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DIAL 3465

GUATEMALA - Procès Molina Theissen : « Il est temps de briser le silence et d’exiger du système de justice qu’il fasse son devoir »

Elsa Coronado

lundi 1er octobre 2018, mis en ligne par Dial

Nous reprenons ici un entretien traduit et publié dans Solidarité Guatemala, la lettre d’information du Collectif Guatemala (n° 224, juin 2018) qui nous a aimablement autorisé à le republier.


En 1981, Emma Guadalupe Molina Theissen a été capturée par l’armée lors d’un contrôle parce qu’elle était en possession de documents subversifs. Elle fut violée, torturée et détenue illégalement pendant 9 jours, jusqu’au moment où elle réussit à s’évader lors d’un moment d’inattention d’un garde. Afin de venger sa fuite, l’armée enleva son petit frère, Marco Antonio, alors âgé de 14 ans ; on le tira de force de sa maison et ses parents ne le revirent plus.

Le 23 mai 2018, à l’aube, quatre militaires de haut-rang à la retraite ont été condamnés pour ces crimes. L’ancien chef de l’État-major, Manuel Benedicto Lucas García, et les ex-colonels Hugo Ramiro Zaldaña Rojas et Manuel Antonio Callejas y Callejas ont été condamnés à 58 ans de prison pour crimes contre l’humanité et viol avec circonstances aggravantes contre Emma Guadalupe, et pour la disparition forcée de son frère Marco Antonio. L’ex-colonel Francisco Luis Gordillo Martínez a été condamné à 33 ans de prison pour les crimes commis contre Emma Guadalupe, mais n’a pas été tenu responsable de la disparition forcée de Marco Antonio. L’ancien colonel Edilberto Letona Linares n’a pas été jugé responsable des charges à son encontre.

Ana Lucrecia Molina Theissen, sœur d’Emma Guadalupe et Marco Antonio, présente à toutes les audiences du procès ayant débuté le 1er mars 2018, s’est confiée par téléphone au média en ligne Plaza Pública. Durant cette entrevue, celle-ci raconte ce qu’ont signifié ces deux décennies de lutte devant le système judiciaire guatémaltèque.

Chronologie du cas Molina Theissen

 27 septembre 1981 : Emma Guadalupe Molina Theissen se fait arrêter, détenir illégalement, violer et torturée par l’armée.
 5 octobre 1981 : Emma Guadalupe Molina Theissen réussit à fuir du centre où elle est détenue.
 6 octobre 1981 : Marco Antonio Molina Theissen est enlevé par les militaires.
 1982 : Emma se réfugie au Mexique et vit en exil au Costa Rica depuis 1985.
 1990 : la famille, consacrant sa vie à la recherche de Marco Antonio, finit par se réfugier au Costa Rica.
 1998 : la Cour suprême ordonne enfin l’ouverture d’une enquête visant les cinq militaires impliqués dans cette affaire.
 2000 : le Guatemala accepte de reconnaître sa responsabilité dans cette disparition devant la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH).
 4 mai 2004 : la Cour interaméricaine des droits humains condamne l’État guatémaltèque pour la violation des 8 articles de la Convention américaine relative aux droits humains et notamment le droit à la vie (art. 4), le droit à l’intégrité personnelle (art. 5), les droits de l’enfant (art. 19) et la protection et garanties judiciaires (art. 25 et 8) à l’égard de Marco Antonio Molina Theissen et de sa famille. Est également mentionné le non-respect de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes. La cour ordonne au gouvernement guatémaltèque d’enquêter sur la disparition de Marco Antonio, de localiser ses restes, d’indemniser la famille pour les souffrances psychologiques et les pertes matérielles causées et de juger les responsables.
 6 janvier 2016 : 5 anciens militaires de haut rang, accusés d’être liés à cette affaire sont arrêtés après l’émission d’un important mandat d’arrêt.
 2 mars 2016 : le juge Víctor Hugo Herrera Ríos ordonne l’inculpation des 5 anciens militaires accusés de la disparition de Marco Antonio et de l’enlèvement et du viol d’Emma Guadalupe.
 Mars 2017 : le juge du Tribunal de risques majeurs de Guatemala (ville) décide qu’il existe assez de preuves pour rendre son jugement.
 1er mars 2018 : début du procès pour la disparition forcée de Marco Antonio Molina Theissen et l’enlèvement et le viol d’Emma Guadalupe.
 23 mai 2018 : Condamnation à des peines de 33 à 58 ans de prison de l’ancien chef d’État-major Manuel Benedicto Lucas García, et des ex-colonels Hugo Ramiro Zaldaña Rojas, Manuel Antonio Callejas y Callejas et Francisco Luis Gordillo Martínez. Les 4 sont condamnés pour crimes contre l’humanité et viol avec circonstances aggravantes contre Emma Guadalupe, et les 3 premiers également pour la disparition forcée de Marco Antonio.


Comment avez-vous initié cette quête de la justice au Guatemala ?

Une fois que nous avons arrêté d’attendre le retour de Marco Antonio et que nous avons dû accepter sa mort, ce qui fut un processus très dur, j’ai commencé à chercher comment on pourrait lui rendre justice. J’ai fait des recherches, je me suis renseignée et comme j’habite au Costa Rica, j’ai assisté à un procès à la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH). J’étais stupéfaite de voir qu’il existait une justice pour les droits humains et j’ai commencé à chercher la manière dont on pourrait présenter notre cas. Cela n’a pas été aussi facile ; le processus a duré 6 ans. Il y a d’abord eu une tentative de solution à l’amiable avec l’État en 2000 mais on nous proposait de l’argent alors que ce que nous avons toujours souhaité était de récupérer les restes du corps de Marco Antonio et connaître les circonstances de sa mort. Parallèlement au système interaméricain, on a présenté la demande pénale devant un juge du Guatemala en septembre 1998. Le processus dure depuis presque 20 ans et effectivement, nous n’avions pas bien confiance dans le système judiciaire guatémaltèque et encore moins à cette époque mais, à quoi d’autre pouvions-nous avoir recours ?

Que s’est-il passé depuis que vous avez déposé une plainte en 1998 ?

Il a fallu accomplir d’innombrables formalités, d’allers-retours au Guatemala et au ministère public. Cela n’a pas eu lieu pendant le mandat de Claudia Paz y Paz mais durant celui d’un prédécesseur (avant Claudia Paz, le ministère public était assumé par Amílcar Velásquez), quand a eu lieu une certaine ouverture pour les cas graves de violations des droits humains. Le fait que la CIDH se soit déjà prononcée – le respect de ses décisions est obligatoire –, nous a assuré une grande légitimité auprès du système pénal guatémaltèque.

Et depuis, qu’est-ce qui a été fait pour retrouver Marco Antonio ?

À partir de la résolution de la CIDH et depuis 2006, il y a eu des poursuites judiciaires. Mais la recherche, jusqu’à maintenant, n’a pas porté ses fruits. Parallèlement, une enquête a été mise en œuvre avec un mandat constitutionnel de recherche de personnes porté dans un premier temps par le PDH (bureau du procureur des droits humains) en se fondant sur une demande d’habeas corpus (garantie constitutionnelle pour éviter les arrestations arbitraires et assurer la liberté des individus). Le mandat de la PDH a été en vigueur de 1998 à 2011. Cette dernière année nous avons constaté que l’intérêt de la PDH s’était affaibli et le mandat a été transféré à ma mère grâce à un recours d’amparo. Elle a été désignée comme l’enquêtrice spéciale pour ce cas. Avant cela, le magistrat (de la Cour suprême de justice) Ricardo Barrientos, avait émis une résolution sur l’auto-exécutabilité des décisions de justice de la CIDH : l’ensemble du pouvoir judiciaire devait respecter ces résolutions. Mais l’État n’a pas respecté la sentence.

Votre mère était donc responsable de diriger la recherche ?

Pendant plusieurs années, c’était directement la famille qui animait l’enquête, aux côtés des avocats et des organisations qui nous soutenaient. Nous nous sommes heurtés à beaucoup d’obstacles, même auprès de la section de droits humains du parquet. Nous demandions au parquet des avancées plus rapides dans le dossier jusqu’à ce que, en 2015, ils finissent par accepter de prendre en charge le cas. Beaucoup de personnes attribuent à Claudia Paz le fait que ces procès ont abouti, mais nous avons pu constater que le ministère public a réussi à développer une nouvelle éthique durant ces procès. Après avoir assumé la charge du ministère public, Claudia Paz y Paz a mis en place des directives pour l’enquête criminelle dans les cas de violation des droits humains. Cela a initié un processus d’épuration de cette section du parquet et conduit à son renforcement progressif.

Durant le procès a compté aussi le travail de la famille qui a dû chercher des témoins et des experts.

Durant la période où ma mère a été l’enquêtrice officielle, elle a dû rechercher des soutiens, des preuves et quelques expertises. Certaines d’entre elles ont été présentées directement par les plaignantes (les deux Emma, mère et fille). Nous avons évalué avec le ministère public ce dont disposait chaque côté et ce qui devait être présenté. C’est comme cela que nous avons réussi à réunir une grande partie des preuves. Durant tout le procès, l’implication de toute la famille a été essentielle.

En 2016, les militaires se font arrêter du fait de leur implication dans des cas de disparition forcée dans deux dossiers : le vôtre et le cas connu sous le nom de Creompaz (une base militaire qui a servi de cimetière clandestin). Comment expliquer aux opposants les raisons pour lesquelles il est nécessaire de juger les hauts gradés de l’armée de terre pour ces actes ?

Parce que l’armée de terre est une organisation hiérarchique et subordonnée qui exécute des ordres. Aucun subordonné ne pouvait changer l’ordre ; il ne pouvait que l’exécuter. Ces ordres proviennent du chef opérationnel de l’armée de terre, et en se fondant sur le Manuel de la guerre contre-subversive, la D2 (le personnel d’intelligence militaire) procédait à des contrôles sur les routes et à la détention de personnes suspectes, ce qui fut le cas de ma sœur. Lorsqu’elle fut arrêtée, elle détenait de l’information d’une organisation interdite. Les directives suivies par l’intelligence militaire, et toutes celles ayant été exécutées par des officiers de rang inférieur, provenaient des plus hauts rangs de l’armée ; aucun officier ou soldat n’agissait de son propre chef. C’est ce qu’on a essayé de prouver devant le tribunal, par le biais de différentes expertises, pour faire comprendre que rien n’a pu être fait sans la connaissance, les directives ou l’autorisation des commandements militaires.

Pensez-vous que les accusés ont voulu faciliter le procès pénal ? Je vous pose la question car ils ont présenté une récusation à l’encontre du juge en revendiquant le droit à un procès juste.

Je ne sais pas. Il est possible qu’ils ne se soient pas attendus à ce que la procédure avance ainsi. L’année dernière, il y a eu un mouvement de la part de l’état-major de la Défense nationale qui a présenté un recours devant la Cour constitutionnelle (CC) pour élargir l’amnistie, omettant l’article 8 de la loi de Réconciliation nationale, qui est l’article qui exempte d’amnistie les personnes responsables de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Avec ça, certains procès auraient pris fin (comme le procès pour génocide et d’autres dans lesquels des militaires sont accusés), mais la CC a refusé de suspendre l’article. Il y a également eu des tentatives de modification de cette loi au Congrès. À ce propos, la CIDH a été claire sur le fait que l’amnistie en cas de violations des droits humains était interdite et illégale. On voit donc bien que les militaires nous ont mis des bâtons dans les roues mais nous arrivons peu à peu à passer au-dessus.

Vous connaissiez les antécédents familiaux du juge Xitumui, dont le père a disparu en 1982 ?

Personne ne connaissait la situation personnelle du juge. Ça a été un choc pour nous. Il a tenu ce fait à l’écart de son activité professionnelle et on ne peut pas non plus l’accuser de partialité parce que, dans le procès pour génocide, il n’a pas reconnu de responsabilité pénale à José Mauricio Rodríguez Sánchez (chef de l’intelligence durant le gouvernement d’Efraín Ríos Montt). Il y a cet antécédent.

Que signifie pour vous d’être arrivé à un procès et que la phase finale arrive dans les prochains jours ?

Ça a été une très longue période de douleur et de souffrance parce qu’à chaque audience, nous avons revécu ce que nous avons traversé ; notamment les premiers jours, ça a été très difficile d’écouter la déclaration d’Emma faite à huis clos devant la Cour interaméricaine des droits humains (son enregistrement a été entendu au procès). La Cour a très rarement permis qu’une déclaration faite à huis clos soit entendue publiquement et devant autant de personnes, pour la revictimisation que cela induit. Mais, la solidarité et le soutien que nous avons reçus d’organisations nationales et internationales ont été un baume réparateur. Nous avons été soutenues par de très nombreuses personnes et nous savons que des peurs persistent et que pour cette raison la salle d’audience n’est pas pleine. D’un autre côté, c’est très important pour nous qu’il y ait une institution comme le ministère public qui soit disposée à mener à bien un processus de cette ampleur. C’est une forme de réparation pour les victimes et en fin de compte, le fait de demander et exiger la justice dans des cas aussi graves est un exercice de citoyenneté. Finalement, c’est aussi un exercice de dignité.

Pensez-vous que votre expérience puisse être un exemple pour d’autres personnes qui n’ont pas osé exiger la justice ?

J’espère ! Une amie me disait qu’il devrait y avoir 20 000 cas devant les tribunaux ; on parle de 45 000 disparus mais très peu de procédures ont été lancées en lien avec ces actes. Mais c’est compréhensible, on a tendance à se réfugier dans le silence et à en faire une stratégie de survie. Je pense qu’il est grand temps de rompre avec le silence et que nous commencions à exiger la justice. Le système judiciaire ne va pas le faire si nous n’exigeons pas qu’il le fasse.

Pensez-vous qu’il est possible que vous vous remettiez un jour de ce qui vous est arrivé ?

Cela fait presque 37 ans que cela s’est produit. Les premiers 10 ou 15 ans, nous espérions qu’il revienne en vie parce que pour nous, c’était inadmissible qu’ils l’aient tué. Nous ne pouvions supporter cette idée donc nous avons attendu son retour très longtemps. Progressivement, nous avons compris que beaucoup trop de temps était passé et que si les autres ne revenaient pas en vie, il ne reviendrait pas non plus. Alors nous avons dû accepter sa mort. Chacun a dû l’accepter à différents moments. Cela a tué mon père. Quand il a commencé à prendre conscience que Marco Antonio était mort, son état de santé s’est dégradé. Mon père est mort 13 ans après la disparition de mon frère. En ce qui me concerne, c’est lorsqu’on nous l’a enlevé que je suis morte pour la première fois ; j’ai dû me reconstruire et apprendre à vivre avec cette souffrance. Ce à quoi je ne me ferai jamais, c’est à l’injustice.

C’est ce qui a fait que vous avez tenu le coup durant ce long processus ?

Aucun petit garçon ou petite fille n’aurait dû être victime de cela. Marco Antonio n’aurait pas dû être victime de cela. Et c’est pour cela que nous ne devons jamais oublier. Nous le portons dans nos cœurs et nous n’allons pas l’abandonner. C’est pour lui que nous sommes en quête de justice. Nous menons cette lutte par dignité et parce que dans nos esprits, dans mon esprit, il est impensable que des actes aussi graves ayant causé tant de souffrance à mes parents, à mon frère et à ma sœur restent impunis.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3465.
 Traduction de Béatrice Cosentino pour Solidarité Guatemala, la lettre d’information du Collectif Guatemala. Traduction légèrement revue par Dial.
 Source (français) : Solidarité Guatemala, n° 224, juin 2018. Reproduction autorisée le 30 juillet 2018.
 Texte original (espagnol) : Plaza Pública, 3 mai 2018.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française originale (Collectif Guatemala - http://collectifguatemala.org) et l’adresse internet de l’article.

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