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DIAL 2463

ARGENTINE - Le renouveau du troc. Un phénomène qui augmente avec la crise économique

Pedro Lipcovich

dimanche 15 avril 2001, mis en ligne par Dial

Dans plusieurs pays d’Amérique latine, on assiste à un renouveau du troc, qui paraît lié avec la détérioration de la situation économique et sociale. Il s’agit d’une véritable organisation, comme en témoigne le cas de l’Argentine. Article de Pedro Lipcovich, paru dans Pagina 12, 1 mars 2001.


"Le troc m’a tiré de l’enfer" a déclaré à Pagina 12 une "prosommatrice", c’est-à-dire une des producteurs-consommateurs qui vendaient, achetaient, riaient et parlaient dans la grande foire du troc, hier, à la Recoleta. L’événement auquel assistèrent quelque 25 000 personnes représente le sommet le plus élevé atteint jusqu’à présent par la croissance du "Réseau global du troc", qui permet à 400 000 personnes à travers le pays de s’alimenter. Peut-être parce que l’enfer est plus dur que jamais à l’extérieur, on a vu ces derniers mois une croissance explosive de ce secteur dans lequel « tout chômeur peut trouver des réponses à très court terme » selon les paroles de ceux qui fondèrent cette organisation il y a six ans. Le secrétariat des PME de la nation – qui, avec le gouvernement de la ville, patronnait l’événement – a concrétisé des accords de soutien et, hier même, le maire de Quilmes a annoncé qu’il autoriserait le paiement des impôts en « crédits », unité d’échange du réseau.

Il y avait un fort aspect de fête de quartier et un mélange intéressant de classes sociales dans la foire de Figueroa Alcorta y Pueyrredon, parmi les 2 000 stands où les « prosommateurs » échangeaient produits et services. En réalité, l’acte de troc ne se différencie apparemment pas d’un achat puisque chaque article a une valeur en « crédits ». Mais ces billets – avec leur bandeau de sécurité contre les falsifications – « ne sont rien d’autres que la valeur du travail que chaque personne apporte : ils ne sont pas échangeables pour de l’argent, ils ne remplacent pas l’argent et ne génèrent aucun intérêt » selon les normes du réseau de troc.

Par exemple, Olga Fiore raconte : « je dirige un restaurant communautaire dans le quartier de San Cristóbal, et je suis entrée au club parce qu’un tuyau s’était cassé et nous n’avions pas d’argent pour payer un plombier, mais nous avions des vêtements, des chaussures et de la nourriture à donner, et j’ai ainsi payé avec du vinaigre et des pâtes » dans l’un des lieux de réunions régulières faits pour échanger (les nodos). Avec les crédits qu’on lui donna en échange de la nourriture, elle paya un plombier du réseau.

Sur son stand, María Castillo offrait du fil, des rubans, des boutons : « J’avais une mercerie pendant de nombreuses années, mais je dus fermer et mon mari est au chômage. Ici, à l’intérieur, j’ai de l’argent et je peux m’acheter des choses, mais dans la rue je n’ai pas un centime. Pour moi, le troc m’a tiré de l’enfer. »

À la foire, la sensation qu’il y avait un « dedans » capable de protéger de l’enfer du « dehors » était très forte. Carlos De Sanzo, un des fondateurs du réseau actuel, n’en doutait pas lorsqu’il faisait observer que « n’importe quel club de troc est en mesure de donner à un chômeur une réponse à très court terme : balayer ou peindre ou, peut-être sa femme, soigner un malade ou préparer la nourriture ». Conceptuellement, a expliqué De Sanzo, « le troc fonctionne comme interface entre le marché social et le marché formel et il intervient dans les interstices de l’économie, comme avec les fauteuils qui restent vides au théâtre, avec les heures qui ne sont pas travaillées, avec la marchandise qui demeure invendue ».

Beatriz Chuit dit la même chose pour son cas personnel. « Ces bijoux sont ce qui me reste de la bijouterie qu’avait mon mari défunt. C’est mon unique capital : j’ai 58 ans et une fille de 18 ans qui étudie. Ma seule issue a été de passer par le troc. » Lorsque les bijoux seront tous vendus, elle a projeté de troquer de la nourriture et des travaux de couture. À partir de cas tels que le sien, le réseau a déjà mobilisé des échanges pour 400 à 600 millions de dollars annuels.

Un autre cas est celui de Estrela Miranda : « J’amène un vêtement qui me reste du commerce ; il est passé de mode mais ici il se vend aussi bien. » Nélida Ruiz, qui a des ruches dans sa maison à Berazategui, échange du miel et de la liqueur de miel pour une valeur de cinq crédits les deux bouteilles. « Les gens n’ont pas d’argent à dépenser, mais ils génèrent des crédits » comme pour acheter les bouteilles (dans le langage des prosommateurs, les crédits, plutôt que d’être gagnés, sont générés).

Tout un secteur de la vaste foire était consacré aux mini-entreprises, comme celle de Nélida Centurión et sa famille : « nous fabriquons des bougies et nous vivons pratiquement du troc : avec les crédits nous achetons la nourriture, nous payons le dentiste. Nous vendons une petite partie de la production pour de l’argent car nous en avons besoin pour payer la matière première et les impôts. » Graciela Re Delle Gandine le regrette : « une limite du troc, c’est qu’il faut payer la matière première avec de l’argent. »

Quant aux impôts, hier précisément, le maire de Quilmes, Fernando Geronés, a annoncé que les personnes qui doivent des taxes municipales pourraient les régler avec la « monnaie sociale ».

L’économie du troc admet aussi la concurrence. Adrián Quiroz, qui commercialise une marque de cosmétique qu’il produit lui-même, admettait que d’autres producteurs élaborent le même type de produit dans le réseau, mais, selon lui, « mes produits ne contiennent pas de dérivés du pétrole ; ils sont écologiques ».

Le premier club de troc a été créé en 1995. Aujourd’hui, il y en a 800 et il y a 80 000 familles dont l’entretien dépend du troc, en totalité ou en partie. « Les clubs se sont répandus en Uruguay, Paraguay, Brésil et Espagne. Au Canada et aux États-Unis, des systèmes semblables fonctionnent, quoique non inspirés par notre expérience. Un autre fondateur, Rubén Ravera, est fier que, cette année, soit venu se former chez nous un représentant du réseau qui s’est organisé au Japon sur le modèle de celui de l’Argentine. »

Selon De Sanzo, au cours des six derniers mois, « les clubs sont passés de 650 à 800 et les familles dont l’entretien dépend totalement ou partiellement du troc sont passées de 59 000 à 80 000, représentant quelque 400 000 personnes ». Ravera a reconnu « l’importance de l’appui du secrétariat des PME de la nation » et a fait un lien entre cette croissance et « celle du chômage ainsi que l’aggravation de la crise sociale ».

 
 


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2463.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Pagina 12, mars 2001.
 
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