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DIAL 2368

ARGENTINE - Un foyer de gamins jamais tranquilles

Bettina Marengo

samedi 1er avril 2000, mis en ligne par Dial

Visite d’un foyer d’enfants de Córdoba, rapportée par Bettina Marengo dans Desafios Urbanos, juillet-août 1999, Córdoba, (voir aussi les autres dossiers sur les enfants : DIAL D 2365, 2366, 2367, 2369 et 2370).


À 1 200 m du centre de Córdoba, dans le quartier de l’Observatoire, fonctionne un foyer pour enfants délinquants ou en passe de le devenir. Il est dirigé par Francisco Ferreyra, qui va lui-même les chercher aux lisières de la ville et parie que les jeunes placés sous sa garde par la Justice auront une chance. D’une capacité d’accueil pour une dizaine de gamins (« Parfois je dois ajouter des matelas par terre », dit Ferreyra), la maison fonctionne avec des subsides de l’État, qui arrivent de façon irrégulière, et l’apport solidaire de quelques enseignants qui fournissent une aide scolaire aux jeunes mineurs.

Le dernier thème musical de la « Mona Giménez » résonnait assez fort sur un poste à cassettes vieux modèle, pendant que le garçon, d’environ 16 ans, balayait, avec un balai aux pailles asymétriques, la galerie ouverte donnant accès à 3 ou 4 chambres où l’on voyait, par les portes ouvertes, des couchettes, des tables avec des livres dessus, des vêtements rangés « à la façon masculine » et quelques posters fixés aux murs de manière surprenante avec du scotch. « On peut parler un moment ? » demandai-je pour la deuxième fois, et alors le garçon au balai me regarda comme s’il venait de me découvrir et s’approcha pour baisser les décibels du cordouan le plus célèbre. « Mmm..., je dois étudier » répondit-il et alors je vis ses yeux d’adulte dans un visage de tout petit. « Vaut mieux que je demande au copain », suggéra-t-il et il entra dans une pièce. Mais l’autre, sans sortir, envoya le message : il n’avait pas envie. Simplement, « je n’ai pas envie de parler », dit-il, je l’ai bien entendu, et bien que je n’aie pas vu son geste d’écœurement, j’ai su qu’il l’avait fait. « Pourquoi ne pas attendre Franchi pour que toi tu l’interroges ? » me proposa-t-il, sachant que je n’avais aucune chance d’avoir des témoignages. « Il n’y a pas un autre garçon avec qui je pourrais parler ? » insistai-je avec cette capacité toute spéciale d’insister que nous avons, nous, les journalistes. « C’est qu’ils font la sieste, ou sont avec les livres... aucun ne veut », lâcha-t-il enfin avec sincérité, voyant que j’allais reprendre l’offensive. Tout était dit. Il ne me resta rien d’autre à faire que d’attendre l’arrivée du maître et directeur du foyer, Francisco Ferreyra, « Franchi ». « Ils sont fatigués de parler avec des journalistes », confirma-t-il, comme si cela n’était pas évident. « Tous n’interrogent pas avec de bonnes intentions, continua le directeur de la maison, et ce sont des enfants qui vivent dans le risque. Quand quelqu’un leur pose des questions, ils mettent leur âme et leur histoire à nu, souvent en raison du besoin d’affection qu’ils éprouvent et ils peuvent être victimes de gens sans scrupules qui profitent de leur désarroi. Ils sont toujours en alerte rouge. »

Les enfants des souterrains

Ce fut une après-midi très mouvementée au foyer. Quelques jours auparavant, un des gamins avait été pris pour cible dans la rue. Une des balles lui avait fait perdre un rein et, en plus, on avait dû lui faire un anus artificiel, qu’on lui changeait, au moment où moi, sans savoir, je cherchais mes témoignages.

« Les enfants qui vivent ici, expliqua Ferreyra, dont la chambre est au fond de la maison, ne sont pas de ceux qui lavent les vitres dans la rue. Ce sont des enfants qui vivaient dans les galeries souterraines de la Cañada (la Gorge) et c’est de là que nous les avons sortis. Le juge des mineurs m’octroie la tutelle légale et, au foyer, ils commencent un traitement intégral avec psychologues, travailleurs sociaux et médecins. » Voilà 30 ans qu’il se consacre à « récupérer des gosses » parce que, dit-il, « il porte cela dans son âme. »

La condition sine qua non pour qu’un jeune reste à la maison, c’est qu’il étudie. « Mais pour arriver à une éducation formelle, il faut d’abord passer par une éducations informelle » déclara le titulaire de l’établissement. « Il faut fixer des laps de temps, créer des éléments afin qu’ils ne se sentent pas diminués devant leurs semblables. Il y a des gosses de 14 ans qui commencent tout juste à lire et écrire. » Ferreyra parla de « hauts et de bas » dans le processus de réinsertion des mineurs auparavant dans la rue ou qui ont commis des délits. « Ce sont des crises logiques qui résultent du recul que prend l’enfant face à son histoire, qui est lié à la brèche existant entre sa réalité actuelle et celle qu’il est parvenu à surmonter », explique-t-il. « Ce qui se passe, c’est que ces enfants arrivent avec des modèles de vie très forts », ajouta-t-il et il exposa la théorie que trois décennies de travail avec les enfants des « souterrains » lui ont permis d’élaborer : « Ils viennent de groupes désintégrés, avec des familles qui vivent entassées. Tout d’abord, il y a eu exclusion de la part du groupe familial et ensuite une exclusion de la part des institutions de mineurs, où ils ont souvent été victimes de vexations et viols. Alors ils ont opté pour la rue ; ce fut le choix du « sauve-qui-peut ». Là, ils ont appris des stratégies de survie, et sont entrés en relation avec des gens de tout acabit, depuis celui qui leur a fait l’apologie du délit ou qui les y a directement introduits, ou celui qui a abusé de leur corps et de leur personne. Dans ces conditions, ils entrent dans la culture de la mendicité, dans la structure du lucre et, dans une attitude calculatrice face à quiconque s’approche d’eux. Ils finissent par ne plus voir une personne en tant que personne, mais comme quelqu’un qui leur est utile pour leurs besoins immédiats. Pour eux, c’est un défi de pouvoir sortir de cette manière de vivre. »

La plaie

Comment le dire sans que cela ne sonne, disons, maladroit ? Les jeunes qui commencent à défiler vers la cuisine du foyer - c’est l’heure du maté - sont tous très bruns. De peau, de cheveux, des yeux. « Des petits blonds aux yeux bleus, on en voit très peu dans la rue », affirma Ferreyra, que ses protégés abordèrent deux ou trois fois durant la conversation pour lui dire quelque chose, sans manifester la moindre envie d’intervenir. « Le « délit de sale gueule » est quelque chose que la police utilise habituellement contre ces gosses. Lamentablement, notre police fait de la discrimination. C’est pourquoi la prison est remplie d’auteurs de fautes mineures. Les gosses sont conscients de cette réalité et c’est vraiment pour nous un défi titanesque de travailler en partant de là. Parce que leur père et leur mère sont aussi marqués pour la même raison. » L’enseignant-directeur du foyer raconte, avec beaucoup d’orgueil, les succès de ces mêmes gamins qui, une fois ou l’autre, ont figuré dans les statistiques comme « délinquants juvéniles ». Beaucoup travaillent, quelques-uns pour l’État, d’autres ont eu un diplôme ou sont sur le point d’y arriver, et quelques autres sont devenus « vecteurs ou opérateurs de rues », dont la fonction est de repérer d’autres enfants en situation à risque, pour essayer de les faire entrer dans la maison que dirige Ferreyra. Mais tout n’est pas rose. « Souvent, commenta le professeur, après deux ou trois ans de stabilité, un enfant arrive un jour brusquement étouffé par des flots de larmes. Il raconte alors une histoire nouvelle, et dit qu’il a menti sur ce que fut sa véritable vie. Un enfant peut tomber en dépression, peut-être parce qu’il a rencontré un frère qu’il ne voyait plus depuis longtemps, ou parce qu’il est allé dans son ancien quartier et qu’il n’a pu entrer chez lui. Il y a des enfants qui ne veulent pas retourner chez eux. Ils vont jusqu’au quartier, regardent de loin, et s’en retournent. C’est pour cela que parler avec eux de ces sujets, c’est appuyer sur leur plaie ouverte. Car les gens voient l’effet, mais ne connaissent pas les causes qui ont conduit ce jeune à vivre de cette manière-là. »

Je voulais un tout autre article. Je voulais que les enfants me racontent leur vie, leur comment, leur pourquoi. Cela n’a pas eu lieu parce qu’ils n’ont pas voulu et ce fut, en partie, une frustration. Toujours, dans des cas comme celui-là, reste la double sensation de l’échec journalistique et du dilemme éthique qu’imposent certaines réalités. Mon article n’a pas vu le jour et, eux, les gamins jamais tranquilles, sont maintenant là à prendre le maté, à manger quelque chose que je ne parviens pas à identifier, à bavarder, à écouter la « Mona » et à se moquer entre eux, parce que ce sont des adolescents et les adolescents font ces choses-là. Je partis, ils me saluèrent et ne jetèrent pas le moindre regard sur le magnétophone.

 


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2368.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Desafios Urbanos, juillet-août 1999.
 
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
 

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