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Analyse
PÉROU - Les chefs d’entreprise et Pedro Castillo
Francisco Durand
mercredi 7 juillet 2021, mis en ligne par
18 juin 2021 - Le président élu Pedro Castillo a surpris le pays et le monde, pas tant parce qu’il est ou semble être de gauche mais par la singularité de ses origines et ce qu’il représente comme expression d’un pays divisé depuis 500 ans entre les Pizarros et les Atahualpa.
Ce candidat hors du commun est un maître d’école qui vient du petit village de Puña, dans les hauteurs de Cajamarca, terre de vigilants ronderos [1], de paysans d’une extrême pauvreté et aux mines d’or fabuleuses. Castillo semble être un fantôme qui surgit d’une région où eut lieu la mort tragique de Atahualpa, le 26 juillet 1533, après le paiement d’une rançon, moment à partir duquel s’est répandu le sentiment d’être des pauvres dans un pays riche. Il assume la présidence en 2021, année du bicentenaire de la naissance de la république, régime politique que le pays n’a pas assimilé et qui n’a pas résolu le problème de la pauvreté, de la division régionale et de la discrimination.
Ce personnage dont la candidature était une des dernières à se déclarer au commencement de la campagne, au début de janvier 2021, est parvenu à être présent au second tour, le 6 juin, et a obtenu plus de 50% des voix. Castillo a réussi une campagne marathonienne, simple mais efficace, en visitant village après village, en prenant la parole sur les places et, sur son passage, en rencontrant le secteur aujourd’hui redynamisé des organisations populaires : rondes paysannes, syndicats, fronts de défense et organisations culturelles folkloriques.
Dans le clan d’en face, où l’argent a manifestement coulé à flot, s’en est suivi la remise en question des résultats, des appels au coup d’État militaire, et c’est la peur qui a prévalu. La télévision s’est distinguée en contribuant à répandre la peur et semer le doute, en se montrant ouvertement influencée en faveur de Keiko Fujimori. Dans la première annonce des résultats « au sortir des urnes », faite par l’expert bien connu d’Ipsos, Alfredo Torres, membre des cercles élitistes et conservateurs de la capitale, Keiko arrivait en tête avec quelques points d’avance. Symptomatiquement tous les calculs suivants, le comptage rapide et les annonces officielles ont indiqué le contraire : une petite marge en faveur de Castillo. La droite et les grands donateurs, qui ont appuyé Fujimori, souvent de façon anonyme, ou parfois ouverte, n’ont pas obtenu l’appui suffisant pour permettre une avance gagnante à leur candidate. L’échec de Keiko et la victoire de Castillo en 2021, en ce sens, sont un autre événement historique. C’est le signe de la fin de la République entrepreneuriale qui a été imposée de façon autoritaire par Alberto Fujimori en 1990 et prolongée à partir de 2000 par « des présidents majordomes » du pouvoir établi au retour de la démocratie.
Les riches ont joué ouvertement leurs cartes en faveur de Keiko. Deux se sont distingués. Le puissant groupe Romero, financier actif légal et illégal de Keiko dans les campagnes de 2011 et de 2016, mis en accusation pour être à l’origine du blanchiment d’argent dont est accusée Fuerza Popular, le parti de Keiko, a confirmé sa propension à la transgression. Il a distribué au cours de la campagne des produits alimentaires et d’entretien, accompagnant sa distribution de condamnation du « chavisme », des produits plastifiés distribués par de fervents soutiens keikistes dans les quartiers pauvres. Les Miró Quesada, une vieille famille devenu aristocrate au fil du temps, propriétaire du consortium d’information El Comercio - Correo, qui régit les principaux quotidiens et chaines de télévision, ont orienté pour leur compte la campagne « contre le communisme et pour la liberté », en coordonnant l’offensive, obligeant même certains journalistes à favoriser Keiko et à attaquer ou rendre inaudible Castillo, quitte à provoquer une crise institutionnelle. Les lettres de démission de certains journalistes de Canal 4 témoignent de la dignité de certains d’entre eux mais sont malheureusement, restés des cas isolés.
Au second tour une droite, initialement divisée, s’est rassemblée autour de la pire candidature, celle du plus fort rejet, processus symbolisé par l’alliance entre l’aile démocratico-libérale que Vargas Llosa a dirigée depuis 1990, avec la tendance autoritaire que représente le fujimorisme, d’abord avec Alberto et ensuit avec Keiko, à partir de 2000. L’écrivain lui-même, une sorte de marquis espagnol, après sa défaite en 1990, figure maintenant célèbre des cercles élitistes et réactionnaires européens, a participé activement à cette campagne hallucinante. À une semaine de la défaite de son actuelle favorite Keiko, il imagine dans un de ses articles un Castillo présidant « …un pays dévasté par la censure, l’incompétence économique, sans entreprises privées ni investissements étrangers, appauvri par des bureaucrates désinformés et serviles, et une police politique qui étouffe quotidiennement des conspirations fantastiques, créant ainsi une dictature plus féroce et sanguinaire que toutes celles que le pays a connues au cours de son histoire » (La República, 12 juin). Pour parachever sa pensée, le Nobel de Littérature a accordé un long entretien au Canal N (également du groupe Miró Quesada) dans lequel il a affirmé, le 12 juin également, que « les chefs d’entreprises sont absolument terrorisés ».
Cela serait-il possible ou est-ce le fruit de l’imagination du romancier ?
Après la victoire de Castillo du second tour tandis qu’un secteur entrepreneurial augmentait ses dons au fujimorisme ou dépensait à son propre compte des millions dans la campagne anticommuniste, plusieurs autres ont opté pour une position différente. Pour diverses raisons.
Première raison : pour toute personne sensée et bien informée il est évident que Castillo est différent de Vladimir Cerrón, le chaviste, fondateur et chef du parti Pérou libre qui a lancé cette candidature réussie et a écrit le projet de gouvernement. Deuxième raison : l’alliance avec Verónika Mendoza et la gauche la plus professionnelle et issue de la capitale, garantit (du moins pour le premier cabinet) une gestion professionnelle de l’appareil économique de l’État et une orientation qui aidera à transposer certaines des idées de Castillo en politiques et en programmes. Troisième raison : comme l’affirme un rapport de Scotia bank, l’intégration de l’économiste Pedro Francke à l’équipe de Castillo a rassuré les investisseurs. Quatrième raison : compte tenu de la situation précaire de Castillo au parlement, de ce qu’il n’a pas la majorité avec son propre camp qui n’a obtenu que 50,2% des voix, « le pouvoir populaire » est encore un projet en construction, il est possible qu’en tant que président élu et en charge ensuite, il opte pour une plus grande prudence. Cinquième et dernière raison : le vote régional écrasant en faveur de Castillo dans toute la méga région minière cuprifère du sud, qui comprend les plus grandes mines (Antamina dans la sierra d’Ancash, Las Bambas, dans l’Apurimac, Antappacay à Cuzco, Cerro Verde à Arequipa, auxquelles s’ajoutent Toquepala, Cuajone et Quellaveco sur la côte sud) est une donnée de la réalité que n’importe quel chef d’une entreprise extractiviste doit prendre en compte.
Les déclarations de Roque Benavides, le mineur péruvien le plus riche, allié stratégique d’importantes multinationales minières, en corrigeant Keiko et ses alliés quand ils ont laissé entendre qu’il y avait fraude électorale, a affirmé « on ne peut pas parler de fraude ». Cette phrase révèle la modération possible qui peut favoriser la possibilité du dialogue.
Pour ce qui concerne la CONFIEP (Confédération nationale des institutions entrepreneuriales privées), Oscar Caipo, porte-parole et représentant de la corporation des mineurs et des banquiers, les deux fractions dominantes de cette confédération dans laquelle le secteur multinational est prédominant, lui a opté pour ne se présenter ouvertement ni en faveur ni contre aucun candidat de la campagne. Les deux communiqués émis peu après l’élection appellent à la prudence et annoncent une position qui, en évitant les vociférations, rende aussi possible le dialogue.
Mais ne limitons pas nos réflexions aux grands investisseurs. La position de Castillo en faveur des producteurs ruraux de pomme de terre, de maïs et de riz et les préoccupations des producteurs de textiles qui opèrent dans l’empire de Gamarra de Lima (impactés par les importations de Chine et la contrebande) ont donné lieu à des communiqués de soutien à Conveagro et des demandes de négociations des fabricants de textiles qui exigent maintenant d’être soutenus. Si Castillo tient les promesses faites à ces deux secteurs entrepreneurials, il mettra fin au libéralisme extrême qui les gouverne depuis 1990.
Nous ne pouvons pas oublier non plus la position de milliers de chefs d’entreprises « émergents », comme on les appelle à Lima, d’origine populaire et provinciale. Bien qu’il n’y ait pas d’enquête qui en témoignent (les enquêteurs de Lima se refusent à mesurer les opinions des différents types de chefs d’entreprise), on sait que, même si un secteur est keikiste (le cas de Gamarra), d’autres, probablement majoritaires, considèrent avec sympathie le maître Castillo, cholo [2] et provincial comme eux, et digne de confiance. Et certains (c’est le cas des gens des régions de Chota, Huancayo et Puno) ont généreusement financé sa campagne. Ce qui ne nous surprend pas. En Bolivie, pays qui ressemble le plus au Pérou, une chose semblable s’est produite avec la bourgeoisie chola d’El Alto qui a soutenu le MAS et Evo Morales.
Les débuts du gouvernement de Castillo, le candidat « ignorant », comme se plaisent à le dire les élites de Lima, devra faire face autant à l’opposition virulente du keikisme et des droites, surtout de la faction fasciste et insurrectionnelle, qu’aux chefs d’entreprise suiveurs de Varga Llosa, terrorisés qui retirent leur argent ou quittent le pays. D’autres sont en position de « attendons et voyons » ou cherchent à dialoguer. Des chefs d’entreprise ne manquent pas non plus qui ont appuyé le maître Castillo.
Une question finale à examiner est de savoir si ces espaces de dialogue (sans changement de programme comme cela s’est produit avec Ollanta Humala) vont être mis à profit de façon pragmatique et intelligente pour que s’ouvre une relation transparente et ouverte de l’État avec chaque segment entrepreneurial, ceux de Lima et des régions, les grands et les petits, ceux d’origine européenne et ceux d’origine autochtone ou métis. Ce nouveau modèle de gouvernance entrepreneuriale peut aider sinon à éliminer, au moins à réduire la captation de l’État qui est en vigueur depuis 1990 et à démonter à Vargas Llosa et à ses partisans qu’ils se trompent.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/212729.
[1] Groupes de paysans constitués dans les années 1970 afin de lutter contre le vol de bétail au nord du pays ; par la suite, pour faire face aux milices du Sentier lumineux. Voir DIAL 3314 - « PÉROU - Justice et citoyenneté dans les Andes péruviennes : histoire et rôle des Rondes paysannes en contexte minier » – NdlT.
[2] Cholo : métis d’Indien et d’Européen – NdlT.