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DIAL 3633
COLOMBIE - Bogotá, un an après la révolte. Une expérience socio-politique au-dessus des nuages, à la hauteur des rêves
Raúl Zibechi
lundi 17 octobre 2022, mis en ligne par
Cet article de Raúl Zibechi sur le quartier d’Alto Fucha dans les hauteurs de Bogotá a été publié par le site mexicain Desinformémonos le 11 avril 2022, puis traduit en français et publié par À l’encontre le 18 avril.
Se rendre à Alto Fucha est un voyage vers les hauteurs. Quittez Bogotá en direction du sud-est, traversez l’énorme commune de San Cristóbal et commencez la montée jusque dans les montagnes, en longeant la rivière qui descend la montagne en serpentant. L’environnement devient plus vert à mesure que nous montons et plus froid à mesure que nous nous enfonçons au cœur des montagnes.
Nous sommes à la périphérie de la périphérie de Bogotá. C’est ici que la ville côtoie le páramo [1] à une altitude de 3100 mètres. Où la précarité des habitations révèle que des milliers de paysans ont dû grimper, littéralement, pour trouver un bout de terrain sur lequel construire leur maison. Toutes ont été construites par des familles de paysans fuyant la violence et par des migrants vénézuéliens.
Le point commun des autoconstructions est la verticalité, pour tirer le meilleur parti du terrain. Deux étages sont le minimum, mais cela peut être trois, en fonction du nombre d’enfants et de petits-enfants des familles. Le travail est à inventer : vente ambulante, recyclage de cartons et emplois temporaires montrent la précarité de la vie derrière les briques rouges et les toits de tôle.
L’Alto Fucha compte quelque six mille habitants, mais à La Cecilia, ce quartier coincé entre le páramo et la vallée, où coule la rivière Fucha, ils sont à peine plus de mille. Amener l’eau et l’électricité dans les maisons a été un véritable combat, rendu possible grâce à l’organisation de quartier. Dans la rue principale, toujours en pente, se dresse la Maison de la pluie (d’idées), une construction simple avec une structure en bambou ou troncs creux légers (« guaduas »), des murs légers et des toits transparents.
La maison est le centre social et culturel de La Cecilia, enclavée dans la réserve forestière des Cerros Orientales de Bogotá. Elle a été construite par des dizaines de voisins dans le cadre d’un travail communautaire qui a débuté en 2012, il y a tout juste dix ans.
La zone est riche en ressources et, en raison de son emplacement, elle est convoitée par la spéculation des grands promoteurs immobiliers, qui cherchent à faire des affaires avec des secteurs disposant de hauts revenus s’ils parviennent à déposséder les habitants actuels. Cela est plus que difficile en raison du haut niveau d’organisation de la communauté et de la conscience claire des enjeux.
Rencontre de mouvements
L’unique pièce de la Maison de la pluie est remplie de jeunes, filles et garçons. Il doit y avoir plus de 70 personnes, appartenant à 22 collectifs du quartier et des environs. Ils sont venus pour partager et débattre, pour écouter de la musique et lire des textes. Le matin, ils construisaient un espace en plein air avec des « guaduas », de longs troncs creux et épais qui, disent-ils, sont plus résistants que le bois.
Nous avons ensuite déjeuné chez Tina, une voisine qui ouvre ses portes à la communauté, et où les gens se sentent chez eux. Mais si vous ne mangez pas tous les plats qu’ils servent, deux au minimum, vous êtes rigoureusement grondé par les dames en cuisine qui surveillent votre attitude.
La ronde [réunion collective] commence à prendre forme. Au-dessus de la porte, un énorme panneau en laine indique : « Digne rage ». Iván, de Huertopía, un collectif pionnier qui soutient plusieurs jardins potagers et en promeut des dizaines, explique que Bryan Cárdenas, l’un des fondateurs, s’est noyé à Chipas après avoir visité des communautés de l’EZLN. Le zapatisme a une place dans le cœur de ces collectifs.
La présentation de chaque groupe est dynamique mais dure plus d’une heure : bibliothèques, groupes de défense des droits humains, groupes de défense de la nature et du territoire, groupes de femmes et de médias d’en bas, groupes artistiques et culturels, groupes de musique populaire et rappeurs. La présentation d’un groupe d’enfants, Huerta Raíces de la Montaña [Jardin des racines de la montagne] a beaucoup de succès.
Ils montrent leur page Facebook pour expliquer qui ils sont et ce qu’ils font : « Nous, les filles et les garçons du collectif Raíces de la Montaña, connaissons l’eau, nous connaissons la terre, nous connaissons le vent, nous connaissons le feu, nous connaissons l’amour, c’est pour cela qu’est né de nos cœurs cet espace qui a subi autant de changements que notre existence… »
Ils s’occupent de l’un des 23 potagers urbains de la zone. Combien y en a-t-il dans tout Bogotá ? Et ils le font en jouant et en riant, comme des enfants.
Résister pour vivre, vivre en résistant
L’un des hôtes, Francelías, explique que la Maison de la pluie est « une salle de classe ouverte d’éducation environnementale autoconstruite par la communauté, car ici tout, tout, a été fait par la communauté. » Il ne le dit pas en public, mais il a reçu plusieurs menaces de groupes para-policiers, c’est-à-dire de l’État colombien, parce qu’âgé d’un peu plus de 30 ans, il est l’un des leaders du quartier.
Pendant la ronde, des membres d’Huertopía explique que le collectif qui a commencé il y a quelque temps avec la promotion des potagers urbains, s’est transformé au contact des communautés, où il a pris racine et a changé, comme cela arrive à toute vie qui est vraiment vivante.
« Le jardin ne sert pas seulement à produire de la nourriture », explique Yodi. « Nous créons des relations sociales, de nouveaux sentiments et de nouveaux sens. Le jardin est à la fois un art et une pédagogie de l’éducation environnementale. » À ses côtés, entourée d’enfants agités, Laura ajoute que « Ce que nous faisons d’abord, c’est reproduire la vie ». Elle est active dans le domaine des peintures murales, un art collectif qui a gagné une énorme popularité avec la révolte de l’année dernière, déployant ce qu’elle appelle elle-même « l’artivisme ».
D’un ton un peu plus sérieux, Iván ajoute que « le potager fait partie d’un projet de résistance, lié aux montagnes et aux rivières, un lieu de rencontre pour résister ». L’objectif de toutes les personnes présentes est de « transformer les Commandos d’attention immédiate (CAIS) de la police en potagers et en bibliothèques ». Les Commandos d’attention immédiate sont des unités de police territoriales qui sont déployées dans chaque quartier afin de maintenir le contrôle de la police sur la population. Ces dernières années, des centaines de CAIS ont été brûlés et certains ont été transformés en bibliothèques populaires, dans toutes les grandes villes.
Un militant chevronné affirme que pendant la révolte [dès avril-mai 2021], il y a eu une relation directe entre les jardins potagers et les soupes populaires qui se sont installées aux points de résistance. Pour la première fois de leur vie, de nombreux « fauchés » ont eu « trois coups » en une journée, trois repas, un rêve impossible dans la vie quotidienne de ceux qui sont au bas de l’échelle [2]
Peu avant la fin de la ronde, une pluie impertinente se met à battre les toits et nous empêche d’écouter les dernières interventions. Alors que la réunion commence à se disperser, des sons émergent, d’abord un rap dénonçant les brutalités policières. Un garçon demande, en dansant : « Combien de personnes pourraient manger avec ce que vaut un uniforme de l’Esmad [3] ? ». Aux points de résistance, racontent-ils, le rap était le son capable de faire bouger les corps et les consciences.
Puis la musique andine du groupe Moque, inspirée des rythmes quichua otavalo [4] – se fait entendre, calme et profonde. Avant de partir, ils montrent des photos de la construction de la Maison de la pluie, il y a quelques années à peine, alors qu’elle était la dernière du quartier. Aujourd’hui, on peut voir beaucoup d’autres constructions nouvelles plus haut sur la montagne, où s’installe la migration ininterrompue des paysans.
Nous nous promenons dans le quartier et Francelías nous montre les jardins potagers qui entourent la maison et les espaces communs qu’ils ont créés et qu’ils entretiennent, tandis que certains voisins jettent des regards curieux par les fenêtres. Désignant les maisons, il explique que toutes arboraient des chiffons rouges durant les premiers mois de la pandémie, signe que la famille n’avait pas de quoi manger. La solidarité et les soupes populaires furent les réponses du quartier, face à l’insupportable absence de l’État.
Regardant vers la montagne, il explique que le collectif rêve de gérer l’éventuel parc linéaire de Fucha, en haut des montagnes. Ils ne cessent de rêver, peut-être parce qu’ils vivent au-dessus des nuages, loin du vacarme infernal de la grande ville.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3633.
– Traduction rédaction À l’encontre. Traduction ponctuellement modifiée par Dial.
– Source (français) : À l’encontre, 18 avril 2022.
– Texte original (espagnol) : Desinformémonos, 11 avril 2022.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, les traducteurs, la source française originale (À l’encontre - https://alencontre.org) et l’une des adresses internet de l’article.
[1] Écosystème des régions situées au-dessus de la ligne forestière continue – note À l’encontre.
[2] Voir sur les formes de cette protestation populaire l’article publié en date du 24 août 2021 – note À l’encontre.
[3] Esmad : Escuadrón Móvil Antidisturbios (Escadron mobile anti-émeures) – note À l’encontre.
[4] Un peuple indien d’Équateur – note À l’encontre.