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Race et métissage dans les Andes boliviennes

Fausto Reinaga : Un racisme inversé ?

Claude Bourguignon Rougier

mardi 23 mai 2023, par Claude Bourguignon

Introduction

Le discours de la guerre des races, en France, est connu surtout à travers la généalogie que fit Foucault de l’historicisme. Foucault avait insisté sur le fait que ce récit n’était pas raciste car race y était équivalent de nation ou de peuple, races était toujours au pluriel, or, remarquait-il, quand il y a un pluriel, il n’ y a pas de racisme, le racisme advenant quand la race succède aux races.

Cette vieille histoire de la guerre des races nous renvoie, en France, à la fin du XVIIe siècle, mais elle a d’autres généalogies, sur d’autres continents. Sur le continent américain par exemple, elle a connu divers développements. En Amérique du Nord, dans le courant du XXe siècle, comme aux Caraïbes, lors de la révolution haïtienne, ou encore en Amérique du Sud, lors des guerres indépendance, ou des grandes rebellions coloniales.

Dans le cadre de cet article, c’est des implications d’une variation andine et moderne qu’il sera question, le concept de guerre des races, tel qu’il fut pensé en Bolivie, à la fin des années soixante, par un intellectuel indigène, Fausto Reinaga, co-fondateur en 1964 du Parti indien bolivien. Il développa, en 1969, dans La Revolución india sa vision de la question. Peu reconnu de son vivant, aujourd’hui célébré ou détesté, l’auteur a souvent été taxé de racisme, un racisme le plus souvent qualifié « d’inversé ». C’est sur cette qualification que je reviendrai dans le cadre de ce bref article, car s’il y eut indéniablement « inversion » de certains discours dans son œuvre, parler de racisme me semble problématique. Le terme renvoie à mon sens à un biologisme et à un évolutionnisme, sans lesquels il s’avère impossible de définir le racisme moderne, absent chez l’auteur. C’est surtout une analyse de l’imaginaire que le lecteur trouvera ici. Nous appuyant sur la lecture des symboles de Gilbert Durand et l’anthropologie foucaldienne de Claude-Olivier Doron, nous essaierons de repérer à quelle formation discursive se rattache l’édifice complexe de Fausto Reinaga afin d’éviter les classifications hâtives qui évacuent la question du changement social.

Construire un contre discours

Dans La Revolucion india, l’auteur manie régulièrement le concept de guerre des races, guerre de la nation indienne contre la nation chola, métisse, pour le dire vite. Il construit un contre-récit destiné à alimenter l’orgueil et la colère de la nation qui depuis cinq siècles a subi la domination des Espagnols conquérants, puis des créoles républicains. Pour ce faire, ce contemporain d’ une époque où l’histoire officielle ne reconnaît d’autres Indiens que les glorieux représentants d’un passé révolu et dénie à ceux du présent leurs droits politiques, Fausto Reinaga s’emploie à détricoter la tapisserie nationale et fait place à l’histoire des oubliés, des marginalisés, les « Indiens », terminologie qu’il décide d’assumer, comme les Afro-américains l’avaient fait pour le terme « Noir » dans les années soixante. [1] Aux héros officiels de la république bolivienne, les Blancs et les métis des guerres d’indépendance, il oppose les héros indigènes des insurrections écrasées. Il n’en reste pas là. Il ne revient pas seulement sur la période coloniale mais rétablit le lien brisé par les historiographies nationales, reconnectant l’« Indien » du présent jusque là séparé de celui du passé précolombien, à son lointain ancêtre [2] Les « Indiens » du passé pré-colonial et les insurgés du monde colonial, apparaissent en continuité avec le peuple opprimé du présent. Il peut ainsi revendiquer pour son peuple l’accès au pouvoir perdu. Et remettre en question la légitimité de l’état nation bolivien, lui opposant la nation clandestine, qui est la nation authentique, celle des « Indiens », déjà là avant la colonisation.

Les deux « races » en guerre

Il opposera donc l’organisation supérieure de l’État inca, son sens du collectif, sa prise en compte de la pauvreté, aux divers régimes républicains ou coloniaux qui ont entraîné la misère connue par une grande partie de la population indienne depuis la Conquête. Dans le mouvement de construction de ce vis-à-vis, il élabore aussi une définition de la « race » indienne et de la « race » blanche ou chola. Tout l’édifice de son livre repose sur cette antithèse, déclinée tous les niveaux, historique, politique, éthique, et même physiologique. La race indienne est ainsi parée de qualités exceptionnelles qu’il renvoie à l’ancien monde, le Tawantinsuyo, l’empire inca dont l’organisation sociale et politique est particulièrement valorisée, surtout pour sa prise en compte de la communauté. Nous savons qu’il reposait sur un partage des ressources, avec sa Loi de fraternité, et sa Loi des pauvres [3]. À l’inverse, le régime républicain, la république chola, trahit doublement le collectif national : il a spolié, et continue de le faire, les autochtones, et il trahit la patrie vu que ses représentants protègent seulement les intérêts d’un petit groupe « vendu » aux USA. C’est le caractère collectif de l’organisation, le régime de propriété collective du passé encore vivace dans certaines parties du pays qu’il met en avant, contre la propriété privée contemporaine, laquelle s’est en fait affirmée avec la république bolivienne. « Les Espagnols ont apporté la propriété privée et le vice, écrit-il. Le régime inca était un régime éthique. Or, celui des Espagnols puis celui des créoles républicains, ont permis la généralisation d’une corruption imputable à la prévalence de l’intérêt privé. Ce malheur de l’appropriation privée des biens et du travail, il le resitue dans le mouvement du capitalisme au niveau local, mais aussi global, son opposition nation indienne/nation chola recoupant une autre, Tiers Monde/impérialisme, ou encore Tiers Monde/Occident. L’Occident est un système social individualiste de propriété privée ; le Tawantinsuyu, l’Inkanato, est un système social collectiviste de propriété socialiste. L’ancien marxiste emploie le terme communiste pour désigner ce régime. L’Occident, c’est la propriété individuelle par antonomase, d’où la guerre ; l’Inkanato, au contraire, est une propriété sociale, d’où la paix. L’Occident a fait de l’homme un loup pour l’homme tandis que l’Inkanato a fait de l’homme le frère de l’homme, dans une société de travail et d’amour. Et c’est cet Occident qui a remis en question l’humanité de ses habitants. La couronne d’Espagne refusait le statut d’être humain à l’indigène de ce continent ; elle croyait et pensait que l’autochtone était une espèce à part [4]

Écrire avec les armes de l’ennemi ?

Nous avons donc affaire à un discours binaire alternatif, qui accuse, et propose la révolte, tout en mettant en question les fondamentaux de la domination occidentale. C’est une critique à la hauteur de l’exploitation subie par les classes populaires en général et surtout par les indigènes depuis la Conquête. Un pays où le pongueaje, forme de contrainte servile due par les autochtones à leur patron, ne disparut qu’en 1952, est bien un pays ou le colonialisme interne n’a pas disparu, pour parler comme González Casanova, ou encore, comme dirait Aníbal Quijano, un pays où la colonialité du pouvoir est en acte.

Pour autant, refuser de souscrire à la version des vainqueurs de l’histoire, construire un autre récit, ne passe-t-il pas nécessairement par une sortie des cadres linguistiques et imaginaires ? La lecture de l’œuvre fait apparaître plusieurs axes de lecture. D’abord, on a l’impression que ce discours de la guerre des races, est une inversion du premier, celui des vainqueurs. Or, ce livre étant la dénonciation du colonialisme, du racisme, de cette colonialité du pouvoir qui marque une prégnance du passé dans le présent, pourquoi la dénonciation est-elle formulée dans une langue qui à bien des égards, ressemble beaucoup à celle des Espagnols qui conquirent et colonisèrent le continent ? Les colons divulguèrent un type de représentation négatif des autochtones, actif jusqu’à nos jours à travers le discours barbarie /civilisation. Mais on voit également que la dénonciation du cholaje et la notion d’indianité renvoie le lecteur à des généalogies très complexes qui remontent à la période coloniale et connaissent diverses variations jusqu’à l’époque de Reinaga et remettent en question les visions du métissage et de la race qui font consensus aujourd’hui. Enfin, le lexique et le style rappellent singulièrement le ton biblique qui est celui de la prophétie, prophétie dont on connaît l’importance pour l’Amérique latine, dès la venue des premiers évangélisateurs franciscains. Ce discours prophétique n’a pas seulement marqué la tradition religieuse, qu’il s’agisse des hérésies ou du messianisme. Il est légitime de le voir comme une caractéristique d’un versant non négligeable du discours révolutionnaire moderne et d’un certain marxisme [5]

Remettre en question le discours barbarie/civilisation

Reinaga s’attaque au mythe de la barbarie indienne, construit par les Espagnols des Chroniques de la Conquête, mythe qui se transmet de l’empire à la république. En cela, il s’inscrit, sans doute à son corps défendant à l’intérieur d’une tradition latino-américaine récente. Il affronte un Sarmiento, le grand vulgarisateur, au XIXe siècle, de l’opposition civilisation /barbarie. Et marche sur les traces d’analystes de divers pays. L’Uruguayen José Enrique Rodó, avec son Caliban barbare qui interroge l’Europe ; ou le Bolivien Franz Tamayo, paradoxalement, un conservateur, qui proclame l’existence d’une barbarie européenne dans un texte aux accents nietzchéens ; ou encore de cet Argentin, Rodolfo Kusch, qui écrit une œuvre singulière et silencieuse, et qui interroge « la séduction de la barbarie ». Kusch, Tamayo, Reinaga, retournent le binôme, désossent le pantin du barbare.

Le discours du barbare, il a été construit très tôt, dès la Conquête, à travers ces œuvres parfois dites ethnographiques, parfois qualifiées de récits historiques, que sont les Chroniques. Ces textes, qui se ressemblent toujours étrangement, sont moins des récits d’aventure que des odes à la souveraineté. Ils construisent l’image d’un" Indien" dégénéré et il est assez stupéfiant de voir que malgré le caractère fantaisiste, malveillant, fictionnel des représentations qu’ils établissent, ces dernières ont réussi à circuler, à informer les imaginaires coloniaux ou post-coloniaux pendant des siècles. Ce discours repose sur une conception de la société et du pouvoir religieuse, et c’est toujours en fonction de ce socle là que s’élabore la description de la nature américaine et de ses habitants. Lorsqu’on lit les chroniques de la Conquête des Andes, qu’il s’agisse de celle de Cieza de León [6], de Pedro de Aguado [7] ou de Juan de Matienzo [8], pour ne citer que les plus connues, on voit bien que c’est d’un portrait robot qu’il s’agit, celui du barbare, dont la nature démoniaque justifie le recours à la Guerre juste. L’anthropologue colombien Humberto Borja Gómez [9] rappelle que l’histoire, pour les auteurs, est toujours celle de la chrétienté c’est à dire, celle du Salut. Elle renvoie aussi à la conception gréco-romaine de l’histoire comme morale. Les Chroniques sont marquées par la conception de la barbarie comme effet de coutumes perverses et d’un milieu corrompu. La barbarie des Indiens s’alimente à la barbarie du milieu.

Ce modèle de la barbarie, Reinaga ne le remise pas. Il garde le patron, mais inverse les acteurs : chez lui, les barbares, les sauvages, ce ne sont plus les "Indiens" mais les Espagnols, et plus généralement les Blancs ou les cholos. Cette inversion n’est pas un aspect anecdotique de sa rhétorique. Elle joue un rôle central, l’antithèse et le retournement étant les figures de style qui innervent le texte. Cette antithèse s’ancre dans le moment colonial, pour retourner sa logique plus que pour la détruire. De même que dans les récits de la Conquête, les auteurs mettent en avant la grandeur, le courage des Espagnols qu’ils opposent à la bestialité, la couardise, et la traîtrise des autochtones ; de même Reinaga, tout au long de son livre, oppose audace indienne, éthique indienne, à la traîtrise et à la petitesse d’esprit des blancs et des cholos. Dans cet élan de renversement des contre-vérités officielles, il va jusqu’à affirmer lui aussi quelques contre vérités manifestes [10]. Parfois, pour parfaire sa démonstration, il n’hésitera pas à assurer que le cannibalisme, cet argument massue de la Guerre juste du XVIe siècle, avait été importé par les Européens [« L’homme inca, l’Indien du Tawantinsuyu ne mangea jamais de chair humaine. Avant l’arrivée des Espagnols, il ne commit pas d’homicide, encore moins d’assassinat, et ne parlons pas de génocides ni de massacres ». Si l’anthropophagie ne fut vraisemblablement pas le fait des Incas, d’autres peuples de la région eurent eux recours à ces pratiques. Quant aux massacres, l’auteur fait l’impasse sur des phases particulièrement sanglantes de la colonisation inca, celle de l’actuel Équateur, par exemple.]]

De bonne guerre ? Usage politique du mensonge ?

Ce texte est un manifeste, et pas seulement la partie de l’ouvrage qui s’intitule comme tel [11] Et l’auteur s’attaque à des représentations qui ont cours depuis des siècles. Certes, avant lui le courant indigéniste avait effectué une transformation de la représentation des autochtones, mais dans l’ensemble, ce courant, animé surtout par des Blancs et des métis, avait diffusé l’image d’un Indien trans-historique et minéral, créature mélancolique d’un temps non historique, et métaphore de la tradition. L’indigénisme, qui n’eut jamais en Bolivie le succès immense qui fut le sien au Pérou, avait peiné à analyser la continuité entre l’ordre colonial et l’ordre républicain. Il reconduisait silencieusement la vision raciste de la societé coloniale en subordonnant le sort des Indiens au bon vouloir de Blancs certes gagnés à leur cause mais qui restaient les sujets de l’histoire et continuaient à être les guides, les tuteurs, des autochtones. Reinaga, voit ce qui est en acte, dans les partis dits progressistes et dans les politiques » révolutionnaires » de 1952, il voit cette permanence. Et il s’attaque à l’imaginaire qui est à la base de la construction nationale. Cette dernière s’enracine dans un imaginaire colonial qu’il identifie et veut déstabiliser ; pour cela, il s’empare des armes de l’ennemi. Il plonge dans ces récits de la la Conquête mentionnés plus haut, récits des vainqueurs marqués par un certain type de métaphores, de symboles et de figures de style. L’imaginaire qui s’y déploie est polémique, antithétique, hyperbolique. Les chroniques réalisent la construction de figures du Mal, de l’ennemi, qu’il fallait disqualifier pour que leur élimination fût légitime. Ces récits qui appartiennent à l’ordre discursif décrit par Foucault [12] sont ceux de la souveraineté, récits de la Couronne, de sa grandeur, de son épopée. Et c’est pour résister a cette vulgate, toujours opératoire dans la littérature, dans les esprits, dans l’espace national, à l’École, que Reinaga construit une contre-épopée, celle des autochtones.

À côté de l’antithèse déjà mentionnée, nous trouverons dans La Revolución india un emploi systématique de l’hyperbole, autre procédé caractéristique des chroniques de la Conquête. Qu’il s’agisse pour les Espagnols de chanter la louange des soldats défendus par la Vierge et par Saint Jacques, ou pour le Bolivien, de vanter les vaillants héros vaillants de la Grande Rébellion [13] Dans les deux cas de figure, l’hyperbole fonctionne : caractère extrêmement accompli des héros positifs, comme des personnages négatifs.

Le symbolisme à l’œuvre présente également de nombreux poins communs. Nous évoquions plus haut l’importance de la morale et la critique systématique des meurs perverses des indigènes dans les Chroniques. On remarquera également chez Reinaga l’importance du lexique lié au champ sémantique de la corruption. L’ennemi politique, le cholaje, est toujours présenté à l’aide d’adjectifs ou de substantifs en rapport avec l’idée de décomposition et de putréfaction. L’auteur parle de la « podredumbre chola », du « cholaje putrefacto », jamais il n’évoque les groupes qu’il incrimine sans assortir leur dénomination d’un terme en rapport avec la corruption [14] De même, dans les chroniques guerrières, pour le grand chroniqueur de la Conquête du Pérou, Cieza de León, ou celui de la future Colombie, Fray Pedro de Aguado, qui écrivent au milieu du XVIe siècle, les « Indiens » sont presque toujours « corruptos ». Cieza de León écrit par exemple que chez les « Indiens », tout est corrompu, jusqu’à leur langage. Il évoque la dissolution des mœurs, disant des femmes indiennes qu’elles sont « corrompues par leur famille car leurs parents les laissent avoir des rapports sexuels libres. La corruption est omniprésente dans leur langue, réduite à une « dissolution, un océan de folies, sans pieds ni tête, sans ordre ni harmonie. Confusion du langage qui correspond à celle de la société et de la pensée » : « et de même que leur langue est d’une confusion notoire, de même, pour tout le reste, ils sont difformes et volatiles ». Et si les chroniqueurs étaient choqués par la liberté des mœurs indigènes, Reinaga lui, de façon récurrente, condamne la lascivité des cholos [15] et des Blancs, comparant régulièrement leur monde à un « lupanar ».

Les symboles thériomorphes sont un autre trait des chroniques et dans le récit de Reinaga l’animalisation de l’ennemi, si caractéristique des Chroniques, est également à l’œuvre. Il s’agit de prendre le contre pied du topique de la bestialité de l’« Indien américain ». Chez Cieza de León ou chez Pedro de Aguado, les « Indiens » sont des fieras, des bêtes féroces [16] Les termes fiera et fiereza fonctionnent aussi bien pour les animaux que pour les hommes dégradés que sont les autochtones. À propos des Indiens, le franciscain Aguado affirme que « ces barbares étaient de véritables bêtes féroces ». Des Indiens panches, Aguado écrit : « comm les chiens sauvages, ils ont l’habitude de manger de la chair humaine ». De l’homme qui s’apprête à manger un jeune enfant, il dit : « un chien féroce, une brute, qui rapidement, la prit, l’amena chez lui ». On retrouve les mêmes tropes chez le plus célèbre des chroniqueurs du Pérou, Cieza de Leon. Il est vrai qu’il ne l’emploie pas à propos des Incas, mais des peuples autochtones que ce derniers avaient soumis ou combattus. Chez Reinaga, l’inversion est à l’œuvre mais la fiera, c’est le Blanc. L’invocation de la fiera blanca est un topique. Et l’hyperbole, feroz fiera, récurrente.

Un usage peut être contre-productif de la morale

Il y a néanmoins, comme nous le notions, une autre dimension dans l’imaginaire et le lexique de La Revolución india. C’est son caractère prophétique et apocalyptique. Reinaga annonce la fin du temps des Blancs et des cholos. Il prévoit l’extermination de ceux qui ont bâti une Babylone moderne et appelle les purs à combattre l’ennemi.

Pourquoi penser avec l’imaginaire de l’ennemi ? Pourquoi employer un registre moral et l’articuler à un style qui tient de l’imprécation et de l’invective, un style marqué par son côté biblique, pour contrer un ordre colonial de la domination qui a été construit précisément en lien avec cette religion blanche que l’auteur abomine ? Si l’insistance sur les qualités morales d’un empire inca qui empêchait l’extension de la misère semblent légitimes, l’idée d’une essence plus morale des Andins ne va pas de soi. Car le « Tu ne mentiras pas, tu ne voleras pas, tu ne resteras pas sans rien faire », attribué à l’ethos inca, ressemble surtout à un remaniement tardif et colonial du mode de vie relationnel andin. Les trois préceptes invoqués apparaissent comme une métamorphose occidentalisée du principe relationnel à la base de la communauté andine, de l’ayllu. En effet, comme le remarque dans sa thèse Fernando Calluhuanca Yacasi [17], l’homme andin n’a pas besoin d’ impératifs moraux à l’occidentale. Sa vie est une mise en acte de principes et de pratiques qui rendent superflue une morale surplombante. Lorsque la propriété et le travail sont collectif, l’idée du vol est absurde ; quand l’individu est inséré dans un cosmos, l’idée de l’oisiveté n’a pas de sens. Mais Reinaga reprend à son compte – dans un désir mimétique ? – cette éthique qui essentialise dans une mentalité indigène des pratiques liées à une cosmovision, et le transforme finalement en travailleur honnête. Là encore, nous observons l’inversion d’une représentation raciste répandue depuis la colonisation, qui faisait de l’autochtone un être fourbe et paresseux.

La formation discursive de la dégénération

Il me semble important de mentionner que chez Reinaga, la problématique de la corruption est à rattacher à celle de la dégénération. La corruption chola est celle d’une race dégénérée. Or, ce n’est pas de dégénérescence qu’il est question ici, mais de dégénération. Car la dégénérescence à l’âge moderne, au XIXe en particulier, dans le discours politique pseudo scientifique, va de pair avec son opposé, son remède, la régénération [18]. Or chez Reinaga, dégénération va de pair avec résurrection. Formule biblique, ou prophétique, on y reviendra, mais registre qui n’a rien a voir avec le biologique.

La régénération est un discours qui est très présent dans certains pays d’Amérique latine au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Ce sont surtout des pays où la population indigène est importante : Bolivie, Pérou, Mexique, Colombie. Au Mexique, dans le deuxième quart du XIXe siècle, le discours d’un Andrés Bello sur la régénération de la langue, ce pilier de la construction nationale, aura une portée considérable ; en Colombie, à la fin du XIXe siècle avec le président Rafael Núñez et le penseur Miguel Antonio Caro, une importance extrême est donnée à la régénération du peuple colombien (« regeneración » est le nom de cette période) qui souffre de dégénérescence ; en Bolivie, au début du XXe siècle, l’État construit un véritable programme de régéneration de la race [19]. Dans tous ces cas de figure, la régénération est une réponse à une pathologie du peuple, une tache indispensable à l’amélioration de la race. Biologie et évolutionisme sont les cadres théoriques dans lesquels prennent forme ces approches, les divers discours sur la régénération devant nécessairement se rapporter au développement de la biologie.

Or, il n’y rien de tel chez Reinaga. Chez lui, dégénération ne renvoie pas à dégénérescence mais à corruption. Ces deux notions s’impliquent, dans La Revolución india, comme dans les Chroniques de la Conquête. Pas de la même façon. Chez le penseur quechua-aymara, la dégénération et la corruption sont pensées comme l’effet d’un événement, la Conquête qui a détruit une harmonie précolombienne. Chez les chroniqueurs, la corruption est une des manifestations d’un discours plus global né dans la Chrétienté, celui de la dégénération, un discours sombre, pessimiste, qui fait des êtres humains des créatures irrémédiablement marquées par la dégradation de l’être. C’est une sombre anthropologie générale, qui s’esquisse dans le vieux discours chrétien de la dégénération, avec quelques figures remarquables comme saint Augustin. Claude-Olivier Doron a analysé cette formation discursive qui couvre une période historique très large, puisqu’elle commence aux débuts de l’ère chrétienne et s’étend au moins jusqu’au XVIe siècle, celui des chroniques et de la colonisation espagnole. Le travail de ce foucaldien accorde une importance spéciale à l’inflexion que prend ce discours dans l’Amérique espagnole et à ses liens avec les rapports de pouvoir évoqués plus haut. Il considère que les questions relatives au gouvernement des « Indiens » ont été analysées dans le cadre du discours de la dégénération, et ont permis d’imaginer de nouvelles techniques de pouvoir. À la fin du Moyen Age, nous dit-il, le discours de la dégénération etait véhiculé par des laïcs comme par des clercs. Il rendait compte d’un profond pessimisme quant la nature de l’homme : Dieu l’avait créé dans sa perfection, mais son histoire terrestre avait été celle d’une dégradation continue. Livres prônant le mépris du monde, traités sur la « dégénération » des hommes et du monde, écrits sur péché originel [20] avaient contaminé d’autres types de production. L’importance prise par le thème du péché originel est à cet égard exemplaire : à partir des XVe et XVIe siècles, ce motif avait gagné la littérature, les traités de noblesse, les descriptions du monde. Le péché d’Adam et d’Ève devenait un principe global d’explication du monde [21].

Le péché des Indiens serait au centre des controverses américaines. Péché d’infidélité, péché d’idolâtrie, péché contre la loi naturelle (sodomie, inceste et cannibalisme), tout ce qui apparaît comme corruption dans les chroniques. La plupart des chroniqueurs, moines, juristes ou philosophes, voyaient « l’Indien » comme les autres peuples non chrétiens : ils étaient tombés dans le péché comme conséquence du péché originel. L’idolâtrie était le péché des hommes de nature imparfaite. Dans le contexte de la Réforme qui coïncide avec l’avènement de l’empire espagnol et la lutte contre l’apostasie judaïsante ou protestante, le péché des « Indiens » idolâtres, qui se refusaient à la religion, serait rapproché du péché des Juifs, coupables d’avoir trahi le seigneur.

Cette équation s’élabore au rythme de la progression de la Conquête, se transcrit dans les chroniques et trouvera une expression claire dans la Controverse de Valladolid, au milieu du XVIe siècle. On pourrait dire que le fil conducteur des chroniques est analysé lors de la Controverse. Car l’importance donnée à la notion de péché et de dégénération nous permet de voir certains aspects restés dans l’ombre de la fameuse polémique. La Dispute entre Sepúlveda et Las Casas rend compte d’une interrogation commune : plus qu’un débat relatif au caractère humain ou non des Indien.ne.s, comme il est souvent dit, ils constituent une réflexion sur leur nature plus ou moins dégénérée, sur leur capacité à se guider eux-mêmes, et sur leur besoin d’une tutelle. Avec la rhétorique de la dégénération se met en place en Amérique une forme de discrimination quant au gouvernement des hommes.

Reinaga a l’intuition du lien entre ce discours, qu’il a subi en tant qu’indigène, et son instrumentalisation politique. La dégénération, dans son œuvre, est un retour à l’envoyeur. Mais il n’est pas question pour lui de combattre la dégénération par la régénération, comme le proposèrent les élites politiques des pays andins ou à forte population autochtone. Et c’est là qu’intervient le prophétisme chez lui. Il n’y a qu’une solution, la résurrection. Le vieux fond apocalyptique, ravivé en Europe à travers le prophétisme, vieux fond qui est pensé dans son articulation avec la domination terrestre, et la volonté de construire une communauté chrétienne sur terre, nous situe dans de toutes autres perspectives. Le prophétisme et le messianisme ont un fondement religieux mais sont aussi des prises de position politiques. Tout discours du changement radical est de nature prophétique et celui de Reinaga comme les autres. Et chez le penseur indigène, le prophétisme ne rime pas avec racisme. Chez lui, le « Blanc », dont il dit clairement qu’il doit être détruit, est la couleur d’une civilisation pas d’un être biologique. L’idée de pureté de sang, inséparable de la formation discursive de la régénération et de l’émergence du racisme américain, est une notion qui lui est également étrangère. La race a chez lui un sens ancien. Si pureté il y a dans son œuvre, c’est celle de de l’ethnique ou de l’âme. D’autre part, pour que la race chez lui soit raciste il faudrait qu’elle soit justement quelque chose de stable. Et ce qui frappe chez lui, c’est précisément le caractère fluide des définitions : l’indigène n’est pas plus un être biologique que le cholo. C’est celui qui renie pas son indianité, de même dans le cholo, le problème n’est pas le métissage biologique, problématique qui est celle de certains indigénistes comme Luis Valcarcel, mais sa volonté de blanchiment social, Santiago Castro Gómez dirait, son désir de blanchité.

Conclusion

Les catégories de Reinaga ne sont pas celles qui informent le discours raciste, et qui relèvent de la classification. L’« Indien » est une catégorie de combat. Chez l’auteur, elle doit céder la place, après la victoire sur le monde blanc, à l’Inka. Il disparaît en tant qu’Indien puisque ce dernier est une création historique coloniale qui deviendra obsolète dans le monde nouveau. La guerre des races de Reinaga n’est pas un racisme mais une réflexion sur la possibilité pour les vaincus de retourner l’omelette. Dans cette réflexion des chemins sont explorés, des armes sont mises à l’essai. L’inversion opérée dans le langage permet-elle de renverser un ordre donné, celui de la domination blanche ou chola ? Sa vision de la révolution ne condamne-t-elle pas à changer les acteurs et répéter la domination sur les anciens maîtres ? C’est une question d’une dimension cruciale, liée à celle de la contradiction entre le caractère inéluctable de la violence révolutionnaire et celle du passage à une autre logique. Où l’on voit que la problématique de la race aboutit aux mêmes apories que celle de la classe.

responsabilite


[1L’influence du Black Power et de Frantz Fanon sur l’évolution de la pensée de Reinaga est indéniable même si l’auteur ne l’a que partiellement reconnue.

[2Cet usage de la temporalité destiné à laisser dans l’ombre les indigènes du présent, on le retrouve dans l’usage du passé que font les institutions de l’indianité. Voir à ce sujet les travaux de Mario Rufer, entre autres celui qui porte sur le dispositif muséographique du musée anthropologique de México.

[3Alfredo Gómez Müller, dans son livre sur l’Inca Garcilaso, a montré l’importance de ce qui fut qualifié de communisme primitif au XIX siècle pour la formation de la pensée critique et sociale européenne. Pour une recension de cet ouvrage, voir Claude Bourguignon Rougier, « Autour de Gómez-Müller, Alfredo, La memoria utópica del Inca Garcilaso. Comunalismo andino y buen gobierno », Amerika [En ligne], 23, 2021, mis en ligne le 27 janvier 2022, consulté le 03 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/amerika/14312.

[4Traduction libre de l’autrice, comme toutes celles de cet article. Reinaga, Fausto. La Revolución india. La Paz. 2007. p. 46.

[5Martínez Andrade, Luis, El salto del Tigre. À paraître. Voir le chapitre consacré à Marx et la Bible.

[6Cieza de León, Pedro. Crónicas del Perú. Séville. 1537.

[7Aguado, Pedro, Recopilación historial resolutoria de Sancta Marta y Nuevo Reino de Granada de las Indias del mar océano, en la cual se trata del primer descubrimiento de Sancta Marta y Nuevo Reino de Granada de las Indias del mar [oceano].

[8Matienzo, Juan. Gobierno del Perú. 1567 ?

[9Borja Gómez, Humberto. Los Indios medievales de Fray Pedro de Aguado : construcción del idólatra y escritura de la historia en una crónica del siglo XVI. Centro editorial Javeriano. Bogotá. 2002

[10Comparant un peuple à l’autre, il mettra en avant la force physique des « Indiens », allant jusqu’à affirmer qu’ils mesuraient au moins deux mètres.

[11La dernière partie de La Revolución india s’intitule « Manifiesto del partido indígena ».

[12Voir Bourguignon Rougier, Claude. « Nation, utopie andine et exteriorité », la référence à l’analyse de Michel Foucault dans Il faut défendre la société. https://www.academia.edu/28071781/Nation_utopie_andine_et_exteriorit%C3 %A9.

[13Révolution indigène qui se produisit en 1780, essentiellement dans les territoires correspondant au Pérou et à la Bolivie actuels, menaça l’ordre colonial, et fut réprimée dans le sang.

[14« “El putrefacto cholaje blanco”, el cholaje blanco-mestizo al bautizar y disfrazar al indio de “campesino” quiere que éste se integre en su sociedad putrefacta », p. 52.

[15La lascivité du métis, supposément due de son ascendance indigène, est un stéréotype de la littérature des pays andins.

[16« Où l’on voit la lutte entre pensée et acte qui caractérise les fauves blancs de la culture occidentale ». La Revolución india. p. 11.

[17Calluhuanca, Yacasi. Alli Yacasi n Runa Kay : rescatando el fudamento de la moral andina. Université San Agustín de Arequipa. 2017.

[18Voir Martinez, Françoise, « Du “régénérationnisme espagnol” à la régénération éducative bolivienne : avatars d’un concept politique ». Crisol. Série numérique-6. 2015

[19Voir Martinez, Françoise, « Régénérer la race ». Politique éducative en Bolivie (1898-1920). Paris. IHEAL – La Documentation Française, 2010.

[20Doron, Claude-Olivier, « Races et Dégénérescence : l’émergence des savoirs sur l’homme anormal ». Thèse de doctorat soutenue en 2011. p. 56

[21Doron. Ibidem.

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