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DIAL 3643
BOLIVIE - La détention de Luis Fernando Camacho, nouvel épisode dans la polarisation du pays
Fernando Molina
mardi 31 janvier 2023, mis en ligne par
Ce texte du Bolivien Fernando Molina a été publié dans les colonnes d’opinion du site de la revue Nueva Sociedad fin décembre 2022. Après l’article de Raúl Zibechi paru dans le numéro de décembre 2022 [1], cette analyse nous permet de continuer à décrire l’évolution des rapports de force politiques dans la Bolivie d’après les gouvernements Morales.
L’arrestation du gouverneur de Santa Cruz par un commando de la police bolivienne a de nouveau créé des tensions dans le pays. Le gouvernement accuse Luis Fernando Camacho d’avoir joué un rôle central lors du « coup d’État » de 2019, tandis que l’opposition dénonce la « prise en otage » de l’autorité de la région la plus riche du pays. Par ce geste risqué, le président Luis Arce, qui a pris ses distances avec Evo Morales, semble à la recherche d’un coup de force capable de renforcer son autorité politique.
La possibilité que le gouverneur de la région bolivienne de Santa Cruz, Luis Fernando Camacho, soit arrêté tôt ou tard, avait traversé l’esprit de toute personne qui était au fait de l’actualité politique du pays. Camacho était le seul dirigeant de l’opposition accusé de conspiration et d’avoir mené des « actes terroristes » pour renverser Evo Morales en 2019, au cours d’un procès que la presse bolivienne a baptisé « Coup d’État I ». Les autres dirigeants de l’opposition, tels que Carlos Mesa, Jorge Quiroga ou Samuel Doria Medina, n’étaient impliqués dans cette affaire qu’à titre de témoins. En outre, Camacho était le seul d’entre eux à ne pas s’être présenté lorsque le procureur l’avait convoqué pour témoigner. Il a avancé plusieurs raisons, dont sa volonté d’être entendu à Santa Cruz de la Sierra et non à La Paz, capitale administrative du pays, où le procès avait lieu. C’est pourquoi il faisait l’objet d’un mandat d’arrestation depuis le mois d’octobre, auquel il a pu échapper grâce au soutien politique dont il bénéficie dans sa région, où certains ont même organisé des veilles devant son domicile pour empêcher les autorités de l’arrêter.
Toutefois, son arrestation au cours d’une « action commando » de la police, mercredi 28 décembre, alors qu’il se déplaçait en voiture avec sa garde rapprochée, a surpris les Boliviens. Il s’est agi d’une procédure peu commune, d’une violence calculée neutraliser les gardes du corps du gouverneur et éviter qu’ils ne réagissent. Il a été immédiatement transporté à La Paz, où un juge a ordonné le lendemain sa détention « préventive » pour au moins quatre mois dans la prison de haute sécurité de Chonchocoro.
« Je ne me rendrai jamais ; nous, les habitants de Santa Cruz, luttons depuis des années contre les abus du massisme [en référence au Mouvement pour le socialisme (MAS) qui est au pouvoir]. C’est une lutte pour la démocratie et la liberté, une lutte pour la Bolivie. Aux Boliviens qui m’écoutent : ne permettons pas au massisme d’imposer une dictature comme au Venezuela et à Cuba », a déclaré Camacho devant le juge qui l’a placé en détention préventive.
D’après l’acte d’accusation, Camacho n’a pas seulement organisé les blocages de rues avec de fines cordes, empêchant le fonctionnement du pays afin d’obtenir la démission du président Morales en octobre 2019, mais il est également coupable d’avoir organisé, en coordination avec des membres de la police, la mutinerie qui a éclaté dans cette institution le 8 novembre 2019 et qui a scellé le sort de Morales. Les principales pièces à conviction de l’accusation sont deux déclarations de Camacho lui-même, qui ont même été diffusées sur les réseaux sociaux. Dans la première, il se vante du fait que c’est son père, un homme d’affaires important, qui a « négocié avec les policiers » leur soutien au soulèvement contre Morales. Dans l’autre, émise juste après la démission du président, il demande que ce dernier soit remplacé par une « junte militaro-civile ». À ce moment, Camacho était président du Comité civique de Santa Cruz, une institution de premier plan dans cette région bolivienne.
Beaucoup pensait que le gouvernement de Luis Arce n’oserait pas mettre à exécution le mandat d’arrêt émis par le ministère public contre un homme politique qui avait été élu en mars 2021 gouverneur de la région la plus riche du pays avec 55% des voix et qui, en outre, représente l’identité de Santa Cruz (« camba »), qui est actuellement la plus forte et la plus mobilisée des identités nationales. Mais le président Arce, déprécié même au sein de son propre camp comme « bureaucrate » et même comme « simple caissier » du pays – pour avoir été ministre de l’économie pendant presque toute la période Morales – a démontré à nouveau qu’il ne manque pas de caractère. Par ailleurs, le fait est bien connu que ceux qui occupent le sommet du pouvoir voient leur aura augmenter, surtout dans un pays fortement présidentialiste comme la Bolivie.
Si Arce a décidé d’agir maintenant, c’est sans doute pour gagner du terrain dans la « guerre froide » qui l’oppose au dirigeant de son parti, l’ex-président Evo Morales. Ce dernier lui avait reproché de ne pas avoir été suffisamment dur avec « la droite putschiste » dirigée par Camacho. La division interne du MAS s’est intensifiée au cours de ces derniers mois. Avant l’arrestation, Morales essayait de présenter le gouvernement – sans encore se référer personnellement à Arce – comme un traitre au « processus de changement » que l’homme politique indien avait initié au début du siècle. Le président Arce, quant à lui, avait cessé de participer aux évènements organisés par le parti. L’arrestation ne résoudra pas les problèmes internes, mais donne plus de liberté d’action à Arce.
Parmi les politiques les plus en vue, Morales est celui qui a mis le plus de temps à se prononcer sur l’arrestation de Camacho. le soir de l’arrestation, il a publié un tweet qui ne traduisait ni reconnaissance ni joie. Il y rappelait que trois ans s’étaient écoulés depuis que le gouverneur avait commis les délits supposés et qu’il espérait que le gouvernement aurait suffisamment de force pour le garder derrière les barreaux.
L’arrestation a immédiatement suscité une grande indignation à Santa Cruz. Des groupes dirigés par des députés et des législateurs régionaux du parti de Camacho ont occupé les deux aéroports de Santa Cruz de la Sierra. Plus tard, des foules non clairement identifiées ont incendié les bâtiments du ministère public de Santa Cruz et de Cochabamba. Le premier a été entièrement brûlé, de même qu’une trentaine de véhicules stationnées à proximité. Plusieurs autres bureaux publics ont été attaqués. La façade de la maison d’un ministre du gouvernement Arce originaire de Santa Cruz a également été incendiée. La police a arrêté 28 personnes pour ces actions. Le Comité civique de Santa Cruz a essayé de s’en dissocier, en les assimilant à des « auto-attentats ».
Le gouvernement n’avait pas prévu une réaction aussi forte, qu’il eut du mal à contrôler. Les autorités ont-elles sous-estimé l’importance symbolique que revêt Camacho pour Santa Cruz ? Seul le temps pourra le dire. Ce à quoi le gouvernement s’attendait pourtant avec certitude était la grève de 24 heures organisée par le Comité civique vendredi 29 décembre, en réponse à ce qui s’était produit la veille ; une mesure légère dont l’impact a été faible.
Les raisons qui ont poussé le ministre de gouvernement [ministre de l’intérieur], Eduardo del Castillo, à réaliser maintenant ce qu’il n’avait pas pu faire avant sont sans doute liées à la grève de 36 jours qui a eu lieu à Santa Cruz en octobre-novembre 2022 pour tenter de faire avancer la date du recensement de la population, convoqué pour mars 2024. La région souhaite avancer la date car cela lui permettrait d’obtenir plus de ressources et de représentation politique, puisqu’il s’agit de la région du pays qui connait la plus grande croissance. La grève a partiellement échoué et a épuisé les réserves matérielles et mentales de la population locale pour un autre conflit de longue durée. La proximité de la Saint-Sylvestre a également joué un rôle dans le calcul du gouvernement.
Compte tenu du fonctionnement de la justice bolivienne, le plus probable est que Camacho ne sorte pas de la prison d’ici quatre mois, mais qu’il partage le sort de l’ex-présidente par intérim, Jeanine Áñez et de ses anciens ministres, qui se trouvent en « détention préventive » depuis presque deux ans dans le cadre de l’affaire Coup d’État I (en même temps, Áñez a été condamnée à 10 ans de prison dans l’affaire « Coup d’État II »). Si, dans les jours qui suivent, les dirigeants civiques ne se montrent pas capables d’organiser une mobilisation plus prolongée et massive, l’emprisonnement de Camacho sera sans doute rangé comme une « offense » supplémentaire du MAS envers Santa Cruz, région qui a constitué la principale opposition contre Morales au cours de ses 14 années de présidence et, dans ce cas, sans date d’expiration. Le politique de droite se convertira ainsi en martyr de l’« anti-massisme ».
Certains analystes comparent la situation du gouverneur avec celle qu’a dû traverser l’ancien président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva et anticipent qu’il passera de la prison à la présidence. Cependant, rien n’empêche de comparer également son cas à celui du vénézuélien Leopoldo Lopez qui, après avoir connu la prison, a été contraint à l’exil en dépit de la pression internationale. La fin à plus long terme de cette histoire dépendra de ce qui va se produire dans les semaines à venir dans bras de fer entre le gouvernement d’Arce et la région de Santa Cruz.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3643.
– Traduction d’Ellie Douska pour Dial.
– Source (espagnol) : Nueva Sociedad, décembre 2022.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] voir DIAL 3635 - « ».