’auteur sur la question du développement et sa perception de l’Amérique latine, les caractéristiques qu’il met en avant pour comprendre la situation peuvent être éclairantes. Editorial de Joan Prats, paru dans Mensaje (Chili) , janvier-février 2006.
Douglas North n’a pas été entendu, lui qui a magistralement déclaré : « L’avenir est lié au passé à travers les institutions informelles de chaque société ». Or ce côté informel constitue la caractéristique la plus importante à prendre en compte lorsqu’il s’agit de comprendre les sociétés latino-américaines. Caractéristique capitale et objet de trop peu de recherches.
Aucune région du monde n’a eu un passé colonial aussi long et intense que celui de l’Amérique latine : trois siècles qui continuent de conditionner le présent et l’avenir. A la lumière des différentes expériences coloniales, on voit qu’il n’y a qu’en Amérique latine que les découvreurs et colonisateurs ont démembré ou détruit les systèmes sociaux existants pour bâtir de nouvelles civilisations. Il est impossible de comprendre les institutions informelles de l’Amérique latine, sa culture civique et politique profonde en faisant l’impasse sur son héritage colonial.
Au terme de déjà deux siècles d’indépendance, on n’a pas encore réussi à éliminer certains caractères relevant presque de l’« indiosyncrasie » [1] et qui, de ce fait même, ne peuvent être supprimés par décret. Tout au long de trois siècles se sont enracinées des institutions et des normes culturelles issues de l’Europe antérieure à l’ère libérale, moderne, scientifique et industrielle, de l’Europe de la Contre-Réforme, centralisée, corporatiste, mercantiliste, scolastique, patrimonialiste, seigneuriale et guerrière, où l’idée de liberté ne découlait pas du droit général mais de l’obtention d’un privilège juridique.
Le système colonial espagnol a revêtu la forme d’un « réseau gigantesque de privilèges corporatistes et individuels dont la sanction et la réalisation dépendaient en dernier ressort de la légitimité et de l’autorité du monarque ». Avec la désintégration de ce réseau clientéliste et patrimonialiste de corporatismes entremêlés qui avait apporté une certaine part d’unité politique et sociale à l’Empire et au vaste territoire presque vide de l’Amérique latine, les pères fondateurs de l’Amérique latine – avec Bolívar à leur tête – se trouvèrent face à un difficile dilemme. D’un côté, il y avait les idéaux des Lumières, la lutte pour l’indépendance, l’aspiration à la liberté, l’exemple nord-américain, tout les poussait à opter pour un mode de gouvernement républicain. D’un autre côté, ils étaient pleinement conscients des tendances anarchiques et destructrices de leurs peuples. Le compromis qui a été trouvé a consisté à concentrer le pouvoir aux mains de l’exécutif – investi de nouvelles attributions importantes au détriment des pouvoirs législatif et judiciaire - , à garantir la représentativité des seuls propriétaires, à rétablir des privilèges notamment en faveur de l’armée et de l’Eglise, et à concevoir de nouveaux mécanismes de contrôle pour maintenir le bas peuple à sa place.
Tendances patrimonialistes et clientélistes
Il a fallu presque un siècle d’indépendance pour constituer ce que Manuel García Pelayo appelait des « Etats greffés », dans le sens où ils ne sont toujours pas fondés sur une nation et une citoyenneté universelles et complètes régies par un système de droit. Pendant la période de développement à l’extérieur qui s’achève dans les années 30 tout comme pendant la phase de développement intérieur qui débouche sur la crise de années 70 et l’effondrement des années 80, ce qui caractérise l’ordre institutionnel latino-américain – indépendamment de la nature démocratique et autoritaire des gouvernements -, c’est la persistance du système patrimonialiste, bureaucratique, clientéliste, caudilliste et personnalisé, corporatiste. Les sphères économique et politique se confondent dans un tel système qui n’est en mesure d’intégrer que la partie de la population structurée en corporations ou en réseaux clientélistes, condamnant le reste à l’exclusion et à la marginalisation, et le plus souvent à la pauvreté compte tenu de la grande instabilité économique qui caractérise toute l’histoire de la région. Malgré les tentatives menées, en particulier durant la période d’un régime dit bureaucratico-autoritaire, pour bâtir une technocratie autonome face aux grands groupes d’intérêt économique et social, il est clair que les principes bureaucratico-wébériens n’ont réussi à s’imposer que dans quelques enclaves de quelques Etats.
L’ensemble de l’appareil politico-administratif est resté assujetti à la logique patrimonialiste traditionnelle. L’action de l’Etat a pâti de ce que Schmitter, dans le cas du Brésil, a appelé une « surbureaucratisation structurelle » conjuguée à une
« infrabureaucratisation des comportements » ; autrement dit, la paperasserie et le formalisme ont fini par faire partie du système patrimonialiste, clientéliste et d’insécurité juridique : les coûts de transaction se sont emballés d’une manière flagrante.
La vague de démocratisation vécue par l’Amérique latine à partir des années 80 et l’application presque simultanée des politiques du Consensus de Washington, si elles ont amélioré sensiblement les indicateurs de liberté politique et les capacités de gestion macroéconomique, ne sont toutefois pas parvenues à inverser suffisamment les fortes tendances patrimonialistes et clientélistes qui marquent la culture politique. En dépit de l’amélioration des politiques adoptées, l’informalité institutionnelle en a fréquemment entravé la mise en œuvre, donnant ainsi lieu à un état paradoxal de politiques plus ou moins valables qui ne produisent pas les résultats escomptés. La faiblesse des Etats pour formuler et, surtout, pour exécuter des politiques de développement est imputable à des causes institutionnelles et sociales profondes. Voilà qui peut également expliquer pourquoi les mêmes politiques se révèlent satisfaisantes sur le plan économique et social lorsqu’elles sont appliquées dans des pays dotés d’un appareil institutionnel relativement fort, alors qu’elles donnent de mauvais résultats dans des pays souffrant d’une grande faiblesse institutionnelle.
Insécurité juridique
Il est un facteur qui continue de fragiliser considérablement la compétitivité internationale des économies latino-américaines : l’insécurité juridique générale. Certes les grands investisseurs internationaux peuvent y échapper dans une grande mesure grâce à des dispositions d’arbitrage international et, en dernier recours, au pouvoir de représailles de leur gouvernement respectif. Mais l’insécurité juridique entraîne des coûts insurmontables pour les investissements des entreprises moyennes étrangères et pour le développement des petites et moyennes entreprises nationales bien intégrées au processus de mondialisation, lesquelles devraient former les nouvelles classes moyennes productives et la base sociale d’une politique nationale d’ouverture internationale.
Ce sous-développement institutionnel représente un des principaux risques courus par les sociétés latino-américaines actuelles à l’ère de la mondialisation. Ce manque de sécurité juridique n’affecte pas d’une manière déterminante les groupes traditionnellement détenteurs du pouvoir qui conservent la haute main sur la vie politique, pas plus qu’il constitue un obstacle insurmontable pour les grands investisseurs internationaux.
Tous ces groupes et leur personnel qualifié dans chaque pays vont rester structurellement liés au processus de mondialisation. Mais, si les classes moyennes nées pendant la phase de développement intérieur continuent de se dégrader, et si l’apparition de classes moyennes en nombre suffisant est rendue impossible par des marchés imparfaits et incomplets, une proportion croissante de la population risque d’être contrainte de vivre hors des structures formelles, outre que les plus audacieux et les moins scrupuleux risquent d’opter pour les formes de mondialisation informelle représentées par tous les trafics illicites. La dissolution des principes éthiques induite par la mercantilisation de presque toutes les dimensions de la vie personnelle et collective n’aide pas à freiner ce mouvement. L’effritement national et l’incapacité de gouverner qui peuvent découler de tout cela sont déjà plus que de simples menaces.
Développement institutionnel
Le développement institutionnel ne représente donc pas un luxe des pays riches dont les pays pauvres pourraient se passer dans le cadre de leurs stratégies de développement. C’est une condition indispensable à l’émergence de marchés compétitifs à l’échelle intérieure et internationale pour que les processus d’intégration régionale nécessaire soient crédibles, pour que les pauvres puissent accéder sans discrimination aux activités productives, pour que s’étende le tissu de petites et moyennes entreprises qui participent à l’économie mondiale. Le développement institutionnel est aussi une condition pour que puisse se développer un modèle éducatif en harmonie avec une économie productive, pour que l’état de confusion prenne fin et pour que l’on retrouve une situation d’autonomie et d’interdépendance entre les sphères politique et économique, pour que s’élargisse la base fiscale et pour que se développe une culture de l’impôt adaptée à une citoyenneté moderne et solidaire. Tout cela exige évidemment davantage qu’un développement institutionnel. Mais ce dernier, s’il n’est pas une condition suffisante, constitue bien une condition nécessaire à la bonne marche de tous les processus en cause et, parallèlement, à l’essor et à la durabilité des démocraties latino-américaines encore balbutiantes et problématiques.
Lorsque nous nous proposons de réformer les institutions, nous essayons ni plus ni moins que de faire avancer l’histoire, car il s’agit de dépasser la continuité historique représentée par quelques institutions informelles fortement et diversement enracinées dans les pays et qui freinent les progrès de la démocratisation, de la culture productive et de l’intégration sociale.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2884.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Revue Mensaje, janvier-février 2006.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Néologisme renvoyant à l’identité indienne enfouie dans les personnes.