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Analyse
ARGENTINE - « C’est la faute du péronisme »
Jorge Majfud
mercredi 4 mars 2020, mis en ligne par
Jeudi 20 février 2020.
Le 3 février dernier, le président de l’Argentine Alberto Fernández, a rencontré la chancelière Angela Merkel à Berlin. Au cours du dîner la chancelière lui a posé la question prévisible que tout le monde répète en Argentine et hors d’Argentine. « Qu’est-ce que le péronisme ? ». La réponse simple de toujours est de dire que « personne ne le sait exactement ». C’est le moyen de ne rien dire et, en même temps, de dévaloriser un mouvement qui, pour le pire ou le meilleur, a été et est toujours important dans la vie de ce grand pays, un mélange miraculeux de petits malins et de défaitistes.
La réponse du président n’a pas été des meilleures. Davantage celle du président qu’il est que du professeur qu’il a été : « Nous ne sommes pas populistes », « je suis un social-démocrate ». Puis, le sophisme connu attribué à Perón : « L’Argentine est pour un tiers radicale, un tiers conservatrice et un autre tiers socialiste mais nous sommes tous péronistes ».
La chancelière, en son quinzième anniversaire de mandat, lui dit qu’elle a lu le livre Qu’est-ce que le populisme ?, de l’Allemand Jan-Wermer Müller. Un conseiller ajoute « Ce qui est clair pour nous c’est que le populisme est une façon d’exercer le pouvoir et pour cela vous pouvez être de droite ou de gauche en même temps ». Le président argentin intervient en argumentant que le péronisme a hérité des crises massives de 1989 et de 2002 et les a surmontées. Il est prévisible actuellement que l’histoire se répète en raison du chaos hérité du gouvernement de Mauricio Macri.
Le conseiller réplique par un autre lieu commun : « Mais c’est le péronisme qui, au début, a engendré le chaos. Vous avez dominé l’Argentine depuis 1946 et, depuis lors, le pays est passé du rang de puissance du premier monde à celui d’un pays de plus du tiers monde ». Selon ce que rapportent des médias tels que « The Economist », s’en est suivi un étrange silence du président de l’Argentine. Puis on est passé à un autre sujet et aux éternelles plaisanteries.
Pour commencer, l’argument classique de la décadence du pays membre du premier monde due au péronisme confond les causes et les conséquences et ignore les puissantes forces extérieures et l’histoire même de l’Argentine. C’est comme dire que les courbes de la criminalité et de la vente de glaces coïncident avec une augmentation des températures l’été et de baisse l’hiver, et de là en conclure que les glaces sont la cause de la criminalité des pays.
Le populisme péroniste a permis qu’en 1947 les femmes aient le droit de vote, en dépit de la résistance des responsables conservateurs du Congrès. Mais le péronisme n’a été ni plus populiste ni plus protectionniste que n’importe quel des gouvernements états-uniens antérieurs. Ni plus socialiste que le prospère gouvernement de F. D. Roosevelt. Beaucoup d’autres pays latino-américains ont amorcé le même long déclin social, politique et économique, vers la fin de la Seconde Guerre. L’Uruguay n’a rien connu de semblable au péronisme et a vécu presque la même histoire de décadence et d’autoritarismes de droite. Nous pourrions continuer en citant des pays très différents, comme le Chili, la Bolivie, le Brésil et tant d’autres. Il est vrai qu’un des préconisateurs de la politique d’industrialisation par substitution des importations (ISI) a été l’économiste Raúl Prebisch, mais le modèle a été appliqué dans de nombreux pays latino-américains, et même avant, par Getulio Vargas, au Brésil. Quand Perón met en place ces projets pour développer l’industrie argentine, au début les résultats sont bons. Sa plus grande faute (en dehors de son affrontement avec l’oligarchie dominante et sa puissance protectrice, autre armée latino-américaine) a consisté à appliquer l’ISI trop tard, soixante ans après les États-Unis. Les ceintures de pauvreté en Amérique latine, les bidonvilles (favelas, villas miserias), à partir des années 60, sont dues en grande part à cette tentative tardive et inévitable d’industrialisation, à des fins d’indépendance économique, dans un monde qui avait déjà engendré deux des trois super centres industriels, quasiment prêts alors à entrer dans l’ère post-industrielle. Sans vouloir citer aussi le néolibéralisme qui a dévasté l’Argentine de Martínez de Hoz en passant par Menem, une idéologie qui n’a rien de péroniste.
Un autre mensonge est que « le péronisme a dominé la politique de l’Argentine depuis 1946 ». Il est évident que son héritage est ineffaçable mais nous ne devons pas oublier que « le dictateur Perón » n’a été président que trois fois (toujours par la voie des urnes) et n’a pas pu, deux fois sur trois, achever son mandat. Il faut rappeler que Perón a été renversé par un coup d’État sanglant en 1955 et que, depuis lors l’Argentine, a vécu le cauchemar de divers coups d’État et de dictatures militaires jusque dans les années 80. César Milstein, par la suite prix Nobel de médecine, rappelle que dans les années 60 le général Onganía avait promis d’ « arranger le pays » en expulsant tous les intellectuels ; ce qu’il a fait sans obtenir les résultats attendus, plutôt tout le contraire.
Pour ne mentionner qu’un des facteurs externes importants, il faut rappeler aussi que quand la CIA est créée en 1947, elle délègue au FBI les opérations clandestines en Amérique latine, et qu’elle n’a jamais cessé d’intervenir dans ses gouvernements et ses organisations populaires. Selon les centaines de milliers de documents déclassifiés et selon les multiples mémoires de ses agents secrets eux-mêmes, les uns repentis, les autres fiers de leur travail, les méthodes favorites et récurrentes ont été (ou sont ?) :
– 1. l’injection de millions de dollars dans les grands organes de presse, dont les patrons étaient généralement les amis d’agents secrets ;
– 2. l’infiltration des mouvements sociaux ou des partis politiques ;
– 3. les campagnes de désinformation massives, toujours par l’intermédiaire de tiers, « de manière que nous puissions nier notre intervention même quand les preuves seraient irréfutables » ;
– 4. la création de rumeurs : « les gens sont toujours prêts à croire les rumeurs surtout quand ils n’ont pas idée de ce qu’est réellement la vérité » ;
– 5. la déstabilisation économique : par le recours généralement à des escroqueries concernant les crédits de la part des gouvernements successifs de Washington. Mais les campagnes de presse et les rumeurs de rues, qui inventaient de faux ennemis, contribuaient à la déstabilisation des gouvernements non amis, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par les traditionnelles dictatures amies (le communisme était le nouveau faux positif de l’Agence qui le diffusait et des classes supérieures qui le recevaient. Ce modus operandi remonte au XIXe siècle dans les Caraïbes et l’Amérique centrale ; dans le Cône Sud, il surviendra un peu avant la guerre froide ;
– 6. l’injection de millions de dollars en faveur des partis démocratiques amis et en faveur des dictatures amies quand le parti ami perdait les élections.
Il est vrai que le péronisme a cohabité avec le centre droit (Menem) et le centre gauche (Kirchner) en même temps ou successivement. Il est probable que ce phénomène soit dû à ses origines. Ce n’est pas un hasard si l’ambassadeur des États-Unis, Spruille Braden, qui était envoyé, sur ordre de Dieu, pour corriger cette orientation s’opposait à l’industrialisation et aux syndicats en Argentine, qui avaient été mis en avant par la Révolution de 43 puis par le péronisme, surtout celui d’Evita. Il est certain que le péronisme n’a pas été immunisé contre la stratégie de la CIA et de divers gouvernements des États-Unis :
– 1. l’infiltration permanente (« notre option au sein de l’ennemi ») et
– 2. la diabolisation des mouvements indépendantistes ou rebelles (« vous êtes les seuls responsables de votre échec »).
Jorge Majfud, écrivain uruguayen états-unien, est l’auteur de Crisis y otras novelas [« Crises et autres romans »].
Traduction française : Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/204853.