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DIAL 3021
« Les Objectifs du millénaire limitent les aspirations au changement social », Discours du président équatorien à l’Assemblée générale des Nations unies le 26 septembre 2007
Rafael Correa
mercredi 1er octobre 2008, mis en ligne par
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
Ce discours du président équatorien a été prononcé lors de la soixante-deuxième Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies à New York, le 26 septembre 2007. Nous avions à l’époque publié la version originale dans AlterInfos. Un peu plus d’un an après, ce discours est tout autant sinon plus [1] d’actualité, et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’en publier la version française dans ce numéro. C’est aussi pour nous une façon de lutter contre la tendance de la presse à coller à l’actualité, au risque parfois de manquer du recul nécessaire à une juste compréhension des évènements évoqués. La mémoire est sélective ; voici notre modeste participation à la sélection…
Monsieur le Président, Excellences, Messieurs les Chefs d’État et de Gouvernement et Messieurs les Représentants des Gouvernements du Monde :
Permettez-moi de commencer cette intervention par une réflexion sur l’engagement de la lutte contre la pauvreté, en vigueur depuis septembre 2000, quand 189 pays ont souscrit à la déclaration des Objectifs du Millénaire du Développement (OMD). En vertu de cet accord, nous nous sommes engagés à atteindre, d’ici 2015, certains objectifs de base sur le chemin du Développement Humain.
Limites des « Objectifs du millénaire »
Aujourd’hui, depuis qu’un gouvernement a proclamé en Équateur une révolution citoyenne, démocratique, éthique et nationaliste, nous souhaitons proposer quelques réflexions critiques sur le concept même des OMD, sur leurs limites et sur les dangers qu’impliquent des agendas minimalistes de cette nature, surtout face aux profondes asymétries sociales et économiques que vit la planète.
La première limite des OMD est qu’ils constituent une stratégie minimaliste pour réduire la pauvreté. Notre but est d’aller bien au-delà de tels minima, en approfondissant les objectifs tout en y incorporant de nombreux autres. Le fait de se rallier de manière exclusive à une optique de besoins minimums, comme celle que posent les OMD, implique un haut risque qui, tout en cherchant à satisfaire les consciences, limite les aspirations au changement social.
Ainsi, nous pouvons affirmer qu’il existe deux niveaux qui nous permettent de caractériser la vie des personnes. Le premier a trait aux capacités indispensables des êtres humains pour subsister au sein de la société, capacités sans lesquelles une vie ne mérite pas d’être qualifiée d’humaine. Le second niveau se réfère aux capacités qui permettent à chacun de se réaliser en tant que personne dans cette société. Nous ne parlons donc pas seulement de subsistance, mais du droit de jouir d’une vie digne d’être vécue.
Non aux objectifs minimalistes
Monsieur le Président, Excellences : Nous pensons qu’avoir pour but de vivre avec un dollar plus un centime par jour de sorte à, soi disant, vaincre l’extrême pauvreté, ou éviter de mourir prématurément, comme cela figure dans les OMD, ne permet pas de mener une vie décente.
Le développement de politiques publiques dans un pays qui aspire à un changement radical, comme c’est le cas de l’Équateur, ne peut se contenter d’atteindre des objectifs minimalistes. Bien sûr, éviter la mort prématurée de garçons, de filles ou de femmes lors des accouchements, est un objectif incontestable. Cependant, en ne nous centrant que sur cela, nous courons le risque de nous contenter du fait que la vie humaine soit simplement un processus de résistance visant à prolonger de quelques heures l’existence des personnes.
Objectifs communs sur des maxima sociaux
Par conséquent, nous proposons des objectifs communs non seulement sur des minima de vie mais sur des maxima sociaux. Par exemple, nous considérons qu’il est possible de partager des identités diverses, de construire et de récupérer des espaces publics, de garantir l’accès à la justice, d’avoir un emploi qui garantisse le droit à gagner sa vie, d’avoir du temps pour la méditation, la création artistique et le loisir, des objectifs qui se trouvent déjà dans le Plan National de Développement mis en vigueur par le gouvernement équatorien.
Nous renonçons ainsi à l’idée selon laquelle le présent est une pure fatalité historique face à laquelle nous nous soumettons en ne cherchant à satisfaire que des minima clairement élémentaires.
De plus, le fait de se contenter de ces minima suppose également la légitimation de la réalité que nous vivons, puisque de tels minima ne cherchent pas à remettre en cause les écarts ni les relations de pouvoir existants entre les sujets et entre les sociétés. En ce sens, nous plaidons également en faveur de la reconnaissance d’une dignité égale pour tous les êtres humains.
Accorder à certaines personnes des minima doit être, tout au plus, un objectif transitoire et ne doit jamais être considéré comme un modus operandi de la politique publique, du fait que cela implique de situer le « bénéficiaire » dans une position d’infériorité face aux autres. En d’autres termes, cela suppose de ne pas reconnaître son droit égal à la dignité humaine face aux autres. De fait, ce n’est pas un hasard si des bureaucraties internationales comme la Banque mondiale proposent systématiquement de fournir des rapports sur la pauvreté (« poverty reports ») sans que jamais il ne leur soit venu à l’esprit de réaliser des rapports sur les inégalités (« inequality reports »).
C’est pour cela que la meilleure stratégie pour réduire la pauvreté dans la dignité est sans doute la diminution des écarts sociaux, économiques, territoriaux, environnementaux et culturels. De cette façon, l’un des objectifs principaux de notre gouvernement est de diminuer les inégalités dans le cadre d’un développement endogène, d’inclusion économique et de cohésion sociale et territoriale, aussi bien au niveau interne qu’au niveau global.
Droits humains et valeurs universelles contre programmes sociaux qui fragmentent la société
Dans le même sens, nous cherchons à réaliser en Équateur le règne des droits humains et des valeurs universelles. Au contraire, ce que la longue et triste nuit néolibérale préconisait, dans une perspective d’assistance et de compensation des conséquences de l’absolutisme du marché, ce sont des programmes sociaux qui ont fragmenté la société en autant de parties qu’il existe de groupes sociaux.
Cependant, un projet national et un changement des rapports de force au sein d’une société ne signifient pas une addition de fragments qui voudraient, par le hasard du destin, acquérir du sens et de la cohérence et se compléter comme les morceaux d’un puzzle, même si nous ne disposons pas de toutes les pièces qui le composent.
Il est indispensable d’élaborer un projet partagé, qui doit être constamment redéfini, et qui ait justement pour objectif que tous, nous souhaitions y prendre part. Pour cela, nous avons élaboré en Équateur le Plan National de Développement de façon démocratique, parce nous pensons que sans la participation de tous aux décisions fondamentales de la société, aucun pays ne pourra légitimer et rendre ses décisions politiques plus efficaces.
Il s’agit en définitive de modifier une pratique politique appliquée par les secteurs traditionnels, avec leur technocratie et leur élitisme, pour rendre la parole et l’action à ceux qui doivent être les maîtres, les protagonistes et les bénéficiaires des politiques publiques.
De plus, je souhaiterais signaler que les OMD souffrent d’une vision du développement attachée à des critères de consommation et à une stratégie liée aux processus de libéralisation économique.
Notre vision du développement est très différente : nous entendons par développement le bien-être de tous, en paix et en harmonie avec la nature, et la prolongation infinie des cultures humaines.
Proposition équatorienne pour la réduction du CO2 : laisser le pétrole en terre
En ce sens, il nous plaît qu’au sein de cette Assemblée, soient largement débattus les effets dévastateurs et injustes du changement climatique. L’Équateur a fait une proposition concrète et novatrice pour contribuer à la réduction de l’émission de CO2 et à la conservation de la biodiversité avec notre projet Yasuní-ITT.
L’initiative pose l’engagement de ne pas exploiter quelque 920 millions de barils de pétrole et d’éviter ainsi l’émission de près de 111 millions de tonnes de carbone provenant de l’utilisation de combustibles fossiles.
Cependant, cela impliquerait de ne plus recevoir les investissements pour ce projet et un manque à gagner, dommageable pour l’économie équatorienne, de près de 720 millions de dollars par an. Nous sommes disposés à faire cet immense sacrifice, mais en demandant la corresponsabilité de la communauté internationale (surtout les pays développés, principaux prédateurs de la planète) et une compensation minimale pour les biens environnementaux que nous générons.
Ce serait un extraordinaire exemple d’action collective mondiale (passer de la rhétorique à des faits concrets, à la pratique) qui permettrait non seulement de réduire le réchauffement mondial pour le bénéfice de toute la planète mais également d’inaugurer une nouvelle logique économique pour le XXIème siècle, où l’on prendrait en compte la génération de valeur d’usage plutôt que la production de marchandises.
Déclaration des droits des peuples indiens
Concernant les cultures, nous nous réjouissons aussi du fait que l’Assemblée des Nations unies ait adopté il y a quelques jours la Déclaration des Droits des peuples indiens, très activement appuyée par l’Équateur. Il a fallu attendre plus de 20 ans pour que cet instrument soit approuvé : ce sera la charte fondamentale pour la protection des droits humains de nos peuples aborigènes.
Pour l’Équateur, il n’existe pas d’êtres humains illégaux
Enfin, le bien-être dont nous parlons présuppose aussi que les libertés, opportunités et potentialités réelles des individus soient amplifiées. En ce sens, le fait que d’une part, la libre circulation des marchandises et des capitaux soit mondialement promue à des fins de rentabilité maximale, alors que, d’autre part, on pénalise la libre circulation de personnes à la recherche d’un emploi digne est un paradoxe immoral : c’est tout simplement intolérable et insoutenable d’un point de vue éthique.
Pour le Gouvernement de l’Équateur, il n’y a pas d’êtres humains illégaux et les Nations unies doivent insister sur ce point. Il n’existe pas d’êtres humains illégaux. C’est inadmissible. Nous travaillons activement pour promouvoir un changement de ces politiques migratoires internationales honteuses, sans oublier, évidemment, que notre plus grande responsabilité est la construction d’un pays qui offre les garanties d’une vie digne comme mécanisme de prévention à l’exode forcé par la pauvreté et l’exclusion.
Il n’y a pas de fin de l’histoire et des idéologies
Monsieur le Président, Excellences :
Nous ne devons pas nous faire d’illusions vis-à-vis de ceux qui proclament la fin des idéologies, la fin de l’histoire. Les secteurs conservateurs veulent nous faire croire que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles et qu’il faut abandonner toute tentative de changement, toute tentative de construction de notre propre identité individuelle et collective, toute tentative de construction de notre histoire.
Face à cette conception du monde, mesquine et suffisante, nous autres, nous soutenons qu’il est possible de mener à bien une action collective, consciente et démocratique, pour diriger nos vies et organiser la société mondiale d’une autre manière, avec un visage plus humain. Notre concept du développement nous oblige à nous reconnaître, à nous comprendre et à nous estimer les uns les autres, afin de rendre possible l’autoréalisation et la construction d’un avenir partagé. C’est à la construction de ce monde, de ce rêve, que l’Équateur vous invite.
Mesdames et Messieurs, merci beaucoup.
Rafael Correa Delgado.
Économiste et professeur d’université.
Président de la République de l’Équateur.
Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3021.
– Traduction de l’espagnol par Denise Comanne, Cécile Lamarque et Eric Toussaint pour le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM. Traduction revue par Dial.
– Source (français) : CADTM, 2 octobre 2007.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, les traductrices, l’une des sources françaises (le CADTM - http://www.cadtm.org ou Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Sur la question de la politique migratoire européenne par exemple.