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DIAL 2997 - Dossier médias

Qu’est-ce qu’une presse publique ?

Emir Sader

jeudi 1er mai 2008, mis en ligne par Dial

Cette conférence d’Emir Sader, sociologue brésilien et secrétaire exécutif du Conseil latino-américain de sciences sociales (CLACSO) inaugure une série de deux articles sur la question, très actuelle, des médias. Ce premier texte réfléchit à ce que pourrait être, ce que doit être, une presse publique. Le second reviendra sur une expérience de presse alternative avec le témoignage de Nilton Viana, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Brasil de Fato. Ce texte a été publié dans le numéro 426 de la revue América latina en movimiento (ALEM) de novembre 2007.


Une phrase d’un journaliste brésilien est très actuelle car les campagnes électorales en Amérique Latine se ressemblent de plus en plus. Non que les candidats soient les mêmes, mais la presse présente un schéma absolument similaire. C’est pourquoi ce journaliste brésilien, après la déroute de la droite brésilienne, a dit : « le peuple a voté contre l’opinion publique ».

C’est un exemple de la fabrication de l’opinion publique qui se reproduit en différents endroits avec des candidats différents. Je ne vais pas mentionner le rôle que joue la presse privée, monopolistique, souvent familiale, comme parti hégémonique de la droite latino-américaine. Il suffit de dire que, quand on aborde la question de savoir si l’Équateur est démocratique, si l’Uruguay est démocratique, si la Bolivie est démocratique, le critère évoqué est celui de la presse libre, et la presse libre est devenue la même chose que la presse privée, littéralement.

En ce sens, faire cette identification est une victoire idéologique du libéralisme ; de même que, lorsqu’on pose le problème de savoir si la Bolivie est démocratique, cela veut dire savoir si le système politique est démocratique, et non pas si le pays est démocratique, ou si le Brésil est une démocratie. Le Brésil est la pire dictature sociale au monde avec la pire concentration de revenus au monde et néanmoins, comme système politique, il est conforme aux normes traditionnelles du libéralisme, et dès lors on considère que le Brésil est démocratique.

Piège du néolibéralisme

Je crois que notre responsabilité est de désarticuler le champ théorique que le libéralisme a imposé pour le débat et de reprendre ce champ en fonction de catégories démocratiques post-néolibérales.

Dans le champ théorique, le néolibéralisme pose le problème de la polarisation entre l’État et le privé, problème qui a dominé le débat pendant les dernières décennies. Et comme celui qui partage et répartit garde pour lui la meilleure partie, le néolibéralisme s’est gardé pour lui le secteur privé, qui est devenu un vaste panier où l’on trouve des choses multiples et variées, souvent contradictoires entre elles.

A travers cette constitution du champ théorique, le néolibéralisme s’approprie d’abord, surtout dans les trente dernières années, une catégorie très importante, celle du privé, parce que c’est dans cette sphère privée que se trouvent les droits individuels, les questions relatives au genre et d’autres questions importantes. Il s’agit d’une opération, d’un piège théorique, parce que quand on privatise une entreprise, on ne remet pas les actions entre les mains des individus, on les met sur le marché pour que celui qui a le plus grand capital les achète. C’est donc une appropriation indue d’une catégorie dont nous n’aurions pas dû les laisser s’emparer mais qui a été marquée par le cliché des privatisations. Et c’est grave parce que cela crée une confusion entre la privatisation, la société civile et le secteur individuel. C’est comme si la démocratisation était la réappropriation par la société civile de ce que l’État lui a arraché indûment, en identifiant la démocratisation avec la désétatisation, avec la privatisation.

Mercantilisme

Cependant, la catégorie centrale du néolibéralisme n’est pas le privé, c’est le marché. Le capitalisme à l’ère néolibérale est le capitalisme de plus grande expansion des relations commerciales qui soit au monde. Ce que l’on n’imaginait pas être de la marchandise est devenu marchandise (éducation, santé, etc.). Lorsque nous donnions des cours d’économie, nous disions qu’il y a des valeurs d’usage et des valeurs d’échange, qu’il y a des choses qui ont une valeur d’usage sans avoir de valeur d’échange, mais maintenant tout a une valeur d’échange, même l’eau et l’air en ont une, car les maisons ont plus de valeur dans les zones les moins contaminées des villes.

Les relations commerciales arrivent en Chine, pays qui a résisté à l’influence mercantile occidentale pendant des siècles, et arrivent dans les périphéries les plus pauvres de nos sociétés. La sphère du néolibéralisme est la sphère commerciale et notre sphère n’est pas celle de l’État. L’État peut être parfaitement mercantilisé, financiarisé, comme c’est généralement le cas des États à l’ère néolibérale.

Sphère publique ou sphère mercantile

La sphère démocratique est la sphère publique, la sphère de l’universalisation des droits. L’État est un espace de confrontation entre la sphère publique et la sphère mercantile. Pierre Bourdieu disait qu’il y a toujours deux bras à l’intérieur de l’État : l’un, en général minoritaire, qui défend l’intérêt public, et l’autre, généralement majoritaire, qui défend les intérêts mercantiles. C’est là la confrontation essentielle : celle qui naît entre la sphère publique et la sphère mercantile.

Démocratiser, c’est dé-mercantiliser, c’est sortir de la sphère mercantile et amener à la sphère de la solidarité, de la complémentarité de l’échange, à la sphère publique. D’où l’importance de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA) où se réalise ce que le Forum social mondial a toujours présenté comme un commerce juste, un commerce d’échanges solidaires, hors des prix du marché, hors de la sphère mercantile, où le pays qui possède donne, celui qui n’a rien reçoit. C’est un espace encore limité, mais exemplaire.

Exemplaire parce que c’est l’unique espace mondial, loin des relations de libre-échange et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), où l’on n’échange pas les méthodes d’éducation et d’alphabétisation cubaines, par exemple, au prix du marché. Le Venezuela donne du pétrole parce qu’il a du pétrole. Cuba donne la meilleure santé publique du monde, construite au fil des décennies. C’est un échange qui n’est pas mesuré par les prix du marché, de même que l’Opération miracle [1] ou la méthode cubaine de combat contre l’analphabétisme, qui se déroule dans la sphère non mercantile.

C’est un thème central qui permet de penser ce qu’est la sphère publique pour, à partir de là, réfléchir à ce que doit être une presse publique. La presse est fondamentalement une marchandise, c’est une presse qui n’est pas financée par l’achat des lecteurs ; elle est financée par les agences de publicité, elle est vendue d’abord aux agences et ensuite au public. C’est pourquoi ce qui les intéresse, ce n’est pas la quantité de lecteurs mais leur qualité, leur capacité d’achat pour pouvoir la vendre aux agences, en leur disant : Mes lecteurs voyagent trois fois par an à l’extérieur, ils achètent une voiture tous les deux ans, ils boivent du whisky étranger, etc.

C’est un circuit fermé qui conditionne ce qui est nommé « opinion publique », parce que c’est une opinion sélective, conditionnée par le marché des agences de publicité. C’est la dynamique de la presse commerciale.

Que peut être une presse publique ? Nous n’en n’avons pas beaucoup d’exemples. Le cas le plus connu, qui fut un échec, a été celui de la nationalisation de toute la presse péruvienne durant le gouvernement nationaliste de Juan Velasco Alvarado, qui a fait de grandes réalisations, entre autres la réforme agraire, l’instauration des procès pénaux en langues indiennes. Ce n’est pas un gouvernement qu’il faut banaliser. Mais en nationalisant, il a, en réalité, étatisé la presse et en a donné la direction aux syndicats de journalistes et d’autres catégories, ainsi qu’à des instances étatiques. Elle est devenue une presse d’État, une presse sans grande capacité d’organisation sociale et par conséquent où il n’y avait pas d’échange étroit avec les organisations populaires.

C’était un gouvernement qui de plus avait des traits autoritaires et qui n’est pas arrivé non plus au pouvoir à l’apogée de très larges mobilisations populaires. Il y eut une presse d’État qui n’est pas une presse méprisable, dont on n’a pas à avoir honte car un gouvernement qui gagne les élections a l’obligation de rendre des comptes à la population sur ce qu’il fait et sur ce qu’il pense ; il existe alors une presse directement d’État car en général la presse privée dit : j’ai 40% de l’audience, je dois avoir 40% de publicité.

Mais la plus grande enquête d’opinion publique, ce sont les élections et elles disent ce que le peuple veut que soient le pays, les projets, la direction politique, les partis. Alors une presse d’État est parfaitement possible, ce n’est pas honteux parce que dans le cas contraire, ce qui s’oppose à la sphère mercantile se met sur la défensive, en prétendant caractériser tout ce qui est d’État comme anti-démocratique.

Les gouvernements n’osent pas dire qu’ils ont une presse officielle, une presse qui donne le point de vue du gouvernement, mais quand ils sont élus démocratiquement, ils ont le droit et l’obligation d’informer, sinon ils deviennent les otages des espaces qu’offre la presse privée, des espaces de la télévision qu’ils ont parfois le droit de revendiquer.

Il y a un type de presse d’État que nous ne devons pas rejeter honteusement parce qu’une partie de ses expériences n’aurait pas été positive.

La bataille des idées

L’idée de presse publique est l’idée de la construction de consensus qui ne sont pas nécessairement d’État, auxquels l’État participe, mais sans être déterminant, comme une force parmi d’autres. C’est un thème très important car le néolibéralisme a imposé l’hégémonie libérale. Voici une phrase de Perry Anderson à propos de la gauche française qui vaut aussi pour des pays comme le Brésil, l’Uruguay et d’autres : « Quand la gauche a fini par arriver au pouvoir, elle avait perdu la bataille des idées ».

Une chose aurait été que Lula ait été élu en 1989 et une autre est qu’il le soit en 2002. Cela peut avoir un sens pour plusieurs pays qui sont passés par des processus néolibéraux, où se sont transformés non seulement l’État et les relations sociales mais aussi l’hégémonie culturelle, où le libéralisme non seulement est devenu hégémonique mais a pénétré à l’intérieur de la gauche elle-même. Dans le néo-libéralisme, la bataille la plus importante que nous avons perdue est celle des idées.

L’hégémonie néolibérale a disqualifié un grand nombre de catégories ce qui rend difficile le dépassement du capitalisme. Le plus grand drame historique contemporain est le fait que le capitalisme révèle clairement ses limites, mais les conditions de l’instauration d’une société socialiste ont souffert une forte régression. Dans ce cadre se produit un temps d’instabilité et de turbulences, jusqu’à ce que se créent les conditions du dépassement de la crise hégémonique que vit le monde contemporain.

Pensons aux conditions préalables du socialisme en termes de culture socialiste, au Sujet ouvrier et d’autres catégories qui sont disqualifiées comme celles de planification centralisée, des solutions collectives aux problèmes, remplacées par d’autres comme la consommation, la solution individuelle aux problèmes, etc.

Ainsi, sans discuter de la nature de la société chinoise, si on regarde vers la Chine, on voit une volonté de consommer, des attitudes face à la technologie, à la mercantilisation, etc., qui sont une conséquence non seulement du capitalisme, mais du capitalisme états-unien. Si nous regardons du côté des périphéries de nos grandes villes, nous voyons les « jeunes pauvres » ambitionner une consommation de style états-unien, dans lequel le shopping center est une utopie.

Confrontations sémantiques

Pour en revenir à notre thème, une presse publique ne doit pas être seulement une presse de débat, mais aussi une presse de construction de nouvelles valeurs, parce qu’il n’y a pas d’autre mode de vie aujourd’hui qui dispute l’hégémonie des États-Unis. Ce n’était pas le modèle soviétique, ce ne sont pas les évangélistes, ni les islamistes qui peuvent disputer l’hégémonie états-unienne. Ceux-ci pénètrent un monde pratiquement sans défense, sans résistance forte, et aucune autre forme de sociabilité ne s’oppose à eux avec force ni au niveau global ni suffisamment au niveau local.

Une presse publique ne doit pas seulement se consacrer à l’information, au débat et à la construction de valeurs, elle doit prêter une attention spéciale aux jeunes pauvres. Une grande partie de notre avenir se construit avec ces jeunes de la périphérie des grandes villes ; ils représentent la majorité de la population et n’ont pas d’avenir dans le marché capitaliste, ne sont pas consommateurs de luxe du futur, ne sont pas les ouvriers qualifiés du futur, mais ils sont la majorité et aujourd’hui ils sont abandonnés à l’idéologie dominante, aux alternatives que leur présentent la consommation, l’évangélisme, le narcotrafic, etc.

Construire une presse publique ne consiste pas seulement à stimuler le débat politique, le débat formatif, c’est aussi offrir des espaces de construction d’identités diversifiées, d’identités autonomes qui, en grande partie, orientées vers les jeunes, car ce sont eux qui ont le plus de disponibilité idéologique. La plus grande démonstration de l’hégémonie idéologique du mode de vie états-unien est le fait que les pauvres, les victimes de la globalisation néolibérale, assument des valeurs et des perspectives exportées par les États-Unis. Un objectif central d’une presse publique doit être d’appuyer la construction de sociabilités alternatives, d’identités alternatives, de consensus alternatifs, dans le cadre de la construction d’une hégémonie alternative à celle du néolibéralisme.

Pour terminer, je dirai que là où avance l’Alternative bolivarienne pour les Amériques, c’est dans les pays où, d’une certaine manière, le néolibéralisme n’est pas arrivé à s’enraciner vraiment : c’est le cas du Venezuela, de l’Équateur et de la Bolivie. Dans ce dernier pays, par exemple, malgré le fait d’avoir eu des gouvernements néolibéraux, la majorité de la population n’a pas été touchée, elle a maintenu son mode de sociabilité indien ; même quand elle a émigré à la ville d’El Alto, elle a maintenu son mode de convivialité, de sociabilité originelle. Cela lui a permis de reconstruire ses valeurs, son identité, d’arriver à construire un parti et d’être hégémonique aujourd’hui dans un processus dur, de confrontation, mais dans lequel existe une perspective de bataille hégémonique.

Mettre fin à l’hégémonie néolibérale est un axe déterminant de la lutte pour le post-néolibéralisme en Amérique latine aujourd’hui et dans cette lutte la construction d’une presse publique a un rôle central à jouer.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2997.
 Traduction de Bernard & Jacqueline Blanchy pour Dial.
 Source (espagnol) : revue America latina en movimiento (ALEM), n° 426, novembre 2007.

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[1Operación milagro. Plan sanitaire initié par les gouvernements cubain et vénézuélien qui propose des interventions chirurgicales gratuites aux personnes souffrant de troubles de la vue.

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