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RÉPUBLIQUE DOMINICAINE-HAÏTI - Le Massacre du Perejil perdure

Pablo Gentili

jeudi 11 septembre 2014, mis en ligne par Dial

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Pablo Gentili est argentin, actuellement professeur de l’Université de l’État de Rio de Janeiro et Secrétaire exécutif du Conseil latinoaméricain de sciences sociales (CLACSO). Ses recherches portent tout particulièrement sur les questions d’éducation. Cet article dénonce la situation dégradante imposée par les autorités dominicaines aux Haïtiens et Haïtiens résidant dans le pays. Ce texte a été publié le 12 octobre 2013 sur Contrapuntos, blog que l’auteur consacre aux questions éducatives en Amérique latine et hébergé sur le site du journal espagnol El País.


En octobre 1937, le dictateur dominicain Rafael Trujillo a conduit l’un des faits les plus brutaux et les plus méconnus de l’histoire des Caraïbes : le Massacre du Perejil.

Décidé à résoudre ce qu’il considérait comme le « problème haïtien », Trujillo a fait assassiner plus de 30000 hommes, femmes et enfants haïtiens qui vivaient en République dominicaine et réalisaient, presque tous, des travaux agricoles dans des conditions d’esclavage. On supposait que « l’invasion » haïtienne constituait une grave menace politique, économique et culturelle pour la société dominicaine. Et Trujillo était décidé à y mettre fin. En quelques jours, des milliers d’Haïtiens et d’Haïtiennes furent massacrés par l’armée et la police dominicaines à l’aide de haches, de pistolets, de couteaux et de bâtons. Elles reçurent l’assistance des maires locaux, dans les zones de frontière, et de nombreux civils. Leurs corps furent jetés dans une rivière maudite du fait des tragédies et désaccords. Il s’agit du rivière Dajabón, dont les 55 kilomètres séparent la frontière haïtienne et dominicaine depuis 1776. Une rivière misérable et nauséabonde, à cause de l’histoire et du sang qui a coloré son débit toujours plus insignifiant.

On l’appelle la Rivière du Massacre.

Si « partager » est utilisé comme euphémisme pour « diviser », « briser », « démembrer », « déchirer », « rompre » ou « fragmenter », on pourrait dire qu’Haïti et la République dominicaine « partagent » une île des Grandes Antilles, dans la mer des Caraïbes, à 80 kilomètres de Cuba. Les deux pays sont séparés par 360 kilomètres de frontières, semées de mort et de douleur.

Il n’y a pas de moyen de différencier un Haïtien d’un Dominicain si tous deux restent silencieux. Trujillo le savait. C’est pourquoi, pour reconnaître les ennemis de la Patrie, il demanda à son armée d’exiger que chaque homme, chaque femme, chaque jeune, chaque enfant fille ou garçon, prononce le mot « perejil ». La racine française du kreyòl ayisyen [créole haïtien] permettrait d’identifier la répugnante origine que l’armée, les élites et quelques citoyens dominicains attribuaient aux Haïtiens. Prononcer le mot « perejil » fut le piège inventé par Trujillo pour promouvoir un nettoyage ethnique fondé sur ses aspirations eugéniques les plus méprisables.

Les seuls Haïtiens qui n’ont pas été exterminés travaillaient dans les grandes propriétés d’entreprises ou de millionnaires états-uniens. On ne touche pas à la propriété de l’empire ni à l’intérieur ni en dehors de ses frontières, esclaves inclus.

P-e-r-e-j-i-l

Sa prononciation erronée coûtait la vie. Elle l’a coûtée à 30000 innocents, disparition à la suite de laquelle Trujillo a considéré « le problème haïtien » comme réglé.

La situation d’Haïti n’était pas différente de celle de toujours, depuis que ses habitants décidèrent d’avoir l’audace d’être la première nation noire à devenir indépendante d’un empire. Une crise économique profonde, l’occupation militaire états-unienne (qui « abandonna » officiellement le pays en 1934), une grande misère et l’instabilité institutionnelle tenace générée par sa classe politique presque toujours corrompue et inefficace. Une situation qui, malgré des nuances, n’a pas non plus été très différente de l’autre côté de la frontière. Là aussi, au-delà de l’arrogante supériorité ethnique et culturelle que s’attribuent les secteurs dominants dominicains sur les Haïtiens, crises économiques, corruption, dictatures et occupations militaires états-uniennes, ont marqué l’histoire du pays. Comme dans la métaphore borgienne, les Haïtiens et les Dominicains ne sont pas unis par l’amour, mais par l’horreur.

Habitée par les mêmes gens et séparée par la violence, beaucoup plus que par la langue, l’histoire de l’île que partagent les deux pays est marquée par le désir des Haïtiens les plus pauvres (si tant est que l’on puisse être « plus pauvre » à Haïti) de rechercher un futur digne dans la République dominicaine. Marquée aussi par l’attitude toujours cynique des gouvernements dominicains profitant des avantages de la main-d’œuvre esclave ou semi-esclave haïtienne pour la récolte de la canne à sucre ou les travaux les plus pénibles dans le bâtiment, tandis que sont menées à bien des actions fluctuantes d’expulsion migratoire et une politique permanente de stigmatisation, de mépris et d’humiliation publique envers les voisins envahisseurs.

Actuellement, il y a en République dominicaine près d’un million d’Haïtiens et d’Haïtiennes qui vivent « clandestinement » dans le pays. Ils travaillent et survivent dans des conditions de pénurie. Ceux qui parviennent à avoir une activité régulière dans le bâtiment ne gagnent pas plus de 150 dollars par mois. Malgré les ressources restreintes qu’obtiennent les Haïtiens et les Haïtiennes qui travaillent illégalement, cela soutient des milliers de familles de l’autre côté de la frontière. Ils vivent avec moins de 100 dollars. Ils en envoient 50 ou plus à leurs familles. La frontière entre la République dominicaine et Haïti est l’une des plus brutales marques d’arrogance sous-impériale qui persiste encore dans le monde. On la voit peu, on la dénonce peu, elle nous indigne peu. Peut-être parce qu’Haïti n’existe pas, n’a jamais existé. Peut-être parce que les élites dominantes de République dominicaine ont toujours placé leurs espoirs en un futur de prospérité en exterminant, en effaçant, en pulvérisant leurs voisins.

Le tremblement de terre qui a dévasté Haïti en janvier 2010, a créé l’illusion que l’abîme qui sépare les deux nations tendrait à se refermer progressivement. Peu, ou presque rien n’arriva. Ou si… Arriva ce qui arrive toujours. Le président dominicain Leonel Fernández a trouvé dans l’histrionisme chauvin la manière de s’unir en un geste fraternel avec son homologue haïtien, Michel Martelly. En politique rien n’a plus de portée que la construction d’un édifice et la photo de son inauguration. C’est ainsi que le mandataire de langue espagnole fit don au mandataire de langue – dans ce cas – française, d’une Université. Et ils l’inaugurèrent alors ensemble, immortalisés pour la postérité lors d’un acte dont c’est à peine s’il arracha un léger murmure aux eaux de la Rivière du Massacre.

Le don de la République dominicaine à Haïti a été l’Université Henri Christophe du Nord, située à Limonade, à 130 km de Port-au-Prince. Qu’Haïti en ait eu besoin ou pas ne semble guère avoir eu d’importance aux yeux d’un président ami de l’éducation dans les autres pays mais ennemi dans son propre pays. Les investissements de la République dominicaine dans l’éducation sont parmi les plus bas d’Amérique latine et des Caraïbes, et, depuis des années, elle est confrontée à la lutte courageuse de divers mouvements et organisations de défense de l’éducation publique. Ces mêmes mouvements et organisations qui, en lien avec d’autres, ont toujours travaillé au renforcement des liens de solidarité et d’amitié entre les deux pays.

Il n’a pas non plus semblé très important à Leonel Fernández que l’historique Université de l’État d’Haïti soit en ruine, que des dizaines d’enseignants et des centaines d’élèves y soient morts. Se faire photographier dans ce genre d’endroit manque absolument de charme. Qui pourrait sur ces décombres prendre la mesure de son généreux sourire ? Le flambant bâtiment de Limonade a été inauguré deux ans après le tremblement de terre. Et il reste là, encore inachevé, sans élèves, sans professeurs et sans qu’ait été donné un seul cours contant la silencieuse et dramatique histoire des rendez-vous manqués entre Dominicains et Haïtiens.

Soixante-seize ans après le Massacre du Perejil l’abîme entre les deux pays continue à s’amplifier. Il y a quelques jours [1], le Tribunal constitutionnel de la République Dominicaine a refusé le droit à la citoyenneté dominicaine à des enfants de parents haïtiens qui vivent dans le pays. Tandis que des milliers de Dominicains émigrent clandestinement aux États-Unis à la recherche d’un avenir meilleur, la justice de leur pays refuse à des enfants d’émigrants haïtiens ce que les traités internationaux portant sur les droits humains et les droits de l’enfant proclament. La nationalité dominicaine pour les enfants d’immigrants haïtiens est « inconstitutionnelle » . Un nouveau geste de barbarie et d’agression à l’égard du pays voisin, qui a été vivement condamné par l’UNICEF.

Le Massacre du Perejil perdure. Sans doute aujourd’hui est-il devenu plus « hygiénique », littéralement, plus « eugénique ». « Il s’agit de nettoyage ethnique légal » affirme Rita Indiana, écrivaine dominicaine reconnue, dans El País.

« Nous voulons qu’ils construisent nos maisons, nos églises et nos ponts, nous voulons qu’ils coupent notre canne et qu’ils nettoient notre merde, mais sans faire partie de la société civile, victimes d’une irréparable illégalité, alors même que les pays du Premier Monde dans lesquels, nous Dominicains, nous rendons de la même manière, par centaines de milliers, nous ouvrent de plus en plus de possibilités de régularisation. »

Un million de Haïtiens et de Haïtiennes qui vivent en République dominicaine sont, simplement, « des étrangers en transit ». Leurs enfants n’existent pas. Ils n’ont pas de nationalité. Ils n’auront pas non plus en terre dominicaine, comme leurs parents ne l’ont pas eu à Haïti, droit à l’école, aux soins, à rien. Ils n’ont pas de patrie et n’en auront pas, même s’ils sont semblables à n’importe quel gamin ou gamine dominicains, même s’ils prononcent comme eux le mot « perejil ».

Soixante-seize ans ont passé depuis que Trujillo a fait un rêve d’extermination, de mépris et d’humiliation. La rivière qui coupe, qui divise, qui ensanglante cette île des Caraïbes pleine de gens héroïques des deux côtés de la frontière, s’appelle toujours Massacre.

Et vous, comment prononcez-vous « perejil » ?


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3295.
 Traduction de Stéphanie Tribondeau et Annie Damidot pour Dial. Traduction et publication en français autorisées par l’auteur.
 Source (espagnol) : Contrapuntos, blog du journal El País, 12 octobre 2013.

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[1L’article date du 12 octobre 2013 — note DIAL.

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