Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2000-2009 > Année 2002 > Juin 2002 > CHILI - Situation de l’Église au Chili 1. Puissance de l’Opus Dei
DIAL 2567
CHILI - Situation de l’Église au Chili 1. Puissance de l’Opus Dei
Jaime Escobar
dimanche 16 juin 2002, mis en ligne par
L’Opus Dei est un mouvement de laïcs chrétiens créé par José María Escrivá de Balaguer, dont la personalité reste très discutée alors même qu’il sera canonisé dans peu de temps par le pape Jean-Paul II. L’Opus Dei est réputé pour son amour du secret, ce qui ne fait que renforcer l’idée selon laquelle il constituerait une puissance occulte cherchant à s’infiltrer dans l’Église et dans la société civile. Tout cela est-il vrai ou seulement le fruit de phantasmes ? L’article ci-dessous fait le point sur la présence au Chili de ce mouvement jugé généralement fort conservateur. Ce texte provient d’un chapître du livre Opus Dei. Génesis y Expansión en el Mundo (LOM Ediciones, mai 1992), revu et corrigé en 2001 par son auteur, Jaime Escobar M., spécialiste des questions ecclésiales et éditeur de la revue chilienne Reflexión y Liberación, qui nous a fait parvenir son travail. Dans la prochaine livraison de DIAL, nous publierons un second article sur la situation de l’Eglise du Chli,qui traitera particulièrment de l’Église des pauvres.
Les origines de l’Opus Dei au Chili remontent à 1948, date à laquelle le fondateur de l’Opus Dei, José María Escrivá de Balaguer, nourrissait le projet d’envoyer un représentant au Chili. Cette mission échut au jeune Adolfo Rodriguez Vidal, ingénieur naval nouvellement ordonné prêtre. Il débarqua au Chili, via Buenos Aires, en 1950, et se présenta au cardinal José María Caro, lequel l’introduisit à Santiago et obtint immédiatement son affectation comme professeur à l’école d’ingénieurs de l’Université catholique de Santiago. Peu d’années après, et déjà en tant que conseiller régional au Chili, il commence une carrière ascendante, d’abord dans la capitale puis dans le sud du pays.
Le travail effectué par l’Opus Dei au Chili dans ses dix premières années fut lent et visait un petit nombre de professionnels et d’étudiants des universités. Deux ans après, sans que soit affectée cette intense activité, surgissent les premières vocations et à la fin des années 60 on observe une vaste action apostolique qui touche d’importants chefs d’entreprise chiliens en même temps qu’un mouvement de l’œuvre en direction des secteurs ruraux et agricoles.
Les premières incursions de l’Opus dans le domaine du patronat et de la politique se produisent dans l’entreprise éditoriale Zig Zag, à l’époque le second consortium journalistique du Chili. D’autres jeunes cadres intéressés par la participation à l’Opus Dei étaient issus, dans ces années-là, du milieu des assurances et des exportations. La branche féminine de l’Opus Dei dans le pays se montre dès le début très active, et déjà, en un court laps de temps, elle parvient à prendre le contrôle de la revue féminine Eva et quelques jeunes journalistes exercent une forte influence au sein de l’hebdomadaire Ercilla.
C’est à l’Université catholique de Santiago que l’Opus Dei atteint un développement remarquable. Notamment grâce à l’opiniâtreté d’un petit nombre de militants, habilement dirigés par le père Rodriguez Vidal, qui se souvient : “au commencement, ce ne fut pas facile d’expliquer l’Opus Dei, car sa situation juridique n’était pas définie”. Ce n’est que récemment, en 1982, que Jean-Paul II l’érige en prélature personnelle et qu’elle acquiert sa véritable identité juridique.
Jusqu’alors, comme dans toutes les choses de l’Église, c’était une association de fidèles approuvée par le Saint-Siège, mais avec un statut juridique qui ne cadrait pas exactement avec ce qu’est l’Opus Dei. Mais il n’a jamais eu, en revanche, de difficultés pour proclamer ses objectifs : “sainteté de la vie courante pour les laïcs et pour quelques prêtres séculiers issus de ce milieu laïc afin de servir l’Église” [1].
Dans son demi-siècle d’existence au Chili, l’Opus Dei connaît deux évènements capitaux qui ont contribué de façon décisive au développement et à la croissance que l’on observe dans les 15 dernières années. Le premier est en relation avec la visite en Amérique latine du fondateur de l’Opus Dei. Il arrive au Chili en juin 1974 ; son agenda a été soigneusement préparé et une formidable logistique - enregistrements sonores, vidéos et cinéma - a conservé chacune des interventions du père Escrivá. L’organisation locale attribue une si grande importance à cette visite que, à interroger le vicaire général, don Adolfo Rodriguez, sur les faits les plus importants de l’histoire de l’Opus Dei au Chili, celui-ci répondit : “Il y a un seul fait marquant : la venue du Fondateur au Chili en juin 1974. C’est lui qui a donné la véritable impulsion, qui nous a fait faire un extraordinaire bond en avant” [2]. De fait, depuis cette date et jusqu’à aujourd’hui, l’Opus Dei a réalisé une impressionnante expansion dans les milieux universitaires et patronaux du pays.
L’autre évènement important est la désignation, par Jean-Paul II, du père Rodríguez Vidal comme évêque de Los Angeles en juillet 1988. Au même moment le cardinal Joseph Ratzinger effectuait une visite au Chili qui suscitait l’admiration et “l’euphorie du patronat chilien, de quelques évêques appartenant à l’aile conservatrice de l’épiscopat, tout cela, au milieu d’une grande campagne publicitaire orchestrée par le journal El Mercurio de Santiago” [3].
Ces deux visites au Chili se sont déroulées à des moments où le pays vivait sous la dictature du général Pinochet et où l’Église, par sa mission de défense des droits humains, était en proie à de fortes tensions de diverses natures. Cependant ni le père Escrivá en 1974, ni le cardinal Ratzinger en 1988 n’eurent de paroles ou de gestes de solidarité envers les milliers de chrétiens poursuivis, emprisonnés, torturés et expulsés. Ils ne firent pas référence au drame que vivait le Chili au temps de la dictature militaire.
Pour en revenir à la visite du père Escrivá au Chili, nous devons souligner que le fondateur se montra souriant, habile dans ses réponses, très intéressé par le travail de l’Œuvre auprès des jeunes de l’Université catholique et qu’il donna ses instructions à la sphère dirigeante pour qu’elle apporte tout le soutien possible à la “junte nationale de gouvernement” qui venait de s’autoproclamer, dirigée alors par le général Pinochet. Escrivá, de toute évidence, se représentait à nouveau en soutien d’une “noble croisade contre le communisme totalitaire” et l’Œuvre avait déjà une expérience antérieure solide : le soutien inconditionnel à la dictature de Franco pendant 37 ans en Espagne.
Dans les rencontres qu’effectua le père Escrivá avec les militants de l’Opus Dei à Santiago, figure le témoignage d’une dame qui lui confie son angoisse : trois de ses enfants appartiennent à l’Opus et elle a le sentiment de les avoir perdus. Escrivá la regarda fixement et lui répondit : “Je ne parle pas à des poules couveuses”. D’autres témoignages évoquent une femme simple, de la campagne, qui avoue à Escrivá être employée de maison et dit avoir des difficultés pour sa sanctification, car sa patronne est très injuste et imbue de son pouvoir, nouvelle réponse du fondateur : “Chacun à sa place. Prie pour ta patronne et fais bien ton travail” [4].
L’attitude du père Escrivá à l’égard du régime du général Pinochet ne fut pas une surprise, il conserva la même pendant des années face à celui du général Franco : il sentit chez ces hommes des personnages “nés pour commander et déterminés”. Et il garda un silence complice devant les injustices de toutes sortes qu’engendrent ces dictatures militaires et ne condamna pas le dictateur, pas plus qu’il ne l’invita à sanctifier son travail ou ne lui demanda de christianiser son mode de gouvernement.
Mais Escrivá fit par contre référence aux catholiques qui luttaient pour sauver des vies et qui s’opposaient à la répression brutale, déchaînée en 1974 : il en parla comme “des fils déloyaux de l’Église”. Ces expressions provoquèrent un profond malaise chez nombre de catholiques qui souffraient des persécutions, de la prison et même de la mort [5]. Ses paroles furent interprétées comme une justification indirecte du sanglant coup d’Etat perpétré à peine neuf mois auparavant au Chili. À la fin de la visite d’Escrivá se produisit un fait extrêmement grave qui est en relation directe avec les atteintes aux droits humains commises alors chaque jour dans tout le pays ; les journalistes chiliens Franz Vanderschueren et Jaime Rojas assurent qu’au cours d’une conférence à Santiago, il fut question du sang répandu dans tout le pays et qu’à ce sujet le père Escrivá affirma : “Moi je vous dis que ce sang-là est nécessaire” [6].
Aujourd’hui, l’Opus Dei compte deux évêques au Chili : dans le diocèse de Los Angeles, Mgr Adolfo Rodriguez (retraité) et à Rancagua, en tant qu’auxiliaire, Mgr Luis Gleisner. Cette position d’influence de l’Opus dans les nominations est une constante en Amérique latine, ce qui prouve une remarquable harmonie entre ce que postule le pape actuel et ce que fait l’Opus Dei sur le continent. C’est dans ce contexte triomphaliste que l’Opus Dei fit un nouveau pas considérable au Chili : le 19 mars 1990, l’Université des Andes débuta ses activités. Cette université privée commença par dispenser son enseignement dans les sections de médecine, droit et philosophie et plus tard, elle ouvrit de nouvelles facultés. L’Université signa immédiatement deux larges accords de coopération, l’un avec l’Université catholique de Santiago et l’autre avec l’Université de Navarre, représentée à cet effet au Chili par le délégué Gonzalo Rojas. Les deux sièges de l’université déploient une intense activité, avec notamment le travail que réalisent les séminaires organisés, l’un en 1991 sur le thème “L’entreprise et l’humanisme”, en présence de chefs d’entreprise catholiques, l’autre “Le divorce face au droit”, animé par celui qui était alors président de la cour d’appel de Santiago, le ministre Ricardo Gálvez.
Pour que cette initiative soit un succès, l’Opus a fait jouer tous ses contacts. Une association des amis de l’Université des Andes a par exemple été créée, les stages des étudiants en médecine s’effectuent à l’hôpital paroissial de Saint-Bernard et “dans des cliniques privées dont je garderai les noms secrets”, déclara le doyen de la faculté de médecine, le docteur Fernando Orrego Vicuña.
Officiellement, l’inauguration de l’Université des Andes a lieu le 10 mai 1990, en présence des évêques Jorge Medina, Adolfo Rodriguez et Orozimbo Fuenzalida, de l’actuel consiliaire, le père Alejandro Gonzalez et d’une partie de son comité assesseur au Chili, les pères José Miguel Ibañez Langlois, Pablo Joannon et Sergio Boetsh. Aujourd’hui l’influence de l’Opus Dei s’exerce aussi dans l’Université du développement et Finis terrae. Pendant la dictature, ses adeptes ont investi essentiellement les ministères de l’économie, de l’éducation et des affaires étrangères [7]. On a réussi à établir que les trois derniers secrétaires généraux de gouvernement du régime militaire étaient des militants de l’Opus Dei. Des influences se ressentent aussi à l’Université catholique de Valparaiso et de Santiago ; en ce qui concerne le Canal TV 13 de l’Université catholique de Santiago, des témoignages parvenus à l’épiscopat font état, de la part des cadres supérieurs de cette corporation, d’une excessive propension à jouer les protagonistes et les prosélytes en faveur de l’Opus Dei.
Un demi-siècle s’est écoulé depuis que l’Œuvre s’est installée au Chili et il est difficile de quantifier avec exactitude ce que représente l’Opus Dei dans le pays, pour la simple raison qu’on ne fournit pas cette information au public. On cultive le secret à l’extrême. Cependant, à travers divers échos parus dans la presse et les avis de personnes proches de l’Opus Dei, on peut établir l’organigramme de la prélature comme suit : le conseiller pour le Chili est le père Alejandro González Gatica ; il est secondé par un comité assesseur composé des pères Sergio Boetsh, Pablo Joannon et José Miguel Ibañez Langlois, des laïcs Francisco Silva, Pablo Elton, Guillermo Monckeberg, Ignacio Morandé, Manuel Vial et José Gabriel Joannon. Le bureau des communications, tout récemment encore, était à la charge de l’avocat José Antonio Guzmán. On évalue à 3 000 les militants actifs, à 35 les prêtres et à plus de 25 000 les sympathisants dans le pays.
Ils sont propriétaires des Collèges Huelén, Tabancura, Los Andes, Cordillera, Los Alerces, coordonnés à travers le Seduc ; du jardin d’enfants Cantagallo ; des résidences universitaires pour hommes Araucaria ; des polycliniques de Cerro Navia, Tabancura et El Salto ; du centre culturel Los Aromos ; des centres de formation pour femmes Centrum et Fontanar ; du centre Las Creches et de l’école agricole Las Garzas. En outre, ils dirigent les collèges San Rafael, Nuestra Señora de Loreto et l’école des secrétaires et interprètes (ESI). L’Opus Dei jouit d’une notable influence chez quelques officiers de haut rang des forces armées. Dans l’armée de terre figurent les ex-généraux Videla et Ballerino. Sa présence est significative dans la marine, avec plusieurs amiraux, notamment les ex-commandants en chef, l’amiral Jorge Martinez Bush et l’amiral Jorge Arancibia Reyes.
L’Opus Dei accorde une grande importance aux moyens de communication sociale. C’est pourquoi elle a réalisé un bon travail de pénétration et/ou de présence à Canal 13 et Canal 9 Megavision ; aux radios Minería, Agricultura y Portales ; dans les journaux El Mercurio et La Segunda ; dans les revues Cosas et Que pasa ; dans les maisons d’édition Proa S.A. et Antártica.
Mais c’est dans le secteur des entreprises que l’on enregistre le plus grand nombre de sympathisants et collaborateurs de l’Opus Dei au Chili. Voici quelques noms clés : Bruno Philippi Irarrazaval, Eleodoro Matte, Ernesto Ayala, Fernando Agüero, Fernando Léniz, Ricardo Claro, Carlos Cáceres, José Antonio Guzmán, Pedro Ibañez, Eduardo Arriagada, Guillermo Elton.
C’est dans les grands groupes économiques que se situe le véritable pouvoir politique et économique au Chili. Nous n’affirmons pas que l’Opus est propriétaire de ces grands centres de richesse, mais nous apportons la preuve que certains directeurs sont en lien direct ou indirect avec des membres actifs de l’Opus Dei. C’est le cas des groupes : MATTE (cellulose, courtiers en valeurs, immobilier, bois, mines, produits d’hygiène et papier, etc.), CLARO (métaux, verreries, Sudaméricaine de vapeurs, vignes et réseau de télévision Megavision), ENDESA (entreprises électriques et services), CRUZAT (assurances, conserves, secteur forestier, investissements immobiliers) et ENERSIS (ingénierie et immobilier, distributeurs de matériel électrique, etc.)
C’est à travers ce cheminement et cette praxis concrète et irréfutable que les membres de l’Opus nous apparaissent, pour citer Yvon le Vaillant, comme “indéfectiblement obéissants à leurs supérieurs, mais hautains face aux autres serviteurs de Dieu : ils sont efficaces, dépersonnalisés à l’extrême, intolérants et inquisitoriaux...” [8]
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2567.
– Traduction Dial.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Interview du vicaire général de l’Opus Dei au Chili, à l’occasion de sa nomination comme évêque titulaire de Los Angeles au sud du Chili - La Segunda, 20/07/1988, p.8.
[2] Ibid. p.8.
[3] “Análisis de Coyuntura Político-Eclesial”, C.A.S., Santiago, juillet/août 1988, p.2.
[4] R. Arteagabeitia, revue APSI, n° 386, mai/juin 1991, p.18.
[5] Dans les six mois qui suivirent le coup d’État (le 11/09/1973) on enregistra de très graves attentats contre des évêques, des prêtres, des religieux, des séminaristes, des laïcs etc. Sans compter les démolitions, la surveillance et le harcèlement généralisé d’églises, de chapelles et de bâtiments ecclésiastiques. Le détail de tous ces attentats et assassinats de prêtres est donné dans le livre Persecución a la Iglesia en Chile (Martyrologe 1973-1986), de Jaime Escobar M., Terranova Editores, Santiago, p.67-95 et annexe n° 2.
[6] J. Alganaraz (Rome), J.L.Guillén (Madrid), Revue Cambio 16, n° 1060, p.15.
[7] “L’épiscopat chilien en crise”, Jaime Escobar M., Échanges, Lyon, n°227/228, novembre/décembre 1988, p. 8-14.
[8] Yvon le Vaillant, in El estrecho umbral de Juan Pablo II, de H. Herrmann, p.82.