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DIAL 3634
L’importance stratégique de l’agriculture urbaine
Raúl Zibechi
lundi 17 octobre 2022, mis en ligne par ,
Nous continuons à explorer les liens entre agriculture et autonomie avec ce texte de l’Uruguayen Raúl Zibechi sur les réalités et les enjeux de l’agriculture urbaine. Article publié sur le site Desinformémonos le 11 juillet 2022.
L’agriculture urbaine est souvent perçue comme la fille cadette des grandes monocultures qui emploient des agents agrochimiques à outrance et mettent à sac les biens communs. Dans l’imaginaire d’un grand nombre de personnes, les jardins urbains sont presque un passe-temps de hippies et de seniors, sans avoir la moindre incidence sur la production réelle d’aliments qui, dans cette optique, proviendraient toujours des grandes exploitations agricoles.
Il n’est en rien en réalité. En 2011, le Worldwatch Institut a publié une étude dans laquelle il affirme qu’entre 15 et 20% des aliments que nous consommons à l’échelle mondiale sont issus de l’agriculture urbaine. Plus encore, certains observateurs commencent à parler de « paysannerie urbaine » pour désigner les personnes qui cultivent au sein des villes.
En 2006, le recensement agricole du Brésil indiquait que, dans la municipalité de Rio de Janeiro (où vivent quelque 6 millions de personnes), on dénombre 1 055 exploitations agricoles, dont 790 à caractère familial. Le comité Minhocas urbanas [vers de terre urbains] de la ville de Rio, qui réunit neuf chercheuses communautaires de la favela de Maré, travaille, en collaboration avec l’Articulation d’agroécologie de Rio de Janeiro, à l’identification des espaces dédiés à l’agriculture urbaine et des marchés agroécologiques [1].
Le comité place la souveraineté alimentaire des favelas, quartiers les plus pauvres de la ville, au centre de ses préoccupations. Concevoir la souveraineté alimentaire à partir des périphéries urbaines, et non à l’échelle de l’État ou de la nation, impose une logique et des manières différentes d’aborder l’alimentation saine. En général, les aliments auxquels ont accès les secteurs populaires des périphéries sont de très faible qualité, trop riches en farines et ultra-transformés, avec peu de fruits et légumes.
Le Centre d’études Maison des peuples (Centro de Estudios Casa de los Pueblos, CECAP) de la ville de México met en avant le fait que la ville compte 765 marchés couverts et 3 150 tianguis [2], lesquels se tiennent généralement une fois par semaine dans les rues des quartiers et des municipalités [3]. D’après une étude conduite par la FAO en 2017, citée par Fernando González, il y aurait quelque 3 586 chinampas actives dans la zone lacustre de la ville, qui l’approvisionnent en légumes [4]. Elles sont considérées par la FAO comme un système important du patrimoine agricole mondial.
Dans la ville argentine de Rosario, se poursuit depuis plus de 34 ans une expérience d’agriculture urbaine initiée en 1987 et élargie pendant la crise de 2001, avec plus de 700 jardins communautaires. En 2002, un contrat signé avec les institutions étatiques a fait des jardins urbains une politique publique.
Les cultivateurs ont pu ainsi obtenir une sécurité foncière et une plus grande stabilité. Cela a facilité aussi la mise en place de marchés ouverts qui fonctionnent comme des espaces de circulation, de production de revenus et d’échanges, une grande partie de la production et de la commercialisation des jardins étant par ailleurs de type agroécologique. Participent à ce programme plus de 120 familles qui vendent leur production sur les marchés et 2 500 familles qui cultivent à des fins de consommation personnelle, ainsi que 40 écoles et 7 parcs-jardins [5].
Toujours en Argentine, l’Union des travailleurs et travailleuses de la Terre (UTT) regroupe plus de 22 000 familles qui produisent des aliments, organisées en groupes de base dans les périphéries urbaines. Elles se consacrent à la production de fruits et légumes, ainsi qu’à l’élevage, la production laitière et les petites agro-industries. Afin d’éviter les intermédiaires, elles ont établi 280 points de vente, magasins et marchés de gros, un vaste réseau de groupes organisés de consommateurs. Elles mettent aussi sur pied des marchés et des grandes foires, espaces de rencontre avec les consommateurs engagés dans le commerce équitable [6].
Les jardins urbains et les marchés populaires existent dans toutes les villes de notre continent, et sans doute du monde entier. À La Havane, la moitié des aliments frais provient d’exploitations agroécologiques urbaines. Dans la ville bolivienne d’El Alto, située à 4 000 m de hauteur, on compte plus de cent jardins familiaux agroécologiques, généralement gérés par des femmes.
Beaucoup de jardins urbains naissent dans les périodes de crises profondes, qu’elles soient économiques ou sociales, afin de lutter autant contre la rareté et la cherté des aliments que contre la désagrégation du tissu social. Les jardins sont souvent en effet des espaces qui rassemblent des personnes qui sont isolées au quotidien ou qui souffrent de problèmes liés aux crises, tels que la dépression, l’anxiété et la solitude.
Trois problématiques liées à l’agriculture urbaine méritent une réflexion approfondie.
Il y a d’abord la nécessaire alliance rural-urbain, de même que la redéfinition de la notion d’urbain, qui doit être complexifiée. Le concept de « périurbain » vise à élargir l’image que nous avons de la ville, puisque bonne partie des jardins se situent dans ces espaces, dans les ceintures urbaines qui ne font pas directement partie de la ville et ne sont pas non plus des zones rurales.
Il ne s’agit pas de situer les périphéries en un lieu géographique déterminé, mais à un point d’intersection entre le social, le spatial et le politique. Les favelas sont-elles des villes, des espaces périurbains ou des périphéries ? Il est évident que toutes ne peuvent pas être placées sur le même plan. Le mode de vie de certaines d’entre elles est plutôt urbain, de fait de leur degré d’intégration à la ville et au marché. D’autres ressemblent à de petits villages ruraux, car la vie en leur sein se fonde sur des liens communautaires forts.
En tout cas, l’alliance rural-urbain est fondamentale pour parvenir à l’autonomie alimentaire des secteurs populaires, car les villes ne peuvent pas récolter tout ce dont la population a besoin. Cette alliance, stratégique, existe déjà en pratique, par le biais de nombreuses expériences d’achat direct auprès des paysans, comme le font par exemple les assemblées territoriales du Chili et le Marché populaire de subsistance en Uruguay.
Le deuxième point est qu’il ne peut y avoir d’agriculture urbaine que s’il existe des sujets collectifs qui la promeuvent, la soutiennent et commercialisent ses produits. Une tendance de fond se dégage : les jardins urbains sont en général agroécologiques, parce que les familles et les personnes qui y sont impliquées ne veulent pas simplement se nourrir, mais se nourrir sainement. La consolidation de ces sujets collectives et de la tendance à une alimentation saine suppose de mettre en place des processus de formation et d’évaluation permanents.
Enfin, il convient de souligner le rôle joué par les femmes dans l’agriculture urbaine. D’une part, elles représentent la majorité des personnes qui cultivent les jardins familiaux, communautaires et collectifs dans les villes, car ce sont elles qui ont assumé la responsabilité de l’alimentation de leurs fils et de leurs filles. D’autre part, ce type d’agriculture participe des soins touchant à la santé et à l’alimentation, une des caractéristiques du mouvement des femmes qui se manifeste par leur engagement dans l’agriculture urbaine.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3634.
– Traduction d’Ellie Douska pour Dial.
– Source (espagnol) : Desinformémonos, 11 juillet 2022.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Antonio Vradis, Christos Filippidis, Timo Bartholl et Minhocas Urbanas, « Favela, resistencia e a luta pela soberania alimentar », Consequencia, 2021.
[2] Marchés de plein air – note DIAL.
[3] Fernando González, « Territorialidades indígenas en la Ciudad de México », Desinformemonos, 19 décembre 2020.
[4] Voir DIAL 3426 - « MEXIQUE - Les tisseurs de l’eau : l’agroécologie dans les zones humides de México-Tenochtitlán » – note DIAL.
[5] Victoria Martínez et Carolina Acevedo, « La experiencia de Agricultura Urbana de Rosario : memoria campesina y el desafío en la ciudad », Desinformémonos, 9 juin 2021.