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DIAL 3176

Pistes pour une nouvelle vision écologico-spirituelle

Leonardo Boff

vendredi 9 décembre 2011, mis en ligne par Dial

Dans ce numéro, les trois premiers textes se rapportent plus particulièrement à la Bolivie, et ce quatrième article, rédigé par le théologien brésilien Leonardo Boff fait écho en bien des points aux deux premiers, rédigés par Javier Medina, ainsi que, plus largement, aux textes présentant une critique de la notion de « développement » publiés depuis décembre dernier [1]. Ce texte est extrait de l’Agenda latino-américain 2010.


De nos jours il existe deux visions opposées de la planète Terre, chacune avec des conséquences très différentes.

La première, moderne, dominante dans les quatre derniers siècles, voit la Terre comme une espèce d’arche pleine de richesses que l’être humain peut prendre pour lui, pour son usage et son bien-être. La Terre est quelque chose de matériel, d’extérieur, qui nous est remis pour que nous fassions d’elle ce que nous voulons, puisque nous nous sentons au-dessus d’elle, les seigneurs, les rois et les reines de l’univers.

La seconde vision, plus ancestrale et encore présente dans les peuples originaires comme les Indiens, voit la Terre comme quelque chose de vivant qui produit toutes les formes de vie, la Grande Mère et la Pacha Mama comme l’appellent les peuples andins. Nous faisons partie d’elle et nous nous sentons engendrés par elle, de même que tous les autres êtres vivants. Nous ne sommes pas au-dessus d’elle comme quelqu’un qui domine, mais au milieu comme quelqu’un qui vit avec elle.

La première vision est celle de la société industrielle moderne, surgie avec le projet de la techno-science à partir du XVIe siècle. Elle ne considère pas la terre comme un tout mais comme un ensemble atomisé de ressources, comme l’eau, les forêts, les minéraux, les animaux et les écosystèmes eux-mêmes. Elles sont là l’une près de l’autre, sans aucune relation entre elles. La relation avec la Terre est celle de l’exploitation, à base de violence : elle creuse les sols, renverse les montagnes, ferme les cours d’eau, abat les forêts, et tue animaux et oiseaux. Elle utilise des agents chimiques comme les pesticides et les agro-toxiques qui empoisonnent les sols et exterminent les micro-organismes comme les bactéries, les champignons, les virus et autres organismes vivants qui, à eux seuls, constituent 95% du monde vivant. 5% à peine de la vie est visible.

Prenant la Terre comme une réalité sans esprit, les êtres humains modernes ont occupé et dévasté pratiquement toutes les régions de la Terre. L’objectif était d’accumuler de la richesse de manière illimitée, en exploitant toutes les ressources possibles, le plus rapidement possible et avec un minimum d’investissement.

Ce projet de civilisation a fourni des bénéfices incalculables. Il nous a fait aller sur la lune et en revenir. Il a inventé les antibiotiques et sauvé ainsi des millions de vies. Mais en même temps il inventait un engin de mort avec les armes de destruction massive, capables de détruire de 25 manières différentes toute l’espèce humaine.

Cette compréhension et ce traitement de la Terre furent et continuent d’être propres aux processus industriels qui s’expriment aujourd’hui dans le capitalisme, diffusé à tous les pays du monde. Ils ont en commun le fait qu’ils usent seulement de la raison froide et utilitariste pour analyser les ressources naturelles et en tirer le maximum de profit. Les autres dimensions de la vie humaine, comme la sensibilité, la compassion, la capacité d’admiration (combien coûte un coucher de soleil ?) et de vénération ont été, en grande partie, réprimées voire diffamées. C’est une science sans conscience et sans cœur.

Actuellement ce type de domination de la Terre est entré en crise. Les êtres humains ont épuisé ses ressources et ses services. Depuis le 23 septembre 2008 nous savons que l’humanité consomme 30% de plus que ce que la Terre peut produire. C’est-à-dire que pour répondre aux demandes humaines, en particulier celles des grands consommateurs et celles des simples mortels, nous avons besoin d’une Terre entière et de 30% d’une autre Terre qui n’existe pas. On a déjà calculé que si tous les pays riches voulaient étendre leur bien-être à toute l’humanité, il nous faudrait au moins trois Terres semblables à celle-ci, ce qui est manifestement absurde.

En d’autres termes, la Terre vue comme un tout n’est déjà plus « soutenable ». Ou bien nous changeons notre style de vie et de consommation, ou bien nous allons au-devant d’une grande tragédie. Cette crise de durabilité de la planète est beaucoup plus grave que la crise économico-financière qui explosait à la mi-septembre 2008 en provoquant tant de chômage et de faillites.

Cette dévastation abusive de la Terre a produit le réchauffement planétaire. Nous n’y allons pas : nous sommes déjà dans cette phase. La Terre va se réchauffer de 1,4 à 6 degrés Celsius. Il est possible que cela se stabilise autour de deux degrés. Ces deux degrés de réchauffement vont produire de grandes transformations dans la nature, ils décimeront la biodiversité, provoqueront le dégel des calottes polaires et feront croître de manière exponentielle la désertification des sols, outre les changements climatiques qui se manifestent à la fois par des typhons, de grandes sécheresses et des inondations.

Les chefs d’État, les leaders des peuples, tous, enfin, doivent s’arrêter et décider ensemble du type de traitement que nous devons donner à la Terre, si nous voulons continuer à vivre sur elle.

En ce moment la seconde vision, celle des peuples originaires, est invoquée et sert de grande inspiration. Les Yanomamis, les Tupis Guaranis, les Mapuches, les Quechuas, les Mayas, les Aztèques et les peuples autochtones des autres parties du monde (selon les données de l’ONU leur nombre s’élève à environ 300 millions dans le monde entier), doivent être entendus. Ils ont développé envers la Terre une relation de profonde collaboration, de respect et vénération. Elle est la mère de l’Indien, comme le disent beaucoup d’entre eux. Ils se sentent unis à l’énergie des eaux, des montagnes, des forêts, du feu, des vents, du soleil, de la lune et des étoiles. Tous sont interdépendants et connectés entre eux. Ils sont les membres de ce grand tout vivant et organique qu’est la Terre.

Cette vision ancestrale se combine avec ce qu’il y a de plus moderne dans le domaine de la biologie et de la cosmologie. Des scientifiques importants – je ne cite que l’un d’entre eux, James Lovelock – ont vérifié que les Indiens ont raison. La Terre est, de fait, un super organisme vivant. Elle articule le physique, le chimique et le biologique de manière si étroite qu’elle compose un tout organique, bon et même excellent pour entretenir et reproduire la vie. Non seulement il y a de la vie sur la Terre, mais c’est la Terre elle-même qui est vivante. On l’a appelée Gaia, nom que les Grecs donnaient à la Terre vivante. Elle est dotée d’une vitalité saisissante.

Par exemple, chaque cuillerée de terre contient en moyenne de 40 à 50 milliards de micro-organismes, bactéries, champignons, protozoaires, qui sont aussi présents par milliards dans notre corps. Ce sont eux qui garantissent la vitalité du sol et font que de celui-ci naissent des fleurs et des plantes des espèces les plus variées, arbres fruitiers et graminées. Ce sont eux qui équilibrent notre corps de manière à ce qu’il garde santé et vitalité.

Ainsi on a vérifié aussi que depuis des millions et des millions d’années, malgré les pollutions volcaniques et autres, la terre garde toujours un taux d’oxygène de 21%. S’il montait à 28%, personne ne pourrait craquer une allumette parce qu’il incendierait l’oxygène de l’air. Si ce taux descendait à 13%, nous nous évanouirions comme si l’air nous manquait. De même, le taux de sel des océans est toujours, depuis des millions d’années, de 3,4%. S’il s’élevait à 6% ils seraient comme le Mer morte, sans vie. S’il descendait à 2%, il y aurait un bouleversement dans les climats qui sont régulés par les mouvements des océans. Et de même pour tous les éléments du tableau périodique de Mendeleïev que nous avons appris à l’école, comme le fer, le soufre, le magnésium, et les autres. Tout est si bien dosé qu’en effet, la Terre est vivante.

Homme vient de « humus », qui signifie bonne terre. Adam vient de « adamah », qui en hébreu signifie terre féconde. C’est-à-dire que nous sommes venus de la Terre, mieux encore, nous sommes la Terre même, qui à un moment avancé de son évolution a commencé à sentir, à penser, à aimer et à vénérer. C’est à ce moment qu’a surgi l’être humain.

Nous ne devons jamais oublier cette vérité : nous sommes la Terre. Nous avons le même destin que la Terre. Mais nous avons reçu de Dieu une mission : soigner et garder le jardin d’Eden, la Terre. C’est une dimension éthique que nous sommes seuls à posséder.

Prendre soin signifie avoir un geste plein d’amour envers la Terre. C’est la main étendue pour la caresse essentielle afin de la protéger et de la défendre. C’est ce que signifie aujourd’hui garantir sa durabilité, c’est-à-dire faire qu’elle nous offre tout ce dont nous avons besoin pour vivre, en préservant son capital naturel pour les générations présentes et futures, en plus de s’occuper aussi de toute la communauté de vie. La Terre n’a pas engendré que nous, êtres humains, mais tous les êtres vivants qui sont véritablement, nos frères et nos sœurs.

Aujourd’hui nous avons besoin de revenir à cette vision de la Terre comme Grande Mère et Gaia. C’est la vision véridique. Elle seule peut offrir les conditions pour un nouveau modèle de production et de consommation qui nous fasse sortir de la crise actuelle. Elle seule pourra nous garantir un futur commun de vie et d’espérance. Pour parvenir à cette vision, il nous faut sauvegarder la dimension du cœur, la valeur de la raison sensible, de l’intelligence spirituelle, de l’affection et de l’amour. C’est par la sensibilité que nous nous sentons unis à la Terre, que nous percevons sa beauté, que nous entendons son message.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3176.
 Traduction par l’équipe de traducteurs et traductrices ayant préparé la version française de l’Agenda latino-américain 2010. Traduction revue par Dial.
 Source (français) : Agenda latino-américain 2010, p. 116.
 Source originale (portugais du Brésil) : Leonardo Boff, « Pistas para uma nova visão ecológico-espiritual », Agenda Latino-americana 2010, p. 116.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Agenda latino-américain 2010 - http://latinoamericana.org/) et l’adresse internet de l’article.

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