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2019
BOLIVIE - Est-ce une contre-révolution à saveur biblique ?
Denis Langlois
mercredi 18 décembre 2019, mis en ligne par
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8 décembre 2019.
Fraude électorale ; goûts luxueux une fois au pouvoir ; corruption totale du gouvernement MAS [1] ; acharnement de Morales à rester au pouvoir malgré le référendum de 2016 lui refusant un 4e mandat ; rapport de l’OEA qualifiant l’élection du 20 octobre 2019 de controversée ; Morales dictateur communiste et anti-démocratique…
Beaucoup d’insatisfactions – les unes justifiées, les autres farfelues et démagogiques – ont fini par rassembler des milliers de personnes en une mobilisation hétéroclite pour un second tour électoral. Sous l’impulsion de policiers en mutinerie contre le gouvernement et d’un habile manipulateur de la droite extrême et religieuse, Luis Fernando Camacho, ce seront trois semaines de mobilisation et d’affrontements à travers le pays qui auront entraîné la démission d’Evo Morales, le 10 novembre 2019.
Plusieurs députés, ministres et responsables politiques du MAS ont démissionné de leurs fonctions avec lui en invoquant des attaques physiques à leur endroit, vandalisme ou incendie de leurs propriétés. Très vite après la démission de Morales, une personne inconnue jusque-là, Jeanine Añez, s’autoproclama présidente en vertu de règles en vigueur lorsqu’il y a vacance du pouvoir. Le 12 novembre, cette nouvelle présidente autoproclamée s’introduisait au Palais présidentiel, bible en mains, en affirmant le retour du Dieu des chrétiens dans l’enceinte du gouvernement et du parlement, sans oublier de remercier les forces armées et celles de la police qui l’« accompagnaient ».
S’agit-il d’un scénario menaçant ? Il nous rappelle à tout le moins l’éviction d’autorités présidentielles ailleurs en Amérique latine au cours de la décennie 2010. Car, sans qu’il s’agisse de coups d’État militaires traditionnels, Manuel Zelaya a été destitué au Honduras en juin 2009 au moyen d’un procès législatif, puis renvoyé au Costa Rica par les militaires. Fernando Lugo l’a été aussi de la même façon au Paraguay en 2012. Puis ce fut le tour de Dilma Roussef au Brésil en août 2016 par un procès parlementaire pour corruption. Sans oublier la démission du président péruvien en août 2018 pour éviter justement d’être destitué, lui aussi, par le parlement [2].
Rétablissons quelques faits essentiels.
Rappelons d’abord un peu l’histoire récente en Bolivie. Le candidat Carlos Mesa est celui-là même qui, vice-président de Gonzalo Sanchez de Lozada (Goni) le remplaça après la « crise du gaz » en octobre 2003. La répression violente et meurtrière de Goni contre la révolte des Autochtones et des classes populaires, soutenues par une partie de la classe moyenne des villes et s’opposant à sa volonté d’exportation du gaz bolivien via le Chili, obligea Goni à démissionner et à s’enfuir aux États-Unis.
Objet de fortes pressions de la part des classes liées aux multinationales de l’extraction de ressources, Carlos Mesa, lui aussi, demeura favorable aux intérêts de ces classes privilégiées. En 2005, il refusa même de promulguer une loi adoptée par le Congrès national (Chambre des députés et Sénat) augmentant les redevances de ces entreprises de 18% à 50% des profits réalisés.
Contraint de démissionner à son tour à l’été 2005, Carlos Mesa aura « ouvert la porte » à la victoire historique du premier président d’origine autochtone dans le monde. Dans un pays à composition majoritairement autochtone (62%), Evo Morales l’emportera en décembre 2005 par 54% des voix dès le 1er tour de l’élection. Du jamais vu en Bolivie depuis la fin des dictatures et le début de régimes élus démocratiquement (1982). Quatorze ans après 2005, revoilà le même Carlos Mesa, incapable jadis de tenir ses deux seules promesses : un référendum sur le gaz naturel avec redistribution plus équitable des redevances, et la mise en œuvre d’une assemblée constituante, revendication autochtone et populaire datant de la « 1ère Marche des peuples autochtones de la plaine pour le territoire et la dignité » de 1990.
De son côté Morales, une fois élu avec le MAS, s’est d’abord mis à la tâche de répondre aux deux principales revendications populaires de l’époque. Il a procédé à la nationalisation des ressources fossiles en rétablissant le % de redevances adopté antérieurement par le Congrès. Il a aussi mis sur pied, dès l’été 2006, une Assemblée constituante. Dans les deux cas, cela a relativement bien abouti malgré l’opposition farouche de l’élite bourgeoise et anti-indigène de Santa Cruz et autres départements de la « Media Luna ».
Les entreprises extractives ont accepté la négociation sur la base de nouvelles règles, ce qui a permis au gouvernement du MAS de créer des fonds spéciaux pour les retraites, les études, la santé, le logement… Plusieurs projets d’infrastructures ont vu le jour dans les domaines de l’immobilier, des communications, du transport routier, voire même public comme le téléphérique reliant El Alto à La Paz.
Des résultats non négligeables sont apparus sur le plan humain : baisse importante des taux de pauvreté et d’extrême pauvreté ; accès à des soins de santé en régions éloignées des grands centres ; renforcement de l’éducation bilingue ; introduction de langues autochtones dans les services publics là où le nombre le requiert ; insertion de visages autochtones dans plusieurs ministères et institutions – surtout aymaras et quechuas il est vrai – ; lois contre le racisme, contre la violence conjugale, contre la corruption… bien que leur mise en œuvre déficiente ait provoqué aussi des insatisfactions, comme dans le cas de la violence faite aux femmes, le taux de « féminicides » étant un des plus élevés d’Amérique latine [3].
Alors qu’il bénéficiait d’une conjoncture économique favorable au plan mondial, le gouvernement Morales n’a pas impulsé, non plus, une réelle diversification de l’économie, encore fondée essentiellement sur l’extraction-exportation des ressources naturelles du pays.
La mise en œuvre de la seconde revendication majeure du peuple bolivien, une Assemblée constituante, est amorcée dès l’été 2006. C’est un réel succès du gouvernement Morales, du mouvement des femmes, des organisations sociales, syndicales et urbaines mobilisées pendant trois années (2006-2009) à travers tout le pays pour faire aboutir un processus constituant refondateur du pays [4].
Objet d’un boycottage systématique sous l’influence du Comité civique de Santa Cruz et de ses dirigeants – ceux-là mêmes devenus aujourd’hui des « alliés » de Carlos Mesa –, les débats et la participation à la rédaction de cette nouvelle constitution seront souvent interrompus par un boycottage soutenu, voire au moins une tentative d’attentat contre la vie du président.
Alors que Morales venait d’obtenir, en août 2008, l’appui de 67% de la population lors d’un référendum national sur la révocation, ou non, de l’exécutif national et des préfets départementaux, le mois suivant des paysans autochtones manifestant leur appui au gouvernement étaient massacrés à Porvenir dans le département du Pando, et des agressions racistes – quolibets, humiliations, sévices et menaces de mort – à l’endroit de paysans pro-gouvernementaux des environs de Sucre (département de Chuquisaca) empêchèrent la visite présidentielle, annulée à la dernière minute en raison de l’insécurité de la ville. En outre, malgré l’appui massif à l’exécutif national, « Fuera el Indio » se lisait sur les murs de la ville de Santa Cruz pendant toute la durée du processus constituant. La pratique d’agressions physiques, de menaces de mort et de massacres de cette engeance d’extrême-droite n’est vraiment pas nouvelle, il ne faut pas l’oublier.
L’échec des classes dirigeantes de l’Est bolivien ne surviendra en fait qu’au moment du référendum populaire de janvier 2009, lequel mobilisa 90% de la population. L’appui à la nouvelle constitution a rallié 62% des votants. De plus, 80% d’entre eux se prononceront également pour un maximum de 5000 hectares (50km2) et non 10 000 comme étant la plus grande superficie pouvant être détenue par un seul propriétaire foncier. Ajoutée à la clause constitutionnelle qui oblige tout propriétaire à garantir que sa terre remplisse une fonction sociale et économique afin de conserver son droit de propriété sur celle-ci, il va de soi que la nouvelle constitution a été « dure à avaler » pour les latifundistes et gros exportateurs de soya et de bétail des plaines de l’est bolivien [5].
Une désaffection réelle, toutefois, au sein de peuples autochtones
Par ailleurs, la réforme agraire ainsi que la titularisation des terres autochtones promises par le MAS n’ont que peu répondu à l’espoir suscité par cet engagement gouvernemental [6]. Bien sûr, les propriétaires terriens du Pando, du Beni, de Santa Cruz ou de Tarija se sont opposés à la perte de terres au profit des communautés autochtones.
Mais c’est aussi la politique économique du gouvernement Morales qui aura suscité insatisfactions, voire conflits avec certains peuples autochtones. Les Chiquitanos de la plaine se voyaient contraints à des territoires morcelés entre les grandes fermes agro-industrielles des latifundistes, récompensés au temps de la dictature de Banzer ; la titularisation de leurs terres ne s’est jamais vraiment actualisée. Pour leur part, les Guaranís de la région riche en fossiles, le Chaco, vivaient l’exploration pétrolière comme étant loin du Bien Vivre constitutionnalisé en 2009 ; ils ont critiqué l’absence de préoccupation du gouvernement face à la destruction de leur environnement, la pollution de leurs eaux et les maladies qui s’ensuivent, ainsi que l’absence d’autonomie sur leurs propres terres. Sans résultat.
Des peuples du TIPNIS dont le territoire était pourtant reconnu leur (Territoire indigène du Parc national Isiboro Secure) les Chimán, les Trinitarios et les Yuracaré s’opposaient dès 2010 à la construction d’une route transrégionale payée par le Brésil. Ce projet de développement n’a pas fait l’objet d’une consultation préalable de ces 3 peuples, contrairement à la Convention 169 de l’OIT ratifiée en 1991 par la Bolivie et en dépit de la Constitution elle-même, adoptée une année auparavant. Cette route allait détruire le Bien-Vivre que ces peuples avaient réussi à développer (coupe de bois et sa régénération, chocolat et tourisme écologique). Mais ces activités économiques étaient considérées par Morales comme étant attardées, voire complices d’intérêts ou d’ONG environnementales étrangères.
Une première désaffection importante d’autochtones à l’endroit du gouvernement Morales remonte sans doute à son obstination, en 2010-11, concernant la construction de cette route transrégionale à travers le TIPNIS, laquelle donnait aussi l’avantage d’un meilleur accès à de nouvelles réserves fossiles. Cela révolta non seulement les trois peuples concernés directement, mais aussi tous ceux qui les appuyaient, notamment par une marche organisée vers La Paz, la « 8e Marche pour le territoire et la dignité » qui a « arraché » au gouvernement Morales une promesse de renonciation au projet de construction de cette route sans consentement des peuples concernés. L’obstination de l’élite politique du MAS à la construire ne s’est pas estompée pour autant, ce qui opposait deux conceptions différentes du Bien Vivre et du mode de développement. Evo Morales et Alvaro Garcia Linera privilégiaient un développement capitaliste classique, assaisonnée de programmes sociaux à la carte, et ce à l’encontre même de leurs discours sur la protection de la Pacha Mama et les changements climatiques.
Ainsi, bien que des progrès majeurs aient été accomplis, les années de gouvernement du MAS et d’Evo Morales n’ont pas beaucoup à voir avec un prétendu « socialisme du 21e siècle », ni avec une prétendue « dictature communiste ». Des analystes sérieux ayant suivi cette période bolivienne depuis le début du millénaire, ont saisi avec justesse, à notre avis, les traits caractéristiques de la période de gouvernement Morales :
On ne doit pas prendre au pied de la lettre les éléments de rhétorique socialisantes du MAS (comme le font ses adversaires les plus acharnés, qui se vantent aujourd’hui d’avoir mis fin à une « dictature communiste » dont il n’y pas eu la moindre trace en Bolivie) : l’économie marchande a en fait connu sous Morales une expansion sans précédent, marquée par le boom de la consommation des secteurs populaires et des classes moyennes, le développement des services financiers, la multiplication des restaurants chics et la prolifération des véhicules de luxe dans les rues de La Paz. En réalité, outre la prudence budgétaire et le pragmatisme que nous avons déjà signalés – qui a permis à Evo Morales d’associer une forte réduction de la pauvreté à une croissance soutenue et un faible niveau d’inflation et d’endettement, soit des résultats diamétralement opposés à ceux de son allié vénézuélien – , la « evonomics » se caractérisait par une combinaison de fort contrôle étatique dans les secteurs « stratégiques » tels que ceux du gaz et l’électricité, d’alliance avec les poids lourds du privé à la tête des grandes (agro)-industries nationales, du commerce à grande échelle et des finances, et de « coexistence pacifique » avec la masse des petites entreprises artisanales et commerciales, lesquelles emploient plus de 60 % des travailleurs mais ne respectent guère la législation du travail et les normes fiscales. Or, tandis qu’existait de fait un pacte de non-agression politique et de complémentarité tactique entre le « proceso de cambio » et la grande bourgeoisie ou les couches supérieures (dont les intérêts n’ont jamais été sérieusement remis en cause), la dynamique d’intervention sectorielle de l’État masiste l’a souvent amené à ignorer les petites et moyennes entreprises gérées par les membres de la classe moyenne traditionnelle, voire à entrer en conflit avec elles [7].
La vraie nature du pouvoir autoproclamé
Mais dès lors, qui donc est cette inconnue, Jeanine Áñez, devenue tout à coup présidente auto-proclamée en l’absence de quorum parlementaire ?
Rappelons d’abord que cette personne avait souvent « tweeté » sa hargne contre les « Indios », au point de devoir supprimer ses « tweets » racistes [8] avant de s’autoproclamer présidente. Mais ils sont restés imprimés dans la mémoire virtuelle et réelle ! Ensuite, les seuls députés présents au moment de s’autoproclamer étaient ceux de sa propre famille politique, MDS (Mouvement Démocratie sociale), qui n’aurait obtenu que 4% des voix aux élections d’octobre 2019, aujourd’hui annulées. C’est le chef de l’armée, du reste, qui assuma ce jour-là la présidence du Congrès pour la circonstance.
Certains pourront nous taxer de formalisme, mais on ne peut pas dire que les dimensions procédurales de la démocratie auront été ici mises à l’honneur ! Le premier geste de ce gouvernement autoproclamé fut d’adopter le décret n° 4078, lequel dégageait de toute responsabilité pénale les militaires participant à des « opérations de rétablissement de l’ordre interne et de la stabilité publique ». Le décret conférait aux Forces armées le pouvoir de « faire usage de tous les moyens à leur disposition en tenant compte des risques encourus par les opérations [9] ».
« C’est une carte blanche d’impunité pour massacrer le peuple bolivien » réagissait Evo Morales le 16 novembre dernier depuis le Mexique où il s’était réfugié [10].
Cinq jours à peine après l’annonce de l’armée se joignant aux mutins de la police « pour rétablir l’ordre interne », l’autorisation d’agir dans l’impunité totale fut accordée aux forces répressives. Elles ont été ainsi blanchies de la mort et des blessures infligées à plusieurs partisans de Morales, tel l’assassinat de 9 personnes et les blessures à 115 autres à Sacaba, alors qu’elles manifestaient pacifiquement leur appui à Morales [11] ; un acte qui sera qualifié de « massacre de Cochabamba » [12]. Puis ce sera le massacre de 10 autres personnes, incluant les blessés graves décédés par la suite, à Senkata, El Alto. En tout, selon les chiffres recensés par le Défenseur du peuple concernant les violations de droits dans l’ensemble du pays dans le cadre de ces élections, il y avait, en date du 3 décembre 2019, un total de 35 personnes décédées, de 832 personnes blessées et de 1504 arrestations dont 103 personnes encore détenues [13]. Fait significatif parmi les 832 personnes blessées, 774 d’entre elles n’avaient aucune relation avec un groupe politique ou social particulier.
Dès qu’il fut connu, cet ordre liberticide provoqua non seulement l’opposition d’une partie du peuple bolivien, réclamant la démission immédiate du « gouvernement de facto », mais aussi celle de plusieurs diplomaties, comme la mise en garde et l’appel lancé par Pepe Mujica ex-président de l’Uruguay, ainsi que la dénonciation d’institutions de droits humains : les Nations unies, la CIDH (Cour interaméricaine des droits humains), AI (Amnistie internationale), Human Rights Watch, pour ne nommer que celles-là.
Lors de sa rencontre avec la nouvelle présidente controversée, Jeanine Áñez, l’émissaire des Nations unies, Jean Arnault, s’imposa de rencontrer tous les leaders et acteurs/actrices de la situation. Il aborda les « questions centrales de la pacification de la crise et de la convocation d’élections libres dans lesquelles tous les acteurs se devaient d’être impliqués [14] ». Dans le cadre d’une Assemblée plurinationale sur la convocation à de nouvelles élections, une initiative de députés du MAS restés en Bolivie, les député.e.s Eva Copas et Sergio Choque, du MAS, furent élu.e.s respectivement présidente du Sénat et président de la Chambre des députés. Malgré l’opposition du « gouvernement de facto » à la tenue de cette assemblée plurinationale [15], elle a eu lieu en présence de l’émissaire des Nations unies entre autres, et le « gouvernement de facto » a dû en accepter les décisions.
D’une part l’attitude du MAS avait changé, devenant celle de s’entendre sur les conditions nécessaires à de nouvelles élections et d’autre part, les pressions tant diplomatiques que celles venant des organisations sociales du MAS – blocages de routes et difficultés d’approvisionnement – forcèrent le gouvernement autoproclamé à modifier sa stratégie pour obtenir une certaine « pacification » de la situation. D’une politique de liquidation de tout ce qui existe (comme le renvoi au pays de professionnels de santé cubains œuvrant en régions éloignées, comme la rupture de relations diplomatiques avec divers pays amis du gouvernement Morales, comme la sortie du pays d’organisations économiques telle l’Unasur, etc.) Cette politique revancharde et de répression impunie contre l’« Indio », a dû être atténuée pour adopter une « apparence intérimaire » dont la tâche était celle de préparer de nouvelles élections nationales.
Bible contre Whiphala, une controverse inquiétante
Malgré sa décision de se représenter à de nouvelles élections, prévues en avril 2020, Carlos Mesa n’est plus en contrôle de la situation. Avec une présidente autoproclamée – voire déjà reconnue par les États-Unis, le Brésil, l’Équateur, la Russie, et l’OEA (!) –, c’est bien Luis Fernando Camacho, bible en mains lui aussi, qui sera candidat à la présidence en tentant de construire un Front uni de la droite à l’encontre de la candidature présidentielle du MAS, non encore choisie.
Les manœuvres et promesses de Camacho aux policiers et à l’armée qui ont choisi de « lâcher » leur fidélité à Morales auront réussi à transformer une mobilisation pour un second tour électoral en exigence de démission du président, ce que le chef des Forces armées « suggéra » fortement au président Morales, et ce à quoi ce dernier n’eut d’autre choix que de se plier, le 10 novembre 2019.
Ayant sous-estimé lui-même l’opposition à sa réélection pour un 4e mandat après le référendum perdu en 2016, et vu son absence de préparation d’une relève présidentielles possible au MAS, Evo Morales aura facilité en quelque sorte la possibilité pour une extrême-droite chrétienne et raciste de se porter à la tête d’un discours de « fraude contre la démocratie », une fraude loin d’être confirmée hors de tout doute aujourd’hui encore.
Que se produit-il présentement en Bolivie ?
Malgré l’annonce d’un accord entre le MAS et le gouvernement autoproclamé sur la « pacification » du pays et l’adoption d’une loi devant conduire à des élections justes, libres et crédibles en avril 2020 sous l’œil de la communauté internationale, des obstacles majeurs persistent.
La confiance en ce « gouvernement de facto » est loin d’être acquise. Rien ne garantit, en effet, qu’il y ait réforme véritable pour parvenir à un Tribunal électoral non partisan. Rien ne peut empêcher non plus ce gouvernement intérimaire de rechercher une voie en dehors de la constitution de 2009 pour tenir ces élections et gérer les affaires courantes. Malgré l’annulation du décret d’impunité 4078, rien n’interdit de persécuter député.e.s, dirigeant.e.s et responsables politiques et sociaux, en les forçant à l’exil, en les emprisonnant ou en les assassinant au besoin de manière sélective. Faut-il croire que tout cela disparaîtra par enchantement ?
À tout le moins, il existe encore des signes inquiétants sur les manières d’agir de ces forces de la droite extrême qui vont tenter de se rassembler sous la direction d’un Fernando Camacho influent. Il y a trop de ce qui peut donner lieu à une contre-révolution, assaisonnée d’une saveur religieuse et raciste odieuse... pour ne pas s’en méfier.
Devrait-on compter sur l’efficacité de la « communauté internationale » pour contrecarrer leurs manières d’agir ? Ou plutôt sur la longue et forte résilience du peuple bolivien, des peuples autochtones notamment, qui n’en sont pas à leur première déconvenue ?
Dans notre ouvrage sur le processus constitutionnel des années 2000, Le Défi bolivien, nous posions la question suivante en conclusion : « Un nouveau vivre ensemble est-il illusoire entre deux visions d’un pays reposant sur des intérêts franchement contradictoires ? [16] »
Nous affirmions alors qu’il y avait au moins trois conditions essentielles pour un vivre ensemble viable : 1.- la reconnaissance de la discrimination historique des autochtones ; 2.- l’accès de cette majorité de la population à l’égalité au regard de ses droits individuels et collectifs ; 3.- le questionnement sur ce qu’est la démocratie et sa nécessaire régénération par des institutions reconnues, mais surtout renouvelées et où l’égalité à construire gagnerait à être différente d’un ‘modèle universel’ imposé aux peuples et nations autochtones.
Les événements récents de Bolivie nous obligent à constater la sérieuse fragilité du chemin parcouru. Le combat pour la mise en œuvre de droits humains égaux pour tous et toutes n’est jamais terminé, on en a la preuve encore une fois. Mais laissons le dernier mot à Silvia Rivera Cusiquanqui, vieille militante féministe et autochtone. En participant au « Parlement des femmes » tenu le 12 novembre 2019 à La Paz, elle y témoigna autant de son analyse des événements que de son espoir en l’avenir :
Je ne crois pas aux deux hypothèses qui ont été avancées. Le triomphalisme selon lequel, avec la chute d’Evo, nous aurions retrouvé la démocratie, me semble un excès, une analyse déconnectée. Nous avons besoin de beaucoup plus pour retrouver la démocratie […].
La deuxième hypothèse erronée, dangereuse, est celle du coup d’État, qui veut simplement légitimer de tout cœur, avec un paquet enveloppé dans la cellophane, l’ensemble du gouvernement d’Evo Morales dans ses moments de dégradation majeure. Légitimer cette dégradation avec l’idée du coup d’État est condamnable, il faut réfléchir à la manière dont cette dégradation a commencé […].
Je suis attristée par le départ d’Evo, mais l’espoir d’une Bolivie pluriculturelle n’a pas disparu, l’espoir que la whipala nous représente dans ses différentes variantes ne s’est pas estompé, l’espoir de mettre fin au racisme n’a pas disparu. […] C’est croire que le MAS est la seule possibilité que nous ayons d’atteindre l’interethnique, le pluriel, le pluriculturel. […] Cette pluralité est ce que nous devons récupérer, mes sœurs, ainsi que la possibilité d’un jumelage entre femmes, et Indiennes, et Indiens. […] Je me sens à moitié vaincue, mais aussi avec beaucoup d’espoir. Nous avons mis notre énergie corporelle dans ce processus de changement, et sa destruction aux mains de milices formées à l’École des Amériques a fait mal. Eux ils ont beaucoup à perdre, mais ils ont tout le lithium, et ils entendent bien le piller.
Que ce « Parlement des femmes » puisse générer l’espace nécessaire pour articuler l’unité contre des forces camouflées, à commencer par l’IIRSA – Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine – et les capitaux chinois, russes, vénézuéliens, toute cette mafia, ennemie principale loin d’être enterrée, qui organise le monde et la mentalité des gens. Soyons très vigilantes, mais aussi conscientes que la joie de voir l’Indien parti pour de bon n’est pas la nôtre. Cela me fait très mal [17].
Denis Langlois est sociologue et politologue. Actif dans le domaine des droits humains depuis 30 ans au Canada et à l’étranger. Il a été conseiller du Défenseur du peuple de Bolivie de 2001 à 2006, et a publié un ouvrage, Le défi bolivien, et plusieurs articles liés aux enjeux des droits issus de la résurgence autochtone. Le « vivre ensemble » détermine ses préoccupations actuelles.
[1] MAS (Mouvement vers le socialisme) est un nom « trompeur » car en fait, ce mouvement est fondé en 1995 sous le nom de IPSP (Instrument politique pour la souveraineté des peuples), rassemblant de nombreux secteurs sociaux et traversé par plusieurs influences (autochtones, syndicalisme, féminisme, organisations urbaines). Il prendra le nom de MAS en 1999, pour accéder ainsi officiellement au statut de représentation politique électorale.
[2] Voir à cet effet l’analyse de Mario Osava, « América Latina renueva atropellos políticos tras democratización », http://www.ipsnoticias.net/2019/11/america-latina-renueva-atropellos-politicos-tras-democratizacion.
[3] Jean-Pierre Lavaud, « Les violences à l’égard des femmes boliviennes. Quelques données », Mediapart, 8 mars 2018, https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-lavaud/blog/080318/les-violences-l-egard-des-femmes-boliviennes-quelques-donnees.
[4] Pour une compréhension détaillée du processus constitutionnel de 2006-2009, voir notre ouvrage, Le défi bolivien, chapitre 2 « Le droit d’exister », publié chez Athéna Éditions, 4e trimestre 2008.
[5] Voir Denis Langlois, « À propos du droit de propriété. Les constitutions de la Bolivie et de l’Équateur : une source d’inspiration », 2010.
[6] Il y a 34 peuples occupant la plaine orientale sur les 36 que compte la Bolivie. La réforme agraire dans les Andes (terres hautes) date de la révolution nationale de 1952, mais il n’y a jamais eu de réforme dans les terres basses de la plaine, occupées encore aujourd’hui par des latifundistes.
[7] Pablo Stefanoni et Fernando Molina, « Bolivie : comment Evo est tombé ? », Mediapart, 14 novembre 2019, https://blogs.mediapart.fr/pablo-stefanoni/blog/141119/bolivie-comment-evo-est-tombe.
[8] Exemple : « Je rêve d’une Bolivie libérée de rites sataniques indigènes ; la ville n’est pas pour les Indiens, qu’ils s’en aillent sur l’Altiplano ou dans le Chaco ». Autre exemple : en évoquant une fête indigène, elle écrit : « Sataniques, jamais rien ne remplacera Dieu !! », cité dans L’Obs, « Quand la nouvelle présidente autoproclamée de Bolivie écrivait des tweets racistes envers les indigènes », L’Obs, 13 novembre 2019, https://www.nouvelobs.com/monde/20191113.OBS21051/quand-la-nouvelle-presidente-autoproclamee-de-bolivie-ecrivait-des-tweets-racistes-envers-les-indigenes.html.
[9] https://www.nodal.am/wp-content/uploads/2019/11/sample1.pdf, article 3.
Voir aussi, Marco Teruggi, « Licencia para matar y salir impune en Bolivia » [Permission de tuer et d’en sortir impuni en Bolivie], Página 12, https://www.pagina12.com.ar/231465-licencia-para-matar-y-salir-impune-en-bolivia.
[11] Le Défenseur du peuple de Cochabamba, Nelson Cox, affirme « qu’il n’y avait pas eu d’affrontement et que toutes les personnes mortes avaient été atteintes de balles à la tête et au thorax » (Marco Terrugi, « Licencia para matar y salir impune en Bolivia », Página 12, https://www.pagina12.com.ar/231465-licencia-para-matar-y-salir-impune-en-bolivia.
[12] Carlos Corz, « Relator de la CIDH plantea investigación externa sobre violencia en Bolivia y habla de dos “masacres” », La Razón Digital (La Paz), 29 novembre 2019, https://www.la-razon.com/nacional/Relator-CIDH-investigacion-externa-violencia-Bolivia-masacre_0_3266673339.html.
[13] Defensoria del Pueblo, https://www.defensoria.gob.bo/contenido/afectacion-a-derechos-en-conflicto-elecciones-2019, consulté le 3 décembre 2019. La consultation régulière de ces données a révélé une augmentation progressive d’une semaine à l’autre depuis la démission d’Evo Morales.
[14] Página 12, 17 novembre 2019, https://www.pagina12.com.ar/231465-licencia-para-matar-y-salir-impune-en-bolivia.
[15] Le sénateur de droite Oscar Ortiz et d’autres considéraient la tenue de cette assemblée plurinationale comme une manœuvre « pour empêcher la transition démocratique » et que le MAS ne « cherchait qu’à créer de l’agitation », Página 12, 17 novembre 2019, art. cit. Il est à noter que Carlos Mesa répondit de la même façon à l’offre de négociation d’Evo Morales avant que ce dernier ne démissionne : « je n’ai rien à négocier avec lui, dit-il ».
[16] Denis Langlois, Le défi bolivien, op. cit., p. 169-180.
[17] Silvia Rivera Cusicanqui, « Esta coyuntura nos ha dejado una gran lección contra el triunfalismo », Desinformemonos, 13 de noviembre 2019, https://www.prensacomunitaria.org/esta-coyuntura-nos-ha-dejado-una-gran-leccion-contra-el-triunfalismo-silvia-rivera-cusicanqui-desde-bolivia (notre traduction).