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PARAGUAY - « Criadazgo » : L’exploitation des enfants dissimulée derrière les murs du silence
Jazmin Bazán
mardi 9 avril 2024, mis en ligne par
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30 janvier 2024 - Des milliers de fillettes et de jeunes garçons paraguayens sont employés au service de familles, sans aucune garantie de repos ni de rémunération. L’avenir de ces nouvelles générations est le résultat de cinq siècles d’une oppression permanente.
Les trois lettres du nom de ma grand-mère, Ida, résumaient tout ce que le monde signifiait pour elle. Elle évoluait dans le présent, dans un état d’esprit particulier, son immense dévotion à la Vierge et attentive aux signes, sa main verte, son amour du vivant. Son histoire était dépositaire des cicatrices de l’exil, marquée par les nombreux épisodes politiques du Paraguay.
Mais sa voix aussi douce que l’aguaí n’évoquait jamais son passé, comme s’il était enfermé dans un coffre difficile à ouvrir. Surtout pour ce qui se rapportait à ses premières années, assombries par la mort de sa mère et le trajet du village d’Ybytymí à la maison d’une tante à Asunción, où elle avait vécu avec ses sœurs. Des suppositions et des témoignages de membres de la famille, tels des puzzles, émergent deux questions : que cachait son silence ? Avait-elle été enfermée, contrainte au silence ?
Le pays a une longue tradition d’une enfance déplacée et maltraitée. Une des formes que revêt cette oppression est le criadazgo. C’est à dire l’accueil de garçonnets, de fillettes, d’adolescents issus de familles aux maigres ressources, par des familles de substitution (avec ou sans liens de sang), contre la promesse d’alimentation et d’éducation, qui cache généralement une série de vexations, à commencer par l’exploitation par le travail domestique non rémunéré. Cela se fait sans garantie juridique ni intervention d’aucune institution. D’après une analyse de Fondoayuda 147 du ministère de l’enfance et de l’adolescence, entre 2014 et 2016, 76% de ces enfants était des petites filles et des adolescentes. La coutume – un concept complexe, remis en question, et variable – remonte à la période de la Conquête et se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
Quelle importance revêt cette pratique ? Les derniers chiffres officiels ont été publiés en 2011, sur la base de l’Enquête nationale concernant les activités des enfants, filles ou garçons et des adolescents. Le rapport, réalisé par l’Institut national des statistiques avec l’aide de l’Organisation internationale du travail, a évalué l’ampleur et les caractéristiques du travail des enfants et des adolescents. On a estimé qu’au moins 46.993 enfants et adolescents paraguayens, âgés d’entre 5 et 17 ans ( 2,5% du total de la population) vivaient dans cette situation de criadazgo. Les chiffres, indiquent les spécialistes, doivent être actualisés et revus méthodiquement. Ainsi que les sources sur ce sujet : la Commission nationale pour la prévention et l’éradication du travail des enfants et la protection du travail des adolescentes et adolescents (Conaeti) poursuit son travail pour élaborer une définition qui réponde à son développement actuel.
La valeur de la première personne
« Je me levais à cinq heures du matin parce que je devais tout préparer pour les maîtres », raconte Tina Alvarengua. Activiste en faveur des droits des femmes indiennes, enseignante, experte en projets communautaires et en coopération internationale, elle est une des voix les plus autorisées sur cette question. À l’âge de neuf ans, elle est entrée dans une famille en tant que « petite bonne » – c’est ainsi que la désignait sa patronne –. Mais arrivée à l’âge adulte, forte de son expérience, elle est devenue une militante active au sein de l’ONG Global Infancia.
Tina et ses camarades ont découvert que le criadazgo était un sujet tabou, une question relevant de la sphère privée qu’il fallait rendre publique. Elles étudiaient, sans en avoir eu l’intention, le sujet qui a motivé tant de féministes : tout ce qui est relève de la personne est politique. De manière artisanale elles ont fait des recherches sur des expériences individuelles pour trouver des dénominateurs communs. Ensuite, grâce à la plume d’écrivaines connues, elles ont fait transcrire les entretiens en récits littéraires pour alerter les consciences. Quand l’auteure connue, Reneé Ferrer, a reçu ces transcriptions, avec la consigne qu’elle pouvait y ajouter sa propre plume, elle leur a répondu : « Cela dépasse l’imagination ». Les témoignages transposés en fiction ont été réunis dans le livre Petites bonnes, jusqu’à quand.
Ce regard porté sur les droits de ces fillettes et de ces garçonnets a amené Global Infancia à remettre en question les mots utilisés. L’identité des personnes concernées, leurs destins, ne devaient pas se réduire à leur condition de « petits employés de maison », qu’ils soient filles ou garçons. C’est alors qu’on a commencé à parler de ces personnes « en situation de criadazgo ».
Il restait encore à répondre à ce qui caractérisait les modalités du travail des enfants. L’isolement était le drame qui caractérisait tous les témoignages, y compris celui de Tina. « J’étais à quarante minutes de ma famille, il me suffisait de prendre un bus, mais on ne me laissait pas aller la voir », dit-elle. Tous évoquaient l’éloignement, physique, dans la plupart des cas, mais aussi émotionnel et affectif.
Celles qui ont participé aux enquêtes ont relevé d’autres caractéristiques. D’abord l’étude du phénomène était principalement orientée sur les adultes – en tant que reflet d’une caractéristique sociale – : les enfants ne pouvaient pas s’exprimer, ni participer à la décision des adultes. À la différence des autres domestiques – Tina l’a constaté – car sa sœur a travaillé un certain temps dans la même famille –, les petites bonnes ne recevaient pas de salaires, ne pouvaient pas sortir quand elles le voulaient, n’avaient pas de temps de repos et étaient principalement des mineures.
Le racisme, la discrimination et les inégalités de classe étaient évidents. « Quand il s’agit de la petite bonne le discours est différent. On dit d’elle, « elle est comme ma fille », souvent on lui permet d’entrer dans la pièce principale, bien que la différence d’avec les enfants biologiques soit immense », dit Tina, qui devait s’occuper des enfants de la famille alors qu’ils avaient le même âge qu’elle.
La volonté de conscientisation de Global Infancia a eu pour finalité, dès le départ, de remettre en cause les politiques publiques. Outre la distribution d’une documentation auprès de personnes proches du pouvoir, une de leurs premières activités a été d’organiser des ateliers dans les écoles. On a découvert alors que parmi les éducatrices elles-mêmes certaines employaient des petites bonnes.
Des cas de « réussite » ?
En 2021, Saldys Maldonado, travailleuse sociale de la Faculté en Sciences sociales de l’Université nationale d’Asunción, a soutenu une thèse sur la répercussion du criadazgo sur la vie des adultes, qu’ils soient hommes ou femmes. C’était le premier travail d’évaluation présenté sur ce sujet dans le cadre de la formation. Sa première directrice de thèse a voulu rejeter le projet, car elle n’y voyait rien qui soit négatif.
« Une camarade et moi, nous nous sommes entretenues avec douze de ces anciens petits domestiques. Pour la majorité d’entre eux il leur en coûtait d’évoquer leur passé. Saldys relevait une « tendance à la soumission » qui les amenait à justifier les actes de violence subis. Une femme lui a raconté qu’elle avait du s’enfuir quand le maitre de maison avait tenté de la violer et que c’est elle que madame avait accusée ».
Le lever entre quatre et cinq heures du matin, l’emploi de produits de nettoyage chimiques, nocifs pour des enfants, étaient quelques uns des facteurs fréquemment évoqués. Parmi tous ces cas il n’y en a eu qu’un seul « cas positif » : celui d’un homme qui conserve jusqu’à ce jour des relation avec la dame qui l’a « hébergé » et qu’il appelle « maman ». Et pourtant, durant son enfance, bien qu’il ait pu faire des études et n’ait pas subi de châtiments corporels, il n’a pas échappé à l’exploitation domestique.
Pour quelles raisons cela se passe t-il au Paraguay ? se demande la travailleuse sociale. Elle ébauche une hypothèse : la raison en est le très grand nombre de personnes pauvres et les énormes inégalités, la tradition autoritaire, la réclusion, le silence qu’imposent les familles d’accueil (une des personnes interrogées pouvait voir sa famille mais à la stricte condition de garder le silence et d’être surveillée), et la fourniture d’une main d’œuvre gratuite.
Que dit la loi ?
Bien qu’au Paraguay il n’existe pas de législation spécifique concernant le criadazgo (elle est en projet), le pays adhère à différents accords internationaux tels que la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant. En outre, en 2001, a été rédigé le Code de l’enfance et de l’adolescence, et il y a une Stratégie nationale de prévention du travail des enfants et de protection du travail des adolescents. Il existe aussi un Système national de protection et de promotion intégrale de l’enfance et de l’adolescence. En 2020 y a été ajouté la loi qui stipule que l’État devra offrir sa protection aux jeunes enfants, garçons et filles et aux adolescents dont la protection n’est pas assurée.
Mais les spécialistes font remarquer que les progrès en matière de droit et d’adhésion à la régulation internationale ne se traduit pas dans les politiques publiques, dans des services suffisants (par exemple, pour les mineurs qui ont besoin d’un accueil), dans la coordination des différents secteurs, ni dans le financement. En 2022, sans aller plus loin, 85% des Services municipaux pour les droits des enfants et des adolescents (Codeni) n’avaient pas de budget dédié.
Des agences des droits humains de l’Organisation des Nations unies ont demandé au gouvernement paraguayen d’intensifier ses efforts pour combattre cette pratique et pour la qualifier de délit. En 2005, avec la loi n°1657/01, le Paraguay a ratifié la Convention 182 de l’OIT relative aux « pires formes du travail des enfants » et a souscrit à une liste de 26 activités qui, par leur nature ou selon les conditions dans lesquelles elles sont exercées, mettent gravement en péril la santé physique, mentale, sociale ou morale des enfants et des adolescents, interfèrent dans leur scolarisation ou exigent d’eux qu’ils conjuguent de longues journées de travail avec leur activité éducative. Le criadazgo se situe au vingt deuxième rang.
L’élaboration de cette loi a été réalisée par la Conaeti, sur la base d’une large consultation de travailleurs et de travailleuses, de chefs d’entreprises, de professionnels de santé, de spécialistes de l’Organisation panaméricaine de la santé et d’acteurs communautaires au niveau national. C’est ainsi qu’a été établi, une fois encore, « l’engagement de la tutelle de l’État » dans le bienêtre intégral des mineurs et des adolescents.
Mike Kaye est un activiste contre toutes les formes d’esclavage et d’exploitation. Il a été Responsable officiel des politiques pour le Comité des droits humains de l’Amérique centrale, il a œuvré sur des conflits civils et avec des réfugiés. Quand il faisait partie de l’Anti-Slavery international, il a rédigé un rapport sur le Paraguay.
« Le problème n’est pas qu’il y ait des standards internationaux et même une législation locale », dit ce spécialiste. « En dernière instance, c’est une question de volonté politique et de ressources. Si on tente d’interdire le travail forcé, il faut prendre des mesures adéquates pour identifier les lieux où il se pratique, pour punir ceux qui usent de ces pratiques. Mais il faut prendre aussi des mesures pour éviter que les personnes soient vulnérables à l’esclavage et encourager la réhabilitation des victimes ».
Concernant ce qu’expriment ceux qui ont subi cet état de criadazgo, il a prouvé que les populations rurales et indiennes sont les plus susceptibles d’être soumises au criadazgo et que « l’isolement est une prédisposition fondamentale ». Échappant au contrôle de l’État et isolés, les enfants, filles ou garçons, sont « tenus à l’écart des structures d’assistance telles que la famille, les relations amicales ». En résumé, « il ne savent pas où aller, qui solliciter pour raconter ce qui leur arrive, car ils vivent avec les personnes même qui les exploitent ».
Éduquer, identifier et combattre le problème à la racine
Aníbal Cabrera Echeverría, ancien directeur de la Coordination pour les droits de l’enfance et de l’adolescence (CDIA) reconnaît qu’il est important de diffuser l’information. Avec le soutien du Ministère de l’éducation et des sciences, il a instauré des ateliers dans les école qui ont permis aux étudiants eux-mêmes d’identifier parmi leurs camarades, filles ou garçons, ceux qui étaient employés de maison. De même, il explique qu’une lecture détaillée du Registre unique des étudiants (RUE) – un document qui consigne entre autres données, avec qui vit chaque élève, – pourrait permettre d’évaluer le nombre de garçons et de filles scolarisés qui vivent cette situation.
Ce serait un point de départ car il y a de nombreux mineurs qui restent en dehors du système éducatif. Les dénonciations auprès du Tribunal, de la Défense publique et du Ministère de l’enfance et de l’adolescence prouvent que le criadazgo persiste. Pour Cabrera Echeverría, tous les services de l’État doivent s’emparer de cette cause, fournir des chiffres, parce que « ce qui n’est pas nommé n’existe pas ».
« Le criadazgo a pour point de départ une asymétrie économique entre la famille d’origine et la famille qui reçoit », dit ce spécialiste. Il dit aussi comment l’évolution qui est en marche concernant la notion de « protection » et de droits des enfants, a changé et a remis en question les anciennes notions de ce qui est acceptable ou non.
L’importance du genre, dit-il, se révèle même dans le cadre de cette oppression : « Nous voyons que le criadazgo touche davantage les petites filles et les adolescentes, qui sont affectées au travail domestique. Les petits garçons, de leur côté, sont assignés à d’autre taches relevant plutôt de la production, du travail manuel, dans des ateliers ».
Il définit le Paraguay comme une société machiste, où l’enfance est reléguée au statut de « minorité » ou d’« handicapé ». En même temps, il insiste sur la notion de classe qui imprègne différents secteurs. « La militance contre l’Agenda 2030 et la convention éducative avec l’Union européenne, par exemple, touche les plus pauvres car elle implique l’acquittement des prestations sociales (tickets scolaires ou carte d’alimentation, carte d’étudiant), mais pas ceux dont les droits sont déjà garantis », précise-t-il.
Des familles modestes, séparées ou monoparentales, contraintes à émigrer, des grossesses précoces : ce sont là quelques uns des facteurs qui peuvent inciter au criadazgo. Seul un regard global peut freiner cette pratique.
Violence sexuelle et criadazgo : un secret connu de tous
Le CDIA révèle que des « secrets cachés » peuvent même dissimuler ces « cas dits heureux ». Entre autres les viols. Dans le roman classique Les héritiers, publié en 1975 et qui se déroule dans la décennie 1940, Gabriel Casaccia, relate les violences sexuelles que les patrons font subir à des mineurs. Un des protagonistes, le psychiatre, Indalecio Rolón Palacios Maíz, abusait ouvertement des filles de sa cuisinière Crisóstoma, adolescentes et préadolescentes, qui vivaient sous son toit.
Pour elles la maison était une prison, un lieu de travail forcé et de vexations où se conjuguaient les tragédies de la misère, de la soumission et de la solitude. Leurs frères étaient aussi au service de ce monsieur : ils n’étaient pour lui qu’une « main d’œuvre bon marché ». Au début du roman on peut lire : « Le curé a dit ensuite que, pour soustraire ces innocentes aux griffes de ce licencieux, de cet irresponsable, il avait demandé à Crisóstoma de quitter la maison d’Indalecio. Mais c’était trop exiger de cette pauvre femme. Où irait-elle avec ses sept enfants ? Elle était très pauvre, à la merci de tout. « La réalité dépasse la fiction ».
Amnesty international Paraguay étudie particulièrement le sujet de la violence sexuelle et des cas de grossesse des petites filles. Comme le précise la coordinatrice légale de l’organisme, Julia Cabello, le criadazgo favorise ces situations. « Au Paraguay, les politiques publiques continuent à soutenir des concepts très archaïques de l’enfance. Celle-ci est considérée comme la propriété des parents. Les normes maintiennent des stéréotypes. Nous pensons qu’est nécessaire une éducation intégrale au machisme sexuel, incluant la notion de genre, permettant de dénoncer ce qui assigne l’enfance à une situation d’infériorité », dit-elle.
En 2021, Amnesty a diffusé un rapport « Mitãkuña ndaha’eiva’erã sy » (« Elles sont des petites files et non des mères »). On y attestait que, ne serait-ce qu’en 2019, le Ministère publique, avait reçu en moyenne, douze accusations par jour de violences sexuelles à l’encontre de petites filles, de petits garçons et d’adolescents. Les expertes estiment que, pour deux cas connus, il peut y en avoir au moins dix autres. La plupart de ces abus sexuels ont lieu dans l’entourage familial, et dans certains cas, entrainent des grossesses. En effet, au Paraguay, chaque jour, deux fillettes de 10 à 14 ans en moyenne mettent des enfants au monde.
Même si une loi, de 2018, existe pour prévenir les abus sexuels et garantir l’assistance pleine et entière aux jeunes garçons et filles et aux adolescents survivants, son application a encore un long chemin à parcourir. Cabello rappelle le cas déplorable de Panambí (papillon), en 2017. Sous ce pseudonyme il a voulu protéger l’identité d’une adolescente de quinze ans qui vivait au domicile de Pedro Juan Caballero, où elle y était chargée de travaux domestiques depuis ses 12 ans. Panambí a du être hospitalisée en urgence à l’hôpital régional, après avoir été violée par son patron, torturée et obligée à ingérer de la soude caustique par sa femme et lui. La fillette a été placée sous la tutelle de l’État paraguayen et il a fallu l’intervention de la Protection de l’enfance et de l’adolescence de la ville, de l’Unité judiciaire spécialisée dans la lutte contre la traite des personnes du Ministère public. Son cas a finalement été porté devant la Commission inter-américaine des Droits humains (CIDH).
La réponse du ministère et de l’État
Walter Gutiérrez est en charge du portefeuille de l’Enfance et de l’Adolescence du Paraguay. « Le travail des enfants des rues concentré sur Asunción, la zone métropolitaine et les autres points du Département central, est le plus visible. Le criadazgo est l’exploitation cachée du travail des enfants et une des plus graves. Nous travaillons à des systèmes de sensibilisation pour éradiquer cette situation qui impacte non seulement la circulation mais aussi la possibilité des acteurs locaux de prévenir, d’identifier, de protéger les enfants et de reconquérir leurs droits sur ces territoires », déclare-t-il.
L’avocat précise que l’absence de statistiques à jour dépend de nombreux facteurs. L’un d’entre eux est le manque d’indicateurs certifiés méthodiquement ou orientés spécifiquement qui permettent de comprendre la problématique (par exemple le recensement national de 2022). Un autre est le silence dû autant à la dissimulation explicite lors des enquêtes qu’à « l’incapacité des personnes à qualifier certaines situations de criadazgo ». En réalité, selon le rapport, le 147, (le « 911 des petits garçons et des fillettes) n’a recueilli que quatre dénonciations sur ce sujet dans toute l’année dernière.
« L’évaluation faite en 2011 est totalement dénuée de rigueur scientifique. Mais nous savons que, sous couvert de « protection », des oncles, des tantes, des parrains et marraines continuent à exploiter des mineurs. Et, malheureusement cela est fortement associé à des cas de violences et d’abus sexuel », précise le ministre. Au sein des politiques du gouvernement pour éradiquer ce mode de travail des enfants, est capitale la formation des enseignants dans tout le pays grâce au Ministère de l’éducation et de la science, ainsi que le travail conjoint des Codeni de chaque commune, pour que soient identifiées les situations, et organisés et appliqués les protocoles de prévention. Il s’attache à l’installation de centres de soins spécifiques pour les enfants et à la mise en place d’initiatives comme le « Programme abrazo » (abrazo : prendre dans ses bras) et le « Plan national de la petite enfance ».
Dans le cadre normatif paraguayen existe un régime de travail protégé des adolescents, de 14 à 17 ans. Mais il n’inclut en aucune façon le travail chez des particuliers. « Le Ministère de l’Enfance et de l’Adolescence, considère le criadazgo comme un mode d’exploitation du travail des enfants qui pourrait être qualifié de traite. En général cela implique un transfert des zones rurales vers les zones urbaines, l’enfermement et des journée de travail de douze à quinze heures, généralement sans scolarisation », précise le fonctionnaire.
Il ajoute que neuf sur dix des victimes de traite ont été des petites bonnes et qu’il y a un lien entre le criadazgo et la traite des personnes. Cela peut être dû au fait que beaucoup d’adolescentes vulnérables tentent de s’échapper du foyer de substitution, et tombent entre les mains de proxénètes ou que les rabatteurs inventent des offres de travail domestique dans d’autres pays pour dissimuler les réseaux d’exploitation sexuelle.
Pour Gutiérrez le criadazgo devrait être, pour cette raison, un fait puni par la loi : aussi bien pour la famille qui héberge que pour la famille d’origine. « Il est possible que la famille d’origine ne sache pas à quoi elle s’expose. Il faut analyser chaque situation. Ce serait un travail délicat, d’évaluation au cas par cas, pour ne pas retomber dans la pénalisation de la pauvreté », conclut-t-il. Un vrai débat en perspective.
La criminalisation comme moyen d’éradication ?
La CDIA n’est pas en faveur de la criminalisation du criadazgo car il voit là un moyen de « criminaliser la pauvreté ». « On ne peut pas mettre toutes les familles d’accueil et d’origine en prison ». « Qui prendrait en charge les enfants et les adolescents ? Finiraient-ils tous dans des foyers d’accueil ? Ces derniers ont-ils une capacité suffisante ? Serait-ce la meilleure solution ? Ce sont quelques unes des questions que se pose Aníbal Cabrera Echeverría. En revanche il propose de se tourner vers l’État. Il ne lui semble pas non plus qu’on doive qualifier cette pratique de traite, car celle-ci est définie par des normes spécifiques, exposée dans la loi N°4388 de2012.
Dans Gobal Infancia il a été prouvé que le criadazgo fonctionne comme une voie ouverte à la traite et à l’exploitation sexuelle dans le parcours de vie de personnes qui en ont été victimes. Mais cela ne plaide pas en faveur de l’équivalence de ces deux pratiques. Comme le dit Mabel Benegas, coordinatrice du projet : « Les familles qui cherchent des solutions pour leurs enfants ne doivent pas être punies. Les causes du criadazgo sont la conséquence de problèmes structurels et c’est sur eux qu’ils faut se focaliser ».
Cette experte ne se consacre pas seulement à étudier le présent du criadazgo mais elle en définit les origines historiques, ses caractéristiques systémiques. En complexifiant l’étude elle démontre qu’on ne peut pas regarder vers l’avant sans comprendre les origines de cette question, plus anciennes que l’État nation paraguayen lui-même.
Connaître l’histoire pour changer l’avenir
Remettant en cause le récit romanesque (adopté dans le système scolaire) de la rencontre des cultures, les chercheuses ont étudié les spécificités de la colonisation au Paraguay. « Sur un territoire dépourvu de métaux précieux, les étrangers ont remarqué très vite que le contrôle des femmes était fondamental car c’était elles qui géraient l’alimentation, l’agriculture, la médecine », dit la sociologue de l’Université catholique d’Asunción, Ana Portillo.
Les Espagnols n’ont pas tardé à imposer des « razzias » ou des incursions, sur les territoires indiens en quête de femmes, en guise de « butins », que les ravisseurs obligeaient à travailler comme esclaves domestiques. Cela a marqué directement les relations de pouvoir entre conquérants et conquis, ainsi que les relations de pouvoir entre les sexes.
« C’est là l’origine maudite, non reconnue de la nation », conclue Portillo. Certaines chercheuses, font remarquer que le régime de la naboria – une sorte d’encomienda [1] qui supposait la répartition des petites filles et des petits garçons indiens ou « naboríes » pour le service personnel – serait le départ du criadazgo institutionnalisé au Paraguay.
Mabel Benegas explique que le criadazgo prospère au cours des périodes les plus sanglantes et douloureuses de l’histoire du pays : la colonisation, les Guerres de la Triple alliance (1864-1870), la Guerre du Chaco (1932-1935). Ces conflits belliqueux ont eu, sans aucun doute, un effet direct sur la façon de concevoir la sexualité et la reproduction des femmes, leur rôle dans la société et celui de leur descendance (dont elles devaient se charger seules la plupart du temps).
Dans ce contexte, est né la tendance des familles à confier leurs enfants, filles et garçons, à des membres de la famille et des parrains – du moins au début – qui avaient plus de moyens économiques. Cette pratique, courante à l’époque de la colonie, répondait à la recherche d’opportunités plus grandes pour les plus petits.
Comme le précise Benegas, de nombreux drames qui se sont produits dans le passé se répètent dans le présent. De l’incapacité d’offrir toit, éducation et alimentation aux jeunes enfants, jusqu’à leur exploitation sexuelle ou par le travail et une marginalisation d’autant plus grande quand les petits garçons les petites filles sont originaires des communautés qui n’ont pas l’espagnol comme langue maternelle.
Les dictatures qui se sont succédées au Paraguay ont contribué aussi à ancrer cette pratique. « Il faut se souvenir aussi du trafique et du commerce de fillettes et d’adolescentes sous le gouvernement d’Alfredo Stroessner », souligne Portillo. Sous ce gouvernement de facto – le plus long de l’Amérique du sud – on a créé des maisons de réclusion et de viols de mineures que fréquentaient les haut gradés de l’armée.
Stroessner, qui faisait l’apologie de la famille traditionnelle, avait des relations contraintes avec des mineures. Nombre de ces relations étaient publiques. « Il légitimait ainsi l’exploitation des enfants et la double morale », ajoute la sociologue.
Le silence n’est pas un concept abstrait. C’est une pratique, elle a ses responsables mais ce ne sont jamais les victimes. Cette tradition historique va de pair avec une règle obligée qui est le secret qui pèse sur le corps des femmes. Comme le souligne Portillo, la complicité de l’Église catholique a été fondamentale pour que perdure ce pacte de soumission qui réduit la femme paraguayenne à l’archétype de la servilité, de celle qui ne se plaint jamais.
Marta Benítez, porte-parole et activiste aussi de Global infancia, propose un contrepoint important : l’histoire « vue d’en bas ». En d’autres termes, comment le maillon le plus faible de la société paraguayenne a toujours du mettre en place une stratégie pour répondre aux problèmes liés à l’absence de l’État. « S’il n’y a pas d’alternatives, chacun en appelle à la mémoire, aux ressources qu’il connaît ».
Elle n’hésite pas à désigner le patriarcat comme racine du phénomène. « C’est un maillon de l’engrenage culturel qui soutient cette pratique ». Pour Benítez, si on ne s’attaque pas au socle des valeurs machistes aucun changement ne sera possible. Le contexte n’est pas favorable : « une dispute concernant les accords sociaux » est évidente, la remise en question des conventions internationales des droits humains, qui n’est pas sans répercussion sur l’avenir du criadazgo, car elle vise à le considérer comme naturel et à s’abstenir de le détecter.
Ouvrir des perspectives à des enfances libres
Beaucoup de choses ont changé au cours des dernières décennies : des conquêtes en matière de législation, des souscriptions à des traités internationaux, un changement de génération, des politiques d’investissements, des programmes destinés aux enfants et aux adolescents, des campagnes de conscientisation et une augmentation significative de la scolarisation dans le primaire depuis la réforme éducative des années quatre vingt dix. Cela a-t-il contribué à réduire la pratique ?
Ou, comme le dit Tina Alvarenga, est-il possible que le criadazgo ait évolué vers autre chose ou qu’il se pratique sous d’autres formes ? Marta Benítez fait remarquer que « Les gens sont réservés lorsqu’il s’agit de justifier le criadazgo. Sa pratique a peut-être changé de forme mais si nous voulons changer les choses nous devons ouvrir les yeux ».
« Nous devons bannir l’idée que les mineurs doivent travailler pour bénéficier des droits fondamentaux », dit en substance Verónica Heilborn. Elle est spécialiste en évaluation des politiques publiques et en gestion de projets au siège paraguayen du Fond pour la population des Nations unies, l’organe des Nations unies pour la santé sexuelle et procréative.
Elle propose de réfléchir à l’impact que peut avoir le criadazgo sur les parcours de vie de ces futurs adultes, hommes ou femmes, qui sont exposés à tout type de violence. « Comment pouvons nous accepter qu’il y ait des « petites personnes au rabais » ? La question mérite d’être posée.
Au milieu de toutes ces inconnues qui entourent le criadazgo – stigmatisation, dissimulation, justification culturelle, débats sur la façon de l’aborder, inefficacité des autorités à voir et agir – il y a une réalité : en ce moment même une petite fille ( peut-être dans le foyer d’un de nos proches) dort un œil aux aguets au cas où le patron entrerait dans sa chambre, elle qui doit demain se lever tôt pour cuisiner et repasser, qui ne joue qu’en rêve, des rêves brisés. Pour elle et pour des milliers de fillettes, de jeunes garçons et d’adolescents, qui ont vécu cette situation, il est indispensable d’exiger un engagement pour qu’on s’attaque au criadazgo une fois pour toutes et pour toujours.
Ce récit a bénéficié du soutien du Centre Pulitzer.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://elsurti.com/reportaje/2024/01/26/criadazgo-la-explotacion-infantil-atrapada-entre-las-paredes-del-silencio/.
[1] L’encomienda est un système utilisé à des fins d’exploitation économique et d’évangélisation dans l’empire colonial espagnol à l’époque de la conquête – NdlT.