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DIAL 3618
AMÉRIQUE LATINE - La deuxième vague progressiste, en dessous de la première
Raúl Zibechi
mercredi 18 mai 2022, mis en ligne par
Le journaliste uruguayen Raúl Zibechi, dans sa colonne d’opinion « En mouvement » d’avril publiée sur le site Desinformémonos (Mexique), dresse un portrait sans concessions de la nouvelle vague de gouvernements de gauche en Amérique latine. Texte publié le 11 avril 2022.
Il y en a qui soutiennent que nous sommes face à une deuxième vague de gouvernements progressistes en Amérique latine. La première se serait située dans les années 2000, avec les gouvernements d’Hugo Chávez (1999-2013), Lula da Silva (2003-2016), Néstor Kirchner et Cristina Fernández (2003-2015), Evo Morales (2006-2019) et Rafael Correa (2007-2017).
On peut considérer qu’à la tête de la nouvelle vague il y a des gouvernements comme celui d’Alberto Fernández (2019), Gabriel Boric (2022) et probablement Lula et Gustavo Petro s’ils remportent les élections de cette année. Le gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador est différent : trop tardif pour être inclus dans la première vague et trop conservateur pour que lui soit appliqué le qualificatif de progressiste.
On peut observer pour la première vague une certaine concomitance : elle commence dans les premières années du nouveau siècle et s’achève vers la moitié de la deuxième décennie, bloquée par les conséquences de la crise de 2008 et par l’intransigeance croissante de l’empire.
Mais ils ont beaucoup plus en commun. Tous les gouvernements se sont appuyés sur l’essor des prix internationaux des matières premières, ils ont amélioré les revenus des secteurs populaires et réalisé des avancées concrètes pour l’intégration régionale, sans cependant réaliser le moindre changement structurel, au point de renforcer la dépendance du secteur primaire et de promouvoir la désindustrialisation.
La seconde vague fait face à des problèmes nouveaux, elle ne bénéficie pas d’un contexte économique global favorable et l’attitude des États-Unis est de plus en plus interventionniste. En Argentine, le gouvernement de Fernández est parvenu à un accord avec le FMI sur le paiement de la dette qui a fissuré l’alliance avec les partisans de Cristina Fernández, à un an seulement des élections présidentielles, que, probablement, la droite va à nouveau gagner.
Mais la preuve la plus claire et indiscutable de la pauvreté politique et éthique de la seconde vague vient du gouvernement chilien de Boric. Il n’a pas fait le moindre geste en direction du peuple mapuche, ni à l’égard des prisonniers de la révolte, il menace de durcir la répression et a défendu les bavures des Carabiniers pendant les premiers jours de sa gestion.
Si avant sa prise de fonction et malgré l’énorme attente du peuple chilien on attendait qu’il réalise juste des « réformes ténues [1] », ses premiers pas conduisent à un affrontement avec le secteur le plus important du secteur populaire lorsqu’il assure qu’il va réprimer ceux qui continuent à manifester sur la Plaza Dignidad [2].
Il n’oublie pas que c’est grâce à la révolte qu’il est arrivé à la Moneda, mais il préfère tourner le dos à ceux qui luttent, comme il l’a fait en novembre 2019 lorsqu’il a signé un accord avec la droite pour convoquer une Assemblée constituante et affaiblir ainsi la mobilisation populaire.
Ce qu’il y a de commun entre Boric et Fernández c’est qu’ils ont face à eux une proportion croissante du mouvement social parce qu’ils ont choisi la continuité, pour servir les intérêts des classes dominantes.
Des faits semblables se produisent sous d’autres latitudes. Je ne vais pas inclure le [président] péruvien Pedro Castillo dans ce rapide tour d’horizon, parce qu’il est difficile de considérer son gouvernement comme progressiste, étant donné que depuis le début de sa campagne électorale il a montré les limites de sa force politique et de son horizon personnel.
Le cas le plus symptomatique est celui de Lula. Il a choisi comme vice-président Geraldo Ackmin, qui vient de la social-démocratie (PSDB) de Fernando Henrique Cardoso, le parti qui a lancé le néo-libéralisme au Brésil. C’est un politique de centre droit, conservateur, qui a été accusé de corruption lorsqu’il était gouverneur de São Paulo, avec notamment des irrégularités dénoncées dans l’affaire Odebrecht [3].
Il est évident que Lula cherche à attirer l’électorat de la classe moyenne responsable de la chute du PT en 2015, face à l’amélioration prévisible de l’image de Bolsonaro qui est déjà parvenu à 30% des intentions de vote. S’allier à Alckmin est une décision tactique intelligente mais qui empêche de considérer sa candidature comme de gauche ou progressiste.
Ce qui est en train de se produire avec le progressisme est pathétique. Il a même renoncé à des changements mineurs ou cosmétiques et il joue son va-tout en se présentant comme alternative à l’extrême-droite, que ce soit Bolsonaro, l’uribisme en Colombie ou Kast au Chili.
La Colombie est un cas en partie différent, car elle n’a jamais eu un gouvernement progressiste et la droite pure et dure y a toujours gouverné. Mais dans des pays comme le Brésil, l’Argentine et le Chili, où il y a eu de longues périodes de gouvernements progressistes sans que l’on puisse noter de changements de fond, la nouvelle vague est le chemin du désastre car les droites reviendront avec plus de force et le mouvement populaire sera désorganisé et sans boussole.
En Colombie, Petro es l’alternative pour en finir avec l’époque uribiste, comme Castillo était bon pour couper la route à Keiko Fujimori. Mais rien de plus. Voter pour éviter que ne gagne l’extrême-droite n’est pas la même chose que de le faire dans l’espoir que gouvernements élus réalisent des choses positives. Cela dépendra seulement de la force organisée de celles et ceux d’en bas, de leur capacité à continuer les luttes au milieu de la pire tempête depuis des décennies.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3618.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : Desinformémonos, 11 avril 2022.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir, en espagnol : Juan Dal Maso, « Gobierno de Boric : “Solo cabe esperar reformas tenues”. Entrevista con Sergio Grez », La izquierda diario, 13 mars 2021. https://www.laizquierdadiario.com/Gobierno-de-Boric-Solo-cabe-esperar-reformas-tenues.
[2] Voir, en espagnol : « Chile. Boric promete represión a quienes protestan los viernes en Plaza de la Dignidad por la libertad de las y los presos políticos (video) », Resumen latinoamericano, 15 mars 2022. https://www.resumenlatinoamericano.org/2022/03/15/chile-boric-promete-represion-a-quienes-protestan-los-viernes-en-plaza-de-la-dignidad-por-la-libertad-de-las-y-los-presos-politicos-video/.
[3] Voir, en espagnol : « Geraldo Alckmin, el candidato del “establishment” en Brasil », El Comercio (Pérou), 4 août 2018. https://elcomercio.pe/mundo/latinoamerica/geraldo-alckmin-candidato-establishment-brasil-noticia-nndc-543391-noticia/.