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DIAL 3526

MEXIQUE - Entretien avec Miguel Peralta, prisonnier anarchiste d’Eloxochitlán de Flores Magón, Oaxaca

Voices in Movement

mardi 31 mars 2020, par Dial

Cet entretien a été conduit au printemps 2018, alors que Miguel Peralta se trouvait toujours en prison dans l’État d’Oaxaca. Il a été traduit et publié par le Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte le 24 septembre 2019, peu après le début de la grève de la faim de Miguel Peralta, le 19 septembre 2019. Il a été finalement libéré le 15 octobre 2019 – il avait d’abord été condamné à plus de 50 ans de prison… La traduction française de l’entretien avait été republiée sur le site La voie du jaguar à cette occasion et c’est cette version que nous reprenons ci-dessous.


Histoire des luttes de son village, assemblée communautaire, infiltration des partis politiques, répression, solidarité internationale, liens entre mouvement libertaire et mouvement indigène au Mexique...

Dans cet entretien réalisé au printemps 2018 par Voices in Movement pour le média anarchiste états-unien It’s going down, Miguel Peralta revient sur la longue histoire collective qui l’a conduit, à trente-quatre ans, à se retrouver sous la menace d’une peine de cinquante ans de prison.

Après quatre ans, cinq mois et quinze jours d’enfermement, Miguel a été libéré le 15 octobre 2019 à la suite d’une longue grève de la faim appuyée au Mexique par le Groupe de solidarité pour la liberté de Miguel Peralta et par un mouvement de solidarité internationale.

En France, la solidarité avec Miguel est organisée par le Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL), qui a diffusé cet entretien et les informations sur sa situation.

Hola, bonne après-midi ou bonne nuit à toutes et tous, nous sommes ici avec notre compañero Miguel, prisonnier politique d’Oaxaca, au Mexique, et on va un peu parler avec lui de son procès, de sa vision des différentes luttes à Oaxaca et au Mexique, de la relation entre les mouvements anarchistes et autochtones, et aussi au final de différentes choses en lien avec la solidarité internationale dans ces cas-là, et des formes possibles par lesquels on pourrait l’aider dans son procès.

Salut Miguel, merci d’être avec nous !

Comment va ? Bonne nuit, ou bonjour à tous les compas qui nous écoutent.

On va commencer. Est-ce que tu peux nous parler un peu de toi, de qui tu es, d’où tu viens, où tu te trouves actuellement et tout ce que tu aimerais partager avec les compas qui écoutent cette émission ?

Mon nom complet est Miguel Ángel Peralta Betanzos, je fais partie de la communauté d’Eloxochitlán de Flores Magón, qui fait elle-même partie du groupe autochtone mazatèque et qui se situe au nord-est de l’État d’Oaxaca. Dans ma communauté et dans la région mazatèque nous parlons la langue mazatèque.

J’ai étudié un peu l’anthropologie, depuis petit j’ai toujours aimé être entouré d’amis, tant des compas d’autres endroits du monde que de mon propre village. Connaître son territoire, arpenter un peu la communauté et ses sentiers… J’aime bien la musique, différents types de rythmes et… manger – la gastronomie de ma communauté et des autres endroits –, j’aime beaucoup lire aussi, faire du sport, jouer, faire du basket, un peu de foot, nager, aller à la rivière, marcher sous la pluie et sentir les gouttes tomber sur moi, et marcher pieds nus dans la boue, depuis petit. J’aime les fêtes traditionnelles de mon village, la fête des morts qui est le moment où l’on peut le plus célébrer et partager la communalité [1]], la communalité avec nos compas et nos proches sur notre terre. J’aime me souvenir de nos morts aussi, mes grands-parents, mes oncles qui ont vécu et ont laissé leur empreinte dans notre conscience.

Je suis membre de l’assemblée communautaire, qui est l’entité où se développent différentes activités collectives comme le tequio ou la faena [2], qui font partie du travail ou de l’entraide qui se vivent au quotidien dans la communauté. On a aussi participé à différentes luttes, que ce soit au sein de la communauté mais aussi en dehors comme en 2006, quand on a participé aux révoltes d’Oaxaca.

Tu peux mentionner quelques antécédents de la lutte dans ton village, Eloxochitlán de Flores Magón ?

Lors du boom de la culture du café, dans les années 1970, 1980 et 1990, il y a eu une augmentation du caciquisme. La figure du cacique, c’est la personne qui arrivait à s’imposer grâce à son pouvoir et à l’argent, et qui s’appuyait aussi sur des gens armés. Il décidait en gros de la destinée de la communauté, c’est lui aussi qui répartissait les charges collectives ou les charges municipales. Face à cela, au travers des enseignants démocratiques et des paysans conscients, il y a eu une lutte contre le caciquisme qui a démarré durant ces décennies-là, et durant les années 1990, en 1996, il y a eu un congrès indien qui a eu lieu dans la communauté d’Eloxochitlán. Les thèmes qui ont été discutés alors furent l’identité et l’autonomie. C’était le moment de la lutte zapatiste, qui avait détonné en 1994, et en 1996 il y a eu ce congrès dans la communauté d’Eloxochitlán. Durant ce congrès, différents villages des alentours sont venus partager leurs expériences de lutte. En 1997, il y a eu tout un cycle d’activités qui a démarré avec une marche-randonnée du village jusqu’à la ville de Mexico, qui a duré à peu près cinq jours et à laquelle ont participé quelque chose comme quatre cents personnes, cela pour rendre hommage à la mort de Ricardo Flores Magón [3], qui a été assassiné dans une prison des États-Unis, et pour lancer ce qu’ils ont appelé l’Année citoyenne Ricardo Flores Magón. Durant toute cette année, il y a eu aussi des discussions sur les questions de genre, sur le féminisme, sur la paramilitarisation et sur l’autodéfense évidemment, ainsi que des concerts de rock et de punk dans la communauté, et de musique traditionnelle mazatèque aussi. Il y a eu aussi des ateliers de médecine traditionnelle, des projections de films, et des ateliers sur la terre, les cultures et les semences transgéniques. Ça, c’était en 1997.

En 2001, une radio communautaire a commencé à émettre et servait un peu de pont dans la lutte pour l’autodétermination, en plus d’un fanzine qui s’appelait La Voz de N’guixó [4] et servait pour renforcer la conscience sur la défense des ressources naturelles – cela a aussi permis de lutter contre les partis politiques. Après, il y a eu la création d’un conseil, qu’ils ont appelé le conseil indien. Voilà un peu les antécédents qui ont été à l’origine d’une partie de la lutte que nous avons menée contre les partis politiques et pour la défense du territoire aussi.

Avant de continuer, tu peux nous expliquer un peu comment se passe la politique dans les villages d’Oaxaca et en particulier le système des us et coutumes ?

Dans l’État d’Oaxaca, il y a plus de cinq cents municipalités, la majorité sont autochtones et sont réparties en huit régions. C’est très caractéristique d’Oaxaca cette question, parce que la majorité des gens parlent une langue autochtone, mais aussi parce que depuis très longtemps ces municipalités sont régies par un système qui s’appelle « us et coutumes », plus de la moitié sont régies par ce système dont le nom a été modifié il y a tout juste quelques années de cela, il y a cinq ans, pour le remplacer par celui de « systèmes normatifs internes », qui veut dire qu’on suppose que les municipalités ont leur propre autonomie dans laquelle elles se régissent par ce système et élisent leurs autorités, tant leurs autorités municipales que toutes les charges qui sont liées à cette organisation politique.

Mais c’est de cette manière aussi que l’État a une forme d’ingérence à Oaxaca parce que c’est vrai que les municipalités sont régies par les us et coutumes, les élections se font par une assemblée et c’est en assemblée que sont pris les accords pour élire leurs autorités, mais quand elles élisent leur représentant, ou leurs différents représentants, elles envoient leurs documents au bureau du « Système normatif interne », et c’est là qu’ils avalisent pour de bon les représentants. Mais la voix de ces représentants et les échanges sont importants, cela se passe au sein des assemblées communautaires des municipalités.

Venons-en maintenant au panorama historique de lutte et d’organisation de ton village.

Après les années 2000, notre communauté devait être régie par les us et coutumes, en dehors des partis politiques. Mais après 2006, après le soulèvement d’Oaxaca, une sorte de tendance s’est créé au sein de la communauté en faveur de l’introduction des partis politiques, mais cette fois de manière plus visible, à visage découvert, à la « gueule du chien », comme on dit ici. Est ainsi est arrivé le PRI, qui a de fait beaucoup de gens sous sa coupe, mais aussi le PAN, et le PRD, bien évidemment [5]. Mais d’autres partis sont entrés aussi, comme Convergencia il me semble. C’était entre 2009 et 2011, et en 2011 les élections ont été menées comme si elles avaient lieu avec les partis politiques.

Une personne qui se nomme Manuel Zepeda Cortés débute alors sa campagne électorale, une chose que l’on n’avait jamais vu jusqu’alors au sein de la communauté : qu’une personne fasse du prosélytisme et qu’en plus elle distribue de l’argent pour que les gens votent pour lui ! Jusque-là les élections dans la communauté étaient appelées en soufflant dans une conque, on décidait de la date et les personnes se rendaient au centre du village pour pouvoir élire leurs autorités traditionnelles.

Mais cette fois-là, cela ne s’est pas déroulé comme cela, les gens se sont divisés en deux groupes, et cette personne a fait venir ses tee-shirts orange de campagne et les a fait revêtir aux personnes de son groupe. C’est là que ça a commencé, cette tendance des partis, et qu’a commencé la lutte contre les partis politiques, mais d’une manière très directe, très frontale, parce qu’on n’a pas permis que cette personne arrive et entre au palais municipal en 2011. Il a appelé alors la police de l’État d’Oaxaca, et de fait, l’armée est entrée aussi dans notre communauté en février 2011 sous le prétexte de chercher des armes et de la drogue, mais on sait bien qu’en réalité, ils l’ont fait pour lui, car ils lui ont ouvert les portes du palais municipal.

Il y a eu ainsi des affrontements durant tout son triennat, de fait son mandat était en partie illégal, car le tribunal a mis en cause cette élection parce que la communauté n’était pas d’accord pour que cette personne gouverne, et il l’a fait de manière dictatoriale en utilisant les moyens policiers et la répression sous ses différentes formes, à tel point que la peur a commencé à s’installer à l’intérieur de la communauté à cause des personnes armées qu’il a amenées. De fait, il a formé un groupe paramilitaire au sein de la communauté afin de s’en prendre aux personnes qui étaient contre lui.

Une autre chose que cette personne a faite, c’est d’exproprier l’eau du village pour ses bassins, et d’acheter des terrains pour en extraire de la pierre et du sable ; parce que cette personne avait une broyeuse et se chargeait de vendre ce matériau à quelques entreprises dédiées à la construction de routes ou de bâtiments. Il y a eu beaucoup de gens qui n’étaient pas d’accord avec cette situation et qui ont commencé à protester, parce qu’il s’appropriait l’eau des autres. Mais à ce moment-là, il avait déjà un groupe paramilitaire et il avait déjà la police de l’État de son côté ainsi que l’armée, et il les appelait chaque fois qu’il se passait quelque chose.

Ensuite, en 2012 ils arrêtent le compañero Pedro Peralta et ils le torturent et l’incarcèrent trois ans dans la prison de Cuicatlán. Une lutte démarre alors pour la liberté des prisonniers politiques. Ils incarcèrent aussi le compañero Jaime Betanzos et le compañero Alfredo Bolaños à cette époque. Commence ensuite cette lutte contre les partis politiques et la communauté commence à s’unifier. En 2014 on en revient à une élection plus collective, plus traditionnelle, où les groupes ont pu se mettre d’accord et élire leurs autorités.

Mais cela n’a pas duré longtemps, à peu près huit mois, car ensuite les autorités communautaires ont fait l’objet d’attaques car durant le triennat révolu de ce monsieur, qui s’est passé de manière dictatoriale, il y a eu du vol, de l’enrichissement illicite. Il a volé tout l’argent de la communauté et il a commencé à se construire d’autres choses, à s’acheter des voitures, des terrains et bien d’autres choses, des comptes bancaires à l’étranger et ces choses que vous connaissez sans doute déjà. La cour supérieure des comptes de l’État d’Oaxaca, qui est l’institution en charge de l’argent des villages, a requis en 2014 au président municipal du village, qui était alors Alfredo Bolaños, qu’il convoque ce monsieur Manuel Zepeda afin qu’il procède aux justifications concernant les 21 millions de pesos de dépenses qu’il restait à justifier, et c’est cela qui a abouti au conflit dans lequel nous nous trouvons maintenant, qui s’est transformé en affrontement en 2014. Prétextant ne pas avoir à rendre de comptes, celui-ci a occupé le palais municipal et initié la violence. Le peuple s’est organisé pour défendre ses droits collectifs et c’est pour cela que nous sommes incarcérés aujourd’hui.

Le 17 novembre 2014, après que la cour supérieure des comptes de l’État d’Oaxaca a fait citer Manuel Zepeda Cortés à comparaître, celui-ci se refuse à le faire et le même jour, aux alentours de midi, il occupe avec environ quatre-vingts personnes le palais municipal et séquestre les autorités communautaires ; il les maintient séquestrées pendant environ huit heures et les gens commencent à s’organiser pour aller libérer ces personnes enfermées dans le palais municipal. Ils les avait frappées et ont fait signer au président municipal un document par lequel il renonçait à sa charge élective, chose qui ne pouvait avoir lieu car la communauté l’avait élu, à moins que ce document n’ait été émis par le Congrès de l’État d’Oaxaca. Après cela une ambiance hostile régnait dans la communauté, une ambiance de violence sourde prête à éclater, car le groupe de cette personne patrouillait de manière constante, ils circulaient armés dans la communauté, insinuant la peur.

Le 14 décembre, une assemblée est convoquée dans la communauté d’Eloxochitlán pour élire un représentant communautaire, l’alcalde municipal, qui est la personne chargée de délimiter le territoire. Ce doit être une personne adulte, qui connaît les terres de la communauté, pour que puissent être vendus les terrains si certaines personnes veulent les vendre ou les céder, ainsi que pour surveiller les espaces communs du village et du territoire. Ce jour-là, l’assemblée communautaire se rassemble au centre du village, et c’est là qu’un affrontement éclate, car les gens de ce monsieur Manuel Zepeda Cortés appellent aussi à une assemblée, mais eux convoquent pour agresser les compañeros de l’assemblée communautaire. Moi je me trouvais alors à México, car j’avais été mandaté pour acheter des jouets pour les enfants qu’on allait leur offrir le 6 janvier suivant, en 2015 (on était encore en 2014) [6]. Et c’est là que j’apprends qu’un affrontement avait éclaté. Tout d’abord, à 11 heures du matin, les compañeros montent jusqu’au centre du village en faisant une petite manifestation jusqu’au palais municipal, où doit être célébrée l’assemblée et là ils sont reçus par des tirs d’armes à feu. L’affrontement commence, et certains se retrouvent blessés par balle.

Il y a ensuite un second épisode, cette fois dans la maison de ce monsieur Manuel Zepeda Cortés, et là ils arrêtent une personne, qui se nomme Manuel Zepeda Lagunas – c’est le fils –, qu’ils arrêtent en possession d’une arme à feu et emmènent à Huautla, parce que c’est là qu’il y a un commissariat. L’autorité municipale – les représentants communautaires – l’emmènent là-bas, au commissariat de Huautla et le livrent à la police de l’État d’Oaxaca. Après que cette agression a eu lieu, dans la communauté l’ambiance était tendue, parce que personne ne savait exactement ce qui s’était passé à partir de là. Là-bas, une fois que cette personne est livrée au commissariat, il y a d’autres compañeros qui emmènent à l’hôpital nos compas qui ont été blessés, certains par des tirs dans la nuque, la tête, les mains. Ils les emmènent à l’hôpital pour qu’ils soient pris en charge, mais à partir de 8 heures du soir, la police commence à arrêter les compañeros, et notamment le président municipal, Alfredo Bolaños Pacheco, ainsi que les policiers de village qui l’accompagnaient et qui avaient amené au commissariat cette personne qu’ils avaient arrêtée.

Après cela, le compañero Jaime Betanzos est aussi arrêté, alors qu’il se trouvait en train d’attendre un transport pour revenir à notre communauté. Il est détenu par des agents de la police ministérielle à Huautla, au carrefour à côté de Banco Azteca, et ils l’emmènent à la ville d’Oaxaca ; sept autres compañeros sont eux aussi emmenés avec lui, tous accusés du délit d’homicide, alors qu’ils ont amené cette personne en vie. À partir de ce moment commence la chasse contre les membres de l’assemblée ; beaucoup de gens sont obligés de fuir de la communauté, beaucoup de gens s’en vont, par peur de la répression. De fait, la police de l’État d’Oaxaca monte une unité spéciale ; la police fédérale arrive elle aussi le 15 décembre, et à partir de ce moment, la peur est partout.

À partir de là, l’assemblée commence à se séparer, à se désagréger, et la lutte pour les prisonniers a été très diverse, très diffuse disons, très dispersée au niveau de l’organisation pour cette raison même, du fait de la peur qui a été semée et qu’ils ont réussi à semer également par le bias des médias, de la police et de la répression, mais aussi du fait de l’apathie et du déplacement forcé, car beaucoup de familles sont parties vers d’autres villes et d’autres communautés. Des familles entières ont dû partir, et c’est la raison pour laquelle cela n’a pas été possible de revenir et de s’organiser, car beaucoup vivent dans la peur, et ils nous disent seulement ça, que celui qui s’organise va finir en prison. C’est pour ça que la situation est compliquée. La peur part de là, on mentionne la prison et ils ont peur de finir ici, en prison. C’est toujours un peu compliqué d’avoir un proche enfermé, parce que cela représente des dépenses. Pour une série de raisons, il devient très difficile d’arriver à se réorganiser. Il y a beaucoup de compañeros qui cherchent à retrouver l’harmonie et la communauté, la communauté familiale, et qui n’essaient pas de partager ce qui a trait au communautaire, à la lutte.

Voilà ce qui s’est passé dans notre communauté : énormément de peur a été semée par le biais des médias et de la répression et cela a eu pour effet que nous n’avons pas pu avancer dans la lutte pour notre liberté à nous, les compañeros qui sommes emprisonnés, et au-delà pour la liberté et pour l’autodétermination de notre village, pour recommencer à nous organiser contre ce qui nous est imposé et qui continue à semer la peur par le biais de personnes qui se font passer pour des défenseurs des droits humains et qui demandent des mesures de protection pour elles-mêmes, que le gouvernement protège afin de continuer à gouverner par la répression.

C’est là qu’on en est aujourd’hui. On tente de se réorganiser, au moins pour qu’on soit libérés, par différentes formes de lutte que nous avons à l’intérieur de la prison, c’est-à-dire tant depuis le travail qu’on y fait [7], que des jeûnes ou des grèves de la faim qu’on mène depuis l’enfermement-isolement.

Peux-tu nous raconter maintenant les détails de ton arrestation ?

On m’a arrêté le 30 avril 2015, alors que je travaillais à México dans le quartier de Tepito. Des personnes vêtues en civil sont entrées sans s’identifier dans le local où je travaillais avec mon frère. Ils ont commencé à nous agresser, sans jamais s’identifier. Ils n’avaient pas d’ordre d’arrestation et on a résisté un moment à la détention. Mais il y a de plus en plus de policiers qui sont arrivés et ils ont réussi à nous sortir sous la menace de leur arme et en utilisant des gaz lacrymogènes. Ils m’ont emmené au Bureau du procureur [8] de la capitale dans une voiture ordinaire. Ils m’ont fait ensuite une révision médicale, m’ont présenté à un journaliste, pris quelques photos très générales. Ensuite ils m’ont remis à la police ministérielle d’Oaxaca et ces policiers m’ont emmené à une prison qui s’appelle « Tlaxiaco », qui se trouve dans la région mixteca d’Oaxaca, à environ 400 à 500 kilomètres de ma communauté. Voilà l’histoire de mon arrestation.

Et où tu te trouves aujourd’hui ?

Aujourd’hui… Je ne suis resté à Tlaxiaco qu’un mois parce qu’on a sollicité avec mes avocats mon transfert à une prison plus proche de ma communauté, comme j’en avais le droit. Je suis désormais dans un endroit qui s’appelle San Juan Bautista Cuicatlán, qui se trouve dans la région de la cañada d’Oaxaca, à quatre heures de ma communauté. C’est là que je me trouve. Je suis enfermé depuis à peu près deux ans et huit mois [9].

Où en est ton dossier judiciaire aujourd’hui ?

On est dans une procédure irrégulière, il n’y a pas eu de procédure normale et conforme au droit, vu que tout le dossier est une construction politique. De fait, en ce moment nous sommes sept prisonniers de ma communauté, certains sont dans la prison d’Ixcotel (au centre d’Oaxaca), un autre compañero se trouve enfermé à Etla, et moi je suis ici à Cuicatlán. À chaque fois les audiences ont été différées. On a sollicité par exemple des interrogatoires, et les plaignants ou bien celles qui nous accusent ont tardé énormément pour se présenter. De fait, il manque toujours les déclarations de deux personnes, et bien que plus de deux ans se soient écoulés, elles ne sont pas encore venues déposer. Il n’y a que les policiers de l’État d’Oaxaca et les policiers ministériaux qui l’ont fait car ils y sont obligés et nous avons dû insister énormément pour qu’ils aillent remettre leur compte-rendu. Par exemple, cela fait plus de deux ans que j’ai déposé un recours, et ce n’est qu’en décembre 2017 qu’est paru la résolution du tribunal, rejetant mon recours. Au tribunal mixte de Huautla, ils ont laissé pourrir les choses. Il n’y a pas de justice impartiale, ils ont été payés. Les juges ont été remplacés plusieurs fois durant notre procès et ils n’ont fait aucun cas de nos requêtes, qui sont des questions légales. Je pense que, s’il y avait de la justice et de l’impartialité, on devrait être libres, parce qu’il n’y a aucun signalement direct concernant la réalisation du prétendu crime que nous aurions commis, ou du délit qu’on nous impute.

Miguel, tu nous as parlé de la lutte de ton village et de ton procès, mais pour les gens de l’extérieur du pays, peux-tu nous dresser un panorama plus large des luttes sociales au Mexique ? Où vois-tu des exemples de lutte qui t’inspirent, et quels sont pour toi les besoins dans ces luttes diverses du Mexique… Et quelque chose qui m’intéresse plus, si tu peux me donner ton avis : tu es d’un village indien de la Sierra mazatèque d’Oaxaca, mais tu es aussi influencé par des réflexions et des pratiques libertaires et anarchistes. Pourrais-tu nous dire comment tu vois cette relation entre les mouvements et courants de lutte anarchistes et les mouvements et luttes indiennes ?

Je crois que la lutte ou les luttes sociales au Mexique sont très diverses, il existe une infinité de mouvements, avec des mouvements urbains qui sont dans la défense ou l’autodéfense de leur propre territoire, ou dans l’organisation pour s’approprier des espaces publics, comme dans les assemblées des quartiers de la ville de Mexico. En ce moment, par exemple, après le tremblement de terre [10], il y a beaucoup de gens qui sont en train de se réorganiser pour avoir un toit et pouvoir lutter aussi contre les mégaprojets. Et il y a bien sûr les luttes des zones rurales, du mouvement indien en soi et des mouvements qui se trouvent hors des villes, qui sont dans la lutte contre le même monstre qu’est le capitalisme et contre les mégaprojets. Il y a notamment le problème des exploitations minières, qui englobe aussi toute la question des ressources naturelles, parce que la question de l’eau est centrale, et même jusqu’aux plantes médicinales, que certaines entreprises étrangères (japonaises, états-uniennes, canadiennes, espagnoles et françaises) tentent de monopoliser ou de breveter pour les commercialiser, vendre des médicaments et nous rendre dépendants de leurs remèdes transformés en produits de consommation, alors qu’on sait bien qu’il existe une médecine traditionnelle des peuples.

Il y a des luttes pour le territoire, pour l’autodétermination et pour l’autonomie, et il y a beaucoup de différences de fait dans le mouvement indien, parce que certains se concentrent sur la question du refus de l’intromission des partis politiques, quand d’autres sont engagés dans la lutte pour la défense du territoire, sans être pleinement conscients que sont aussi présents les partis politiques, et d’autres encore qui mettent en avant la question de l’autonomie en tant que telle et refusent les relations avec l’État.

Sur certaines questions, tu m’interrogeais par exemple sur la relation qui existerait entre mouvements indiens et mouvements libertaires ou anarchistes, je crois qu’ils partagent certains principes de base au sein de la réflexion libertaire. Il y a quelques penseurs libertaires qui ont influencé aussi la luttes des peuples, par exemple sur les questions de l’autogestion, de l’autonomie, de la défense du territoire, de l’expropriation aussi de ses ressources et de ses espaces, de l’autodétermination, et toutes ses luttes se conjuguent contre un même monstre, qu’est le capitalisme depuis ses débuts.

Il y a aussi des ruptures au sein des luttes. Il y a une rupture très forte sur la question électorale au Mexique. Il y a des mouvements ou une partie du mouvement indien qui cheminent vers la question électorale, qu’ils ont appelé le « bon gouvernement » et il y a une autre partie du mouvement indien qui n’est pas sur cette position, qui continue à défendre la question de l’autonomie sans avoir aucun objectif électoral, ou de prendre le pouvoir au niveau national. Chacun mène la lutte depuis chez lui et depuis ses espaces, je crois qu’il existe des mouvements et des communautés qui ont leurs propres formes communautaires de défense, ce qui peut avoir une certaine relation avec le mouvement libertaire. Cela part d’une lutte de l’être même, depuis la communauté ou depuis les individus. Il y a par exemple des communautés qui ne luttent pas seulement contre les mégaprojets, certaines luttent contre l’identité même, ou pour leur propre identité à elles, pour la langue, pour le maïs, pour leur cosmovision, pour leur manière de se vêtir, et aussi contre les aliments [industriels] et les transgéniques. Je crois que cela fait aussi partie du mouvement indien, comme du mouvement libertaire : nous luttons pour être nous-mêmes, pour être libres. Au final, d’un côté comme de l’autre, on cherche un bien commun, même si on a tendance à idéaliser cette idée et l’exigence d’autogestion dans les communautés et aussi dans le mouvement libertaire.

Dans les territoires et la géographie qui sont les nôtres, il y a des mouvements qui nous inspirent, comme par exemple à Oaxaca la lutte des Ikoots qui, à Álvaro Obregón, luttent contre les éoliennes, à Cherán [dans le Michoacán] les compas qui luttent pour l’autonomie, les Yaquis, dans le Sonora, qui luttent pour la défense du territoire et pour la défense du fleuve Yaqui. Il y a aussi les compañeros de Xanica dans la Sierra sud d’Oaxaca qui défendent leur territoire, leur système communautaire et leur organisation, et, plus au sud du continent, les compañeros mapuche qui ont une longue tradition de lutte en défense du territoire, de l’autonomie, de l’autodétermination et de l’identité mapuche ancestrale. Je crois que, dans toutes ces luttes, la question centrale est le maintien des formes propres d’organisation. Il ne faut pas cependant idéaliser les luttes indiennes et penser que tout y est harmonie, parce qu’il y a aussi des conflits, il y a beaucoup de questions en débat à l’intérieur des luttes comme la question du machisme, la question culturelle…

Il y a aussi des compas dans la Sierra nord de l’État de Puebla, les Totonaques et les Nahuas, qui luttent contre les entreprises chinoises et canadiennes qui volent l’eau et les minerais de ces endroits et de leurs peuples. Il y a aussi une tradition de médecine naturelle et traditionnelle, et de lutte pour un marché juste, où ils puissent commercialiser leurs produits. Voici les luttes qui nous inspirent en ce moment.

Pour les compas qui écoutent cet entretien, comment peuvent-ils faire ou comment peut-on faire pour te soutenir dans ton procès et celui des autres compañeros en prison d’Eloxochitlán de Flores Magón ? Et pour finir, pourrais-tu nous dire ce que la solidarité internationale signifie pour toi, et de quelle manière peut-on cultiver cette solidarité ?

La question de la solidarité internationale me paraît très importante, à partir du moment où il y a cette réciprocité entre compañeros, au moins par le biais de lettres, d’appels… Parce qu’au final la solidarité internationale ce n’est pas pour une lutte locale ou pour une question territoriale, c’est une question plus large, et une lutte plus large qu’on ne peut pas réduire à un seul endroit seulement, mais c’est dans le monde entier et pour tous les individus. C’est quelque chose qui rompt les murs et les frontières. Je crois que la solidarité internationale est importante aussi parce qu’au travers de ses formes de mobilisation, elle génère une certaine pression dans les pays et dans les espaces où se font la lutte et le soutien…

Par exemple pour nous qui sommes enfermés dans une prison : si vous téléphonez au tribunal, si vous envoyez des lettres par exemple, cela génère une certaine pression, et on entre dans une autre dimension de la lutte… On touche là des questions importantes, comme l’accompagnement, les liens entre compañeros. Une forme d’amitié se crée aussi entre compañeros car on échange des lettres, des appels et on peut s’écouter au travers des différents médias à notre disposition. Dans notre cas, cela me paraît important parce que vous vous pouvez faire connaître nos histoires dans d’autres endroits, vous pouvez faire entendre notre voix et nos petites luttes dans d’autres endroits. Une autre chose pourrait être que vous nous aidiez à vendre nos productions, dans mon cas, les hamacs et les sacs que je fabrique. Une autre chose serait de pouvoir nous aider économiquement pour la question juridique, pour que nos proches puissent venir nous voir et nous apporter des aliments à la prison, parce qu’ici c’est compliqué d’obtenir pas mal de choses qu’il faut donc apporter de l’extérieur. Pour cette raison, cela me paraît important cette dimension de l’accompagnement international ou de la solidarité avec des compañeros avec lesquels on ne se connaît pas, mais avec qui on a des choses en commun qui nous rapprochent et nous appellent à être ensemble dans cette lutte.

Une autre chose importante est que la solidarité internationale puisse s’adresser à des compañeros qui sont d’autres endroits, d’autres lieux du globe afin qu’ils soient attentifs à notre situation pendant l’enfermement, sollicitant leur soutien aux mobilisations qui sont organisées par l’envoi de lettres, par des coups de téléphone, ou bien, s’il y a un moment de répression, me demander à moi aussi mon soutien pour les situations qui se produisent durant la procédure et la lutte qu’on mène de la prison.

Tu veux partager quelque chose d’autre avec les compas qui écoutent cet entretien ?

Je voudrais remercier les compañeros qui écoutent [11] cet enregistrement, qui participent aux luttes et se solidarisent aussi avec les compañeros dans le monde qui sont emprisonnés, avec les luttes libertaires ou les luttes des peuples qui se battent pour l’autodétermination, pour être livres, pour les individus – ces luttes sont liées. J’aimerais aussi remercier le collectif Los Otros Abogados, qui sont les compañeros qui s’occupent de mon dossier et qui se battent solidairement pour faire avancer la procédure et arriver à nous libérer de ce joug de la loi et de l’injustice, pour pouvoir avancer vers la liberté. Grâce à l’effort de ces compas nous avons avancé lentement, mais on arrive peu à peu à ouvrir une brèche grâce à leur solidarité, leur effort, leur travail avant tout – on a une dette envers eux.

Je voudrais aussi vous demander votre soutien à notre petite lutte, comme je vous l’expliquais on continue à nous organiser et à lutter de la prison, on a quelques productions à vendre, que vous pouvez acquérir, comme les hamacs et les sacs que je fabrique ici pour tuer le temps, pour ne pas m’ennuyer, mais aussi pour pouvoir avoir des petits revenus pour subvenir aux coûts immédiats, pour notre défense, pour les avocats, pour les procédures administratives, pour que nos familles puissent venir nous visiter, pour l’alimentation et nos besoins de base en prison. De la prison, je vous adresse une forte accolade et j’espère que vous aussi vous allez bien dans vos luttes respectives, je vous souhaite de la force… et à bas les murs des prisons !


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3526.
 Traduction de 7NubS pour le Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL). Traduction revue et ponctuellement modifiée par Dial.
 Sources (français) : CSPCL, 24 septembre 2019 ; La voie du jaguar, 15 octobre 2019.
 Texte original (espagnol et anglais) : It’s going down, 6 juillet 2018.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française originale (Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte http://cspcl.ouvaton.org/) et l’une des adresses internet de l’article.

responsabilite


[1La communalité est une notion politique développée à Oaxaca, qui se réfère à ce qui a trait à la vie communale d’un village ou d’un peuple : les fêtes, le travail collectif, le territoire commun, la cosmovision… « l’être-communal » – note CSPCL et lien ajouté par La voie du jaguar.

[2Le tequio (appelé faena dans la Mazateca), ce sont les travaux collectifs effectués au nom de la communauté et convoqués traditionnellement par le représentant du village en soufflant dans une conque – note CSPCL.

[3Ricardo Flores Magón est un célèbre anarchiste mexicain du début du vingtième siècle né à Eloxochitlán, fondateur du journal Regeneración, et qui initia la révolution mexicaine par des soulèvements armés en 1910 au nom des idéaux de « Terre et Liberté » – note CSPCL et lien ajouté par La voie du jaguar.

[4« La Voix de N’guixó », nom mazatèque de la communauté – NdT.

[5PRI : Parti révolutionnaire institutionnel, ancien parti-État qui a dirigé le Mexique des années 1930 aux années 2000. PAN : Parti d’action nationale, qui lui a succédé au pouvoir de 2000 à 2012, parti capitaliste de la droite intégriste. PRD : Parti de la révolution démocratique, formé dans les années 1980 de l’agglomérat de différents partis de tendance marxistes avec des scissions nationalistes du PRI, telle celle de López Obrador, actuel président du Mexique et qui a depuis créé son propre parti, Morena (Mouvement de régénération nationale), pour gagner les dernières élections politiques – note CSPCL.

[6En Espagne et dans les pays latino-américains on distribue des cadeaux le 6 janvier, jour des Rois mages qui seraient venus offrir leurs cadeaux au petit Jésus – NdT.

[7Des sacs et des hamacs vendus en solidarité – NdT.

[8Équivalent du parquet du juge d’instruction – NdT.

[9Aujourd’hui, plus de quatre ans et demi – NdT.

[10Du 19 septembre 2017 – note DIAL.

[11Ou lisent ! Merci à vous – NdT.

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