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DIAL 2445

BOLIVIE -Bilan et perspectives. Les événements qui ébranlèrent le pays

Michel Cusin

jeudi 1er février 2001, mis en ligne par Dial

Des mouvements sociaux importants ont secoué la Bolivie en avril 2000 puis en septembre de la même année (cf. DIAL D 2416). Nous publions ici l’analyse faite par Michel Cusin, prêtre français qui vit en Bolivie depuis 1983, en ce qui concerne le mouvement paysan indigène et la question de la coca, sans revenir sur la situation et le rôle décisif des enseignants sur lesquels l’auteur insiste dans une autre partie de son texte. Il termine en dressant un bilan et en ouvrant quelques perspectives pour les temps qui viennent.


La situation du monde indigène paysan

Felipe Quispe, surnommé « El Mallku », est le dirigeant du mouvement paysan ; il est aymara et se dit descendant du révolutionnaire Tupac Katari qui, en 1781, réussit en deux occasions le siège de La Paz pendant 179 jours. Il a été membre de l’EGTK (Armée de guérilla Tupac Katari) et fut détenu en 1992. Son discours laisse percer un profond sentiment de frustration et d’exclusion comme des millions d’indigènes qui jusqu’à présent ne se sentent pas boliviens. Il parle régulièrement de « l’autre Bolivie », de la Bolivie ignorée et abandonnée, extrêmement pauvre, indigène et paysanne. Sa position a été très politique, en revendiquant de signer lui-même les Décrets qui émanent du gouvernement, comme pour dire que, sans lui, ces Décrets ne valent rien. Quelques analystes pensent que son but, à long terme, est de demander l’autonomie des communautés aymaras et de reposer les termes de leur relation avec l’État. Fernando Mayorga écrit, dans le journal Los Tiempos du 8 octobre : « La capacité d’organisation et l’extension géographique des barrages sont des données qui mettent en évidence que nous sommes en présence d’événements qui ne se limitent pas aux demandes conjoncturelles relatives à la révision de la Loi INRA [Institut national de la réforme agraire] et à l’annulation de la Loi des Eaux ; de toute manière, ces revendications ont permis une mobilisation très forte des communautés aymaras en raison de leur caractère très intégrateur (terre et eau) et, une fois obtenues, elles serviront de point d’appui pour projeter l’objectif stratégique. » Dans le même journal, Alvaro García Linera, sociologue et idéologue des Aymaras, et qui pense que, s’il n’y a pas un changement de l’état actuel des choses, le mouvement indigène pourra reprendre avec plus de force, affirme que « si les gouvernants restent sourds et aveugles face à la demande indigène, ils provoqueront une radicalisation du mouvement aymara-quechua qui pourrait se renforcer et prendre le chemin de l’autonomie politique. » Il y a plusieurs choses derrière la mobilisation indigène aymara. L’une est la présence de peuples et de cultures dominés, colonisés et qui maintenant exigent leur droit au respect et à la reconnaissance, mais mettent aussi en avant, dans les faits, l’existence d’autres mécanismes de l’exercice du pouvoir politique. « Émerge un projet politique d’autonomie, de gouvernement autonome reposant sur les conseils de communautés (cabildos), les assemblées, les autorités communales et syndicales, en marge et donc séparément du système des partis politiques et du Parlement : c’est ce qui émerge maintenant comme une alternative. Son approfondissement, sa théorisation, sa conceptualisation vont nécessiter encore de longs mois, ce n’est pas quelque chose qui va se faire rapidement, mais c’est une demande et une revendication collective à moyen et long terme qui refera surface avec force dans les prochains mois ou années. »

Rosario Léon, du CERES (Centre d’étude de la réalité économique et sociale), dans le même journal, écrit ce qui suit, en relation avec la population indigène globale du pays, laquelle se compose de trente-sept ethnies et peuples représentant 4 100 000 habitants monolingues (langue maternelle) ou bilingues espagnol-langue maternelle : « On n’a pas une information systématique sur les mécanismes d’acquisition des connaissance des indigènes, pas plus qu’on ne connaît suffisamment le capital social qui est le leur. Par conséquent on ne connaît pas davantage leurs nécessités, leurs potentialités et une bonne part des politiques ont été pensées et déduites trop rapidement de connaissances insuffisantes de leur réalité. (…) Ce qui a été convenu entre le gouvernement et les indigènes est purement conjoncturel, mais le problème de fond demeure : la discrimination, le manque d’une attitude démocratique équitable, et une culture discriminatoire. »

Les résultats des négociations ont permis, toutefois, de conclure des accords sur quelque 50 points parmi lesquels il est bon de souligner l’engagement du gouvernement de promulguer un Décret suprême disposant que les terres de l’État et les 3,8 millions d’hectares de terres identifiées par l’INRA, soient réservées pour l’installation de paysans, de colons et d’indigènes. De plus on surseoira à toutes les actions d’expulsion et on ordonnera juridiquement de nouvelles installations de paysans sans terre dans des zones non travaillées spécialement dans le Gran Chaco, Ixiamas … Par ailleurs, le gouvernement s’engage à suspendre les recherches dans la production d’aliments transgéniques, jusqu’à ce que soit élaborée une réglementation avec l’accord des intéressés. Remarquable aussi : dans un délai de soixante jours, les organisations paysannes présenteront un projet de modification de la Loi forestière, du Code de la mine, de la Loi de l’environnement et du Code Civil pour garantir l’usage des ressources naturelles et éviter la contamination.

Ces accords signés le 7 octobre par l’ensemble des dirigeants paysans n’a pas pris en compte le problème crucial du Chaparé qui est celui de l’arrachage total des plants de coca.

Evo Morales est le principal leader des cultivateurs de coca du Chaparé, ex-mineur devenu paysan ; il est aussi député. En 1986 il dut abandonner la mine et s’en fut au Chaparé avec beaucoup de mineurs relocalizados. Ceux-ci cultivèrent, pour survivre, des plants de coca.

Traditionnellement, depuis des siècles, la coca se cultive dans les vallées de Los Yungas, au nord-est de La Paz, et cette production traditionnelle est utilisée essentiellement pour un usage culturel et domestique. La coca du Chaparé n’a pas le même goût que celle des Yungas et elle est utilisée en grande quantité pour d’autres fins. Cette région, du fait d’être couverte (forêt tropicale) et de n’être pratiquement pas développée sur le plan des infrastructures, fut un lieu idéal pour l’installation du narcotrafic, un fléau qui empoisonne la société bolivienne depuis déjà plus de 15 ans. Ce sont des milliers d’humbles familles paysannes ou autres qui dépendent de cette activité pour leur propre survie. Le gouvernement dit qu’au moins 90 % des plantations servent pour la production de la cocaïne. Depuis déjà plusieurs années on a essayé de substituer à la culture de la coca d’autres cultures (ananas, banane, etc.), mais les capitaux ainsi que les moyens techniques appropriés n’ont pas suffi pour obtenir un vrai développement alternatif.

Evo Morales est donc le principal leader des petits producteurs de coca du Chaparé. Depuis des années ceux-ci résistent à l’arrachage forcé des plants de coca imposé par le gouvernement des États-Unis. Le mot d’ordre est « Plus de coca dans le Chaparé », et cet objectif doit être atteint à la fin de cette année. Parler de « forcé » équivaut à dire « violent ». La militarisation de la zone est un fait qui a pour conséquences de fréquents accrochages, des occupations, des résistances paysannes, des soulèvements, une absence de tranquillité, un mal-être continu. La militarisation de la zone ne répond pas seulement aux nécessités de la lutte contre la drogue mais aussi au besoin du gouvernement de contrôler les populations. Noam Chomsky, un citoyen américain, le dit lui-même : « La lutte contre le narcotrafic dans mon pays n’a rien à voir avec les drogues, son but est de contrôler et de faire passer pour criminelles des populations considérées comme dangereuses… On n’essaye pas d’empêcher l’arrivée de la drogue ; on essaye de faire un amalgame entre le crime et la population noire… Quand on dit que le problème est des États-Unis, on a raison parce qu’ici il y a une grande demande de drogue… » Dans cette perspective la politique des États-Unis consiste à exiger des pays producteurs de supprimer la production de la matière première. Mais on sait très bien que le principal demandeur quant à la consommation de drogue est bien ce pays du Nord, et à l’intérieur de celui-ci des personnes aisées ayant des moyens financiers. Cela signifie que celui qui oserait faire face à ce problème en s’opposant à l’usage de la drogue prendrait de grands risques sur le plan politique. Il est donc plus facile d’exercer des pressions sur les pays et les gouvernements dépendants des aides économiques et déjà terriblement endettés. Une fois terminé l’arrachage, on exige que la zone à risques soit bien contrôlée. Pour cela les États-Unis ont offert à la Bolivie d’importants subsides pour la construction de camps militaires dans le Chaparé.

Le conflit, dans le Chaparé, a été terrible. Durant un mois le blocage a été total. Et pendant le dialogue avec le gouvernement l’intransigeance a été radicale. Face à la détermination, le gouvernement a fini par reculer en abandonnant le projet de construction des camps militaires. Les paysans continuent à défendre le droit de cultiver une superficie plus ou moins équivalente à un hectare de coca pour leur propre usage et survie, étant donné que les productions alternatives ne leur permettent pas de satisfaire leurs besoins vitaux.

Tout au long du conflit se sont manifestés des désaccords entre les différents secteurs : indigènes de l’Orient bolivien et ceux de l’Altiplano, paysans sous les ordres du Mallku et producteurs de coca d’Evo Morales.… A la fin, les producteurs de coca du Chaparé se sont retrouvés isolés et ont défendu seuls leurs demandes radicales.

D’importants mouvements de troupes et de forces de police ont laissé entrevoir des conséquences violentes et même sanglantes pour obtenir le déblocage de l’axe routier central Cochabamba-Santa Cruz. Jusqu’à présent la raison et la sagesse ont semblé prévaloir et une trêve d’un mois a été accordée pour que l’on poursuive le dialogue principalement sur la perspective d’un développement alternatif réel, rapide et efficace. L’axe routier a été débloqué sans affrontements. On sait que la Bolivie est un bon élève qui a rempli toutes les conditions de paiement des intérêts de la dette extérieure, et a aujourd’hui la possibilité de se la faire remettre. Bill Clinton a récemment félicité le gouvernement Banzer pour les résultats obtenus dans l’arrachage des plants de coca et il serait en train d’essayer d’amener le Sénat à débloquer une somme de 110 millions de dollars. Cette somme, prévue pour la construction de camps militaires, devrait pouvoir servir de base de départ pour un développement alternatif dans le Chaparé : construction d’une université orientée vers l’agronomie, prêts et expériences nouvelles…

Sur le plan économique

C’est sûr que les pertes sont énormes et se chiffrent en millions de dollars. Au cours de cette paralysie totale des axes routiers se sont perdues de grandes quantités de produits contenus dans les centaines de camions qui furent immobilisés en d’impressionnantes files, pendant plusieurs semaines. Cette fois, les barrages ont eu pour conséquence d’importantes destructions des voies de communication, dégâts dont le montant s’élèverait à quelque 50 millions de dollars, selon le gouvernement. Le service national d’entretien des routes aura besoin de quelque six mois de travail pour remettre en état les routes endommagées. On estime qu’il y eut environ 5 000 licenciements de travailleurs au cours de ces semaines pleines d’angoisse et de tensions, licenciements dûs aux fermetures de commerces et d’entreprises en raison du manque de marchandises ou de matières premières.

Sur le plan politique

La crise s’est renforcée. On ne peut plus nier que le modèle inauguré en 1985 avec le trop célèbre décret 21060, qui instaurait la loi de la liberté de l’offre et de la demande pour l’ensemble de l’économie et des services publics du pays, est au bord de l’épuisement. Le soulèvement du peuple a été le soulèvement de « l’autre Bolivie », la Bolivie oubliée, la Bolivie profonde, la Bolivie qui souffre, la Bolivie abandonnée … C’est un signal d’alarme : ou le système actuel change et prend en compte la soif de dignité et de participation réelle de ce peuple, ou nous nous acheminons vers de nouveaux conflits beaucoup plus radicaux et dangereux. Il est impressionnant de voir comment les partis politiques n’eurent aucun rôle prépondérant dans ces faits. Bien plus, ils furent écartés et ne purent assumer aucun rôle dans la recherche de solution. Ce conflit qui surgit après le fameux « dialogue national » organisé par le gouvernement pour essayer de lutter contre la pauvreté, démontre de manière évidente que cela a été un échec et qu’essayer de planifier la sortie de la pauvreté, sans permettre aux pauvres eux-mêmes d’être partie prenante dans la recherche de solutions, c’est aller vers l’échec. L’actuel gouvernement ne semble avoir ni la volonté, ni la capacité de proposer des solutions responsables. Il apparaît comme terriblement dépendant des États-Unis. Il s’enlise. Dans sa manière de gérer les affaires et ses discours, on perçoit encore le traumatisme d’avoir été antérieurement un pouvoir dictatorial. Puisse l’exigence de plus de démocratie avec la participation directe du peuple être entendue et comprise par toutes les couches de la société bolivienne, et plus spécialement par les responsables politiques.

Au plan social

Une fois de plus est apparu le mal endémique de la société bolivienne, l’absence de relation entre les différentes couches sociales. La Bolivie vit une véritable situation d’apartheid dans les faits. Le racisme est profond ; les frustrations et humiliations permanentes génèrent de l’agressivité qui s’accumule et qui, tôt ou tard, peut dégénérer en de violents conflits. L’élargissement de la brèche entre riches et pauvres, l’actuelle crise économique qui s’aggrave, les provocations des puissants du pays, marginalisent une si grande quantité de personnes qu’il n’est plus possible d’en supporter davantage. Rosario Léon écrit encore : « Pour qu’il y ait un véritable changement, il nous faut repenser la manière d’exercer la démocratie, en prenant au sérieux les différences, en respectant la situation et la condition de l’autre, les droits de l’homme, lesquels ne se limitent pas à l’intérieur de la maison, avec la nourriture ou la santé, mais doivent s’étendre à la participation et au pouvoir de décision et inclure de réelles possibilités d’intégration. »

Pour le moment, le solde du conflit se chiffre à 10 morts par balles, 129 blessés et 39 détenus.

Perspectives

Un ex-juge, à la réputation « d’incorruptible », avec un député de Cocha-bamba, Roberto Fernandez, parcourent le pays pour récolter des signatures : ils ont entrepris une campagne dans la perspective de convoquer une Assemblée constituante pour « mettre un terme à la corruption, l’impunité et la démagogie du Parlement, en finir avec le butin des parlementaires.… ». Pour cela ils exigent la modification de la Constitution politique de l’État avant 2002, de façon à en finir avec le chaos avant les prochaines élections. La réponse à cette initiative rencontre dans la société un grand succès et recueille de nombreuses signatures … Et pourtant, hier, le 16 octobre, le gouvernement a officiellement condamné cette initiative … Elle se poursuivra !

Traduction de Philippe Moignet.

En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2445.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Michel Cusin, février 2001.
 
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